Empruntant à la typologie de Max Scheler, j’oserais affirmer qu’il est un génie, un héros et un saint.
- Certes, Henri de Lubac n’a pas produit une œuvre systématique comme Hans Urs von Balthasar ou Louis Bouyer. Certes, sa pensée n’est pas organisée autour d’une idée unique, comme l’acte d’être chez saint Thomas, ou la distinction entre transcendantal et catégorial chez Karl Rahner. Toutefois, son œuvre est profondément organique, ainsi que son disciple reconnaissant Balthasar l’a montré dans les articles (devenu livre) qu’il a consacrés à son maître de Fourvières devenu ami. Surtout, il a su se placer au centre des débats les plus profonds et les plus décisifs de son temps pour proposer un discernement éclairé par la longue durée de la Tradition : qu’il s’agisse de l’anthropologie, de l’exégèse, de la théologie fondamentale, de l’ecclésiologie, de l’eschatologie, de la théologie des religions, de l’athéisme, de la mystique, etc.
J’ajouterai que, selon moi, Henri de Lubac demeure sinon le théologien du dernier Concile, du moins le plus important – s’inscrivant, mieux que Congar ou d’autres, dans cette « herméneutique de la réforme dans la continuité ». Il faudrait montrer en détail combien d’autres très grands théologiens du siècle passé, comme Joseph Ratzinger, lui doivent leur intuitions centrales autant que leurs perspectives.
- Être un génie ne suffit pas. Encore faut-il avoir le courage souvent héroïque de défendre la vérité aperçue contre les préjugés majoritaires. Le meilleur exemple en demeure pour moi le débat sur le surnaturel. Permettez-moi de donner mon petit exemple. J’ai lu il y a bien des décennies les livres de Lubac sur le sujet. Mais l’impact et la résistance des « thomistes » (je songe ici au colloque de la Revue thomiste de l’an 2000) étaient tels qu’il m’a fallu attendre la remarquable thèse de Marie de l’Assomption pour définitivement donner mon adhésion pleine et entière à ce que Lubac a affirmé avec une telle parrhésia.
Je n’ose imaginer la crainte d’errer, lorsqu’on a contre soi non seulement la quasi-totalité des théologiens et des affirmations présentes dans les manuels, mais aussi des autorités reconnues à la Curie romaine. Et l’on sait combien, malgré la multitude des difficultés objectives et des attaques parfois beaucoup plus subjectives, le jésuite n’a jamais cédé un point sur ce qu’il a découvert de la vérité. Or, loin d’être l’obstination d’un esprit qui s’autoconvainc d’une découverte, la conviction de Lubac a pris en compte les objections, leur a répondu avec patience et compétence.
- Enfin, la puissance de ce génie et la force de cet héroïsme prennent leur source dans la sainteté d’Henri de Lubac autant qu’elles la révèlent. Celle-ci s’enracine dans l’humble obéissance d’un esprit qui n’a cessé d’aimer l’unique Église du Christ et se confier à sa maternité ; elle s’incarne dans une générosité qui, par exemple, lui faisait partager avec gratuité et dessaisissement de soi ses découvertes (quelqu’un me disait qu’il donnait volontiers des fiches sur un auteur ou un thème pour qu’un autre développe des idées qu’il n’avait pu lui-même faire fructifier) ; elle éclate dans une gratitude qui le faisait s’exclamer à qui le remerciait (« Gratias tibi et Domino»).
Dans mes rêves les plus fous, je me surprends parfois à espérer que seront béatifiés de concert ces trois immenses figures héroïques de la pensée chrétienne qui semblent avoir offert les signes d’une sainteté personnelle qui est aussi une illustration exemplaire de cette sainteté de l’intelligence dont notre monde a tant besoin : Henri de Lubac, Pierre Teilhard de Chardin et Maurice Blondel.
Pascal Ide