Guide de lecture du document de la CTI sur le Concile de Nicée 4/6

Chapitre 3

Nicée comme évènement théologique et comme évènement ecclésial

Après avoir envisagé le Concile de Nicée selon la double perspective, doxologique (chap. 1) et liturgique (chap. 2), le troisième chapitre le considère en perspective théologique. Or, ce contenu se présente comme un événement. Et, ainsi que l’introduction va le montrer, cet événement se réfracte en trois, ce qui organisera les trois parties de ce troisième chapitre.

0) Introduction

Introduisant le plan de tout le chapitre, nous nous permettons d’introduire des retours à la ligne.

1) L’événement génériquement

En son essence, l’événement est l’irruption d’une nouveauté dans l’histoire. Mais, comme beaucoup de notions dynamiques, il désigne d’abord l’action, le mouvement, le devenir, puis le résultat, l’effet, le fruit. Par exemple, le mot création dit à la fois l’acte créateur et son terme qu’est le monde créé.

  1. Célébrer Nicée, c’est saisir comment le Concile demeure nouveau, de cette nouveauté eschatologique inaugurée au matin de Pâques, qui continue de renouveler l’Église 1700 ans après l’évènement de la résurrection. En effet, il s’agit bien d’unévènement au sens fort, d’un tournant qui s’inscrit dans la trame de l’histoire avec ses concaténations mais en est également un point de concentration, qui introduit une réelle nouveauté et exerce une influence décisive sur la suite. Selon les langues, le terme « évènement » renvoie à ce qui advient, l’ad-ventus(avènement, Avent, avvenimento), ou ce qui provient de (évènement, event), à la production d’un fait (acontecimiento) ou à l’apparition du nouveau (Ereignis).

2) Les trois espèces d’événement

a) Les deux événements humains
1’) L’événement naturel, en l’occurrence sapientiel

Ainsi, Nicée est l’expression d’un tournant qui advient, provient, se produit, se montre dans la pensée humaine, induit par la Révélation de Dieu un et trine en Jésus, qui féconde l’esprit humain en lui donnant de nouveaux contenus et de nouvelles capacités. Il est un « Évènement de Sagesse ».

2’) L’événement surnaturel, en l’occurrence ecclésial

De même, Nicée, qui sera qualifié après coup de premier concile œcuménique, est également l’expression d’un tournant dans la manière dont l’Église se structure et veille à son unité et à la vérité de sa doctrine par la même confession de foi : il est un « Évènement ecclésial ».

3’) Le point commun des deux événements

Évidemment, dans les deux cas, la nouveauté s’appuie sur un processus préalable, sur une réalité donnée, celle-là même qu’elle transforme. L’Évènement de Sagesse présuppose la culture humaine, l’assume pour ainsi dire, pour la purifier et la transfigurer. L’Évènement ecclésial s’appuie sur l’évolution précédente des structures de l’Église des premiers siècles, elle-même adossée à l’héritage juif et gréco-romain.

b) Le fondement dans l’événement divin : l’évènement Jésus-Christ
  1. Or la source de ces deux évènements en est un autre, d’initiative divine, l’évènement de la Révélation de Dieu, l’« évènement Jésus-Christ ». Celui-ci est la Nouveauté par excellence : leNovusest le Novum [111]. Il s’agit de la Révélation elle-même, alors que l’Évènement de Sagesse et l’Évènement ecclésial font partie de la transmission de ce don primordial [112]. En celui-ci, Dieu fait alliance avec un peuple pour faire alliance avec tous les peuples, il assume une humanité pour assumer toute l’humanité. Nicée est l’expression et le fruit de la Nouveauté de la Révélation, et c’est pour cela que le Concile de 325 offre un paradigme pour chaque étape de renouvellement de la pensée chrétienne, comme aussi des structures de l’Église. Bien plus, parce que Nicée naît du Novum qu’est le Christ, il pourra être compris de manière toujours renouvelée et féconder continuellement la vie de l’Église. Il s’agit donc d’explorer dans un premier temps l’évènement source, l’évènement Jésus-Christ, pour ensuite examiner ses conséquences sur la pensée humaine et sur les structures de l’Église.

[1. L’évènement Christ : « Personne n’a vu Dieu. Le Fils monogène l’a révélé » (Jn 1,18)]

Le symbole de Nicée célèbre d’abord ce que le document appelle « L’évènement Christ », c’est-à-dire la nouveauté du Christ qui est reçue dans la foi. Or, la foi se dédouble en fides quae (le contenu objectif qu’est la vérité salvifique) et fides qua (l’adhésion subjective), ainsi que le rappellera le n. 103. Donc, double est cette nouveauté. Elle structure les sous-parties, mais en fait se trouve déjà dans la première sous-partie qui distingue deux nouveautés.

[1.1 Le Christ, Verbe Incarné, révèle le Père]

1) La nouveauté doctrinale : le Christ révèle le Père
a) En général
  1. Le symbole de Nicée est l’expression, la mise en mots, d’un accès inouï, assuré et pleinement salvifique de Dieu, offert par l’évènement Jésus-Christ. Dans l’incarnation, la vie, la Passion, la Résurrection et l’Ascension au Ciel du Verbe consubstantiel au Père, témoignée dans les Saintes Écritures et dans la foi de l’Église apostolique, Dieusemper majoroffre, de sa propre initiative, une connaissance et un accès à lui-même que lui seul peut donner, et qui sont eux-mêmes au-delà de ce que l’homme peut imaginer et même espérer [113]. En effet, le Nouveau Testament transmet à l’Église de tous les temps, au fil des siècles, le témoignage que Jésus a donné de lui-même et que le Père, dans la lumière et la puissance de l’Esprit Saint, a confirmé une fois pour toutes [114] dans la Pâque de la mort, de la résurrection et de l’ascension au ciel du Fils fait chair, de l’effusion pentecostale de l’Esprit, à la plénitude des temps, « propter nos et propter nostram salutem ». Ainsi, s’il est vrai que « personne n’a jamais vu Dieu », la foi de l’Église atteste que Jésus, « Fils unique du Père, l’a révélé » (Jn 1,18 ; cf. Jn 3,16.18 et 1 Jn 4,9). Ce témoignage se résume dans la réponse que Jésus donna à l’apôtre Philippe, qui lui demandait : « Seigneur, montre-nous le Père et cela suffit ». Or Jésus lui répond :

 

« Philippe, il y a si longtemps que je suis avec toi et tu ne me connais pas ? Celui qui m’a vu a vu le Père. Comment peux-tu dire : montre-nous le Père ? Ne crois-tu pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ? Les paroles que je vous dis, je ne vous les dis pas de moi-même ! Au contraire, c’est le Père qui, demeurant en moi, accomplit ses propres œuvres » (Jn 14,8-11).

b) En particulier : cette Révélation se fait dès avant la Résurrection, dans la Passion
  1. Si Jésus fait voir le Père, tout en lui est accès au Père. Le Christ en son humanité fragile et vulnérable est l’expression véritable de Dieu le Père : « le voir, c’est voir le Père » (cf. Jn 14, 9) [115]. Il en résulte que Dieu ne s’est pas d’abord caché au Golgotha sous l’impuissance du Crucifié pour se manifester ensuite, au matin de Pâques, enfin lui-même, enfin tout-puissant. Au contraire, l’amour de Jésus-Christ qui se laisse crucifier et qui, en souffrant la mort physique, descend jusqu’au lieu où le pécheur est prisonnier du péché (lešəʾôlou les enfers), est la révélation de l’Amour du Dieu trinitaire qui n’opère pas par la force, mais qui est justement plus fort que la mort et le péché. C’est justement devant la croix que Marc fait dire à un centurion païen : « En vérité, c’était le Fils de Dieu » (Mc 15,39). Comme le pape Benoît XVI le déclarait dans son livre sur Jésus :

 

« La croix est le vrai « sommet ». C’est le sommet de l’amour « jusqu’au bout » (Jn 13,1). Sur la croix, Jésus est « au sommet », à la même hauteur que Dieu qui est amour. C’est là qu’on peut le « connaître », qu’on peut comprendre le « Je suis ».

Le buisson ardent, c’est la croix. La plus haute prétention de révélation, le « Je suis » et la croix de Jésus sont indissociables » [116].

2) La nouveauté pratique : le Christ nous met en communion
a) Avec communion avec Dieu
  1. La connaissance de Dieu par le Christ n’offre pas un simple contenu doctrinal mais elle met en communion salvifique avec Dieu, car elle fait pour ainsi dire plonger dans le cœur même de la réalité, ou mieux, de la personne à connaître et aimer. Le prologue de l’évangile de Jean est une expression de la plus haute contemplation du mystère de Dieu qui nous a été manifesté en Jésus pour que nous entrions, dans la grâce de l’Esprit Saint répandu « sans mesure » (Jn 3,34), dans la vie même du Dieu trinitaire révélé par le Logos. La figure de ce Logos fait écho non seulement au Logos divin discerné par la pensée grecque, mais aussi, plus profondément encore, à l’héritage vétérotestamentaire de la Parole de Dieu, leDābārtémoigné par l’Ancien Testament. Car déjà la révélation faite à Israël et transmise dans l’Ancien Testament introduit à une connaissance de Dieu radicalement neuve qui inaugure cet événement de Révélation. Ce Logos, le Fils, « Dieu de Dieu », qui est depuis le commencement avec Dieu, comme sa Parole qui l’exprime en toute vérité, il est lui aussi Dieu comme le Père. Dans la plénitude des temps, le Logos « s’est fait chair et a dressé sa tente parmi nous » (Jn 1,14), de sorte que ceux qui l’accueillent reçoivent « le pouvoir (exousia) de devenir enfants de Dieu » (Jn 1,14). Admettant les êtres humains à la pleine communion avec lui, le Logos fait chair les a ainsi « rendus participants de la nature divine. [117] »
b) Avec les hommes
  1. Cette connaissance et cette communion inouïes et authentiques de Dieu opèrent également une communion salvifique avec les frères et sœurs en humanité aimés par Dieu, car l’évènement Jésus Christ est inséparablement communion avec Dieu et avec tout être humain. La foi de l’Église apostolique témoigne de cette communion en Christ et par le Christ, au sein de la communion trinitaire :

 

« Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché, le Verbe de vie […], nous vous l’annonçons à vous aussi, afin que vous aussi vous soyez en communion avec nous. Notre communion est avec le Père et avec le Fils, Jésus-Christ. Nous vous écrivons ces choses pour que notre joie soit parfaite » (1 Jn 1,1.3-4).

 

La tradition théologique souligne que la charité nous fait aimer Dieu et notre prochain, en tant qu’il est ami de Dieu [118]. Nous pouvons penser que les trois vertus théologales nous introduisent dans une connaissance de Dieu et une communion avec lui plénières et radicalement nouvelles. Mais selon l’accès renouvelé à Dieu qu’elles offrent, se donnent par surcroît un chemin de foi vers la fraternité, une espérance inouïe dans le prochain et cette charité qui pardonne tout et pousse à se donner soi-même.

[1.2 « Nous, nous avons la pensée (νοῦς) du Christ » (1 Co 2,16) : analogie de la création et analogie de la charité]

Cet événement concerne aussi la fides qua, c’est-à-dire le regard de foi (dont les n. 74 et 75 a déjà parlé en particulier). Autrement dit, le Christ doit non seulement informer, mais transformer l’esprit humain, son dynamisme. En introduisant une subdivision au sein du très long n. 77, nous en manifestons toute la richesse doctrinale : la christoconformation.

1) Preuve

Comme cette attitude est pratique, elle se structure selon la fin et les moyens. Un premier moyen sera développé dans cette sous-partie et un autre dans la troisième sous-partie.

a) La finalité
  1. L’évènement Jésus Christ, en nous donnant accès à Dieu de manière incomparable, suscite et implique à la fois une « voie » d’accès qui est elle aussi nouvelle et unique : accueillir dans la foi et avec son intelligence le Symbole, mieux encore, accueillir le Dieu qui s’y manifeste, fait entrer dans le regard du Christ consubstantiel au Père, dans la « pensée » ou lamensmême du Christ et dans sa relation au Père et à autrui. « Nous, nous avons la pensée du Christ (noun Christou) », s’exclame saint Paul (1 Co 2,16) [119]. C’est un cri d’admiration. Ici encore Nicée montre l’immensité du don de Dieu. Mais Nicée indique également qu’il s’agit de la seule voie pour avoir accès à ce qu’exprime le Symbole, tant dans sa res que dans sa lettre. Nous ne pouvons contempler le Dieu de Jésus-Christ, la rédemption qui nous est offerte, la beauté de l’Église et de la vocation humaine, et y participer, sans « avoir la pensée du Christ ». Non pas simplement en connaissant le Christ, mais en entrant dans l’intelligence même du Christ, au sens d’un génitif subjectif. L’on ne peut adhérer pleinement au Symbole ni le confesser de tout son être sans « la sagesse qui n’est pas de ce monde », « révélé par l’Esprit Saint », lui qui seul « sonde les profondeurs de Dieu » (cf. 1 Co 2,6.10) :

 

« Dans la foi, le Christ n’est pas seulement celui en qui nous croyons – la manifestation la plus grande de l’amour de Dieu –, mais aussi celui auquel nous nous unissons pour pouvoir croire. La foi non seulement regarde vers Jésus, mais regarde du point de vue de Jésus, avec ses yeux : elle est une participation à sa façon de voir. […] La vie du Christ, sa façon de connaître le Père, de vivre totalement en relation avec lui, ouvre un nouvel espace à l’expérience humaine et nous pouvons y entrer » [120].

b) Le moyen : le regard du Christ

Pour entrer dans la pensée du Christ, il faut concrètement entrer dans son regard. Comment ne pas songer au célèbre article du père Rousselot (d’ailleurs cité plus bas), « Les yeux de la foi » ? Ce faisant, c’est tout notre être et non pas seulement notre esprit qui est transformé dans la personne du Christ.

  1. Cela est possible parce que le Christ voit le Père à travers ses yeux humains et nous invite à entrer dans son regard. En revanche, ce chemin requiert une profonde transformation de notre pensée, de notremens, qui doit passer par une conversion et une surélévation : « Ne vous conformez pas au monde présent, mais soyez transformés par le renouvellement de votre intelligence » (Rm 12,2). Or c’est cela précisément, qu’apporte l’évènement Jésus Christ : l’intelligence, la volonté, les capacités d’aimer sont littéralement sauvées par la Révélation professée à Nicée. Elles sont purifiées, orientées, transfigurées. Elles revêtent une force nouvelle, des formes et un contenu inouïs. Nos facultés ne peuvent entrer en communion avec le Christ qu’en étant conformées à lui, dans un processus qui rend les croyants « semblables (symmorphizomenos) » (Ph 3,10) au Crucifié Ressuscité jusque dans leurmens. Cette pensée nouvelle se caractérise par le fait d’être inséparablement connaissance et amour. Comme le souligne le Pape François : « Saint Grégoire le Grand a écrit qu’“amor ipse notitia estˮ, l’amour même est une connaissance, il porte en soi une logique nouvelle. [121] » Elle est connaissance miséricordieuse et pleine de compassion, tant la miséricorde est la substance de l’Évangile [122] et reflète le caractère même du Dieu de Jésus-Christ, professé dans le symbole de Nicée.
2) Conséquences
a) Nouvelle saisie de l’analogie

La mens renouvelée implique une compréhension de l’analogie revisitée à la lumière du mystère du Christ. Elle tient ensemble ce que nous pourrions nommer l’« analogie de la création », en vertu de laquelle on perçoit la présence divine dans la paix de l’ordre cosmique [123], et ce que nous pourrions nommer « l’analogie de la charité » [124]. Cette analogie, pour ainsi dire inversée, face au mystère de l’iniquité et de la destruction mais éclairée par le mystère plus fort de la Passion et de la Résurrection du Christ, discerne la présence du Dieu d’amour au cœur de la vulnérabilité et la souffrance. Cette sagesse du Christ est décrite par la 1ère Épître aux Corinthiens comme celle qui « a rendu folle la sagesse du monde » :

 

« Le Christ, en effet, ne m’a pas envoyé pour baptiser, mais pour annoncer l’Évangile, et cela sans avoir recours au langage de la sagesse humaine, ce qui rendrait vaine la croix du Christ. Car le langage de la croix est folie pour ceux qui vont à leur perte, mais pour ceux qui vont vers leur salut, pour nous, il est puissance de Dieu. L’Écriture dit en effet : « Je mènerai à sa perte la sagesse des sages, et l’intelligence des intelligents, je la rejetterai. » Où est-il, le sage ? Où est-il, le scribe ? Où est-il, le raisonneur d’ici-bas ? La sagesse du monde, Dieu ne l’a-t-il pas rendue folle ? Puisque, en effet, par une disposition de la sagesse de Dieu, le monde, avec toute sa sagesse, n’a pas su reconnaître Dieu, il a plu à Dieu de sauver les croyants par cette folie qu’est la proclamation de l’Évangile » (1 Co 1,17-25).

b) L’ordination de l’intelligence à la lumière de la foi

Cette conversion et cette transfiguration ne peuvent se faire sans la grâce. L’intelligence humaine se révèle constitutivement ordonnée à la grâce et s’appuie sur la grâce pour être pleinement elle-même, tout comme l’homme lui-même [125]. C’est cela qui permet de comprendre comment les facultés humaines rendues à elles-mêmes et transfigurées par l’évènement Jésus-Christ sont portées à leur accomplissement en se déployant sous les modes de la foi, de l’espérance et de la charité, prémices dans ce monde de la vie de gloire : « Ayez en vous les dispositions qui étaient en Jésus-Christ » (Ph 2,5).

[1.3 L’entrée théologale dans la connaissance du Père par la prière du Christ]

Comme nous le disions plus haut, un autre moyen est ici offert pour accroître la fides qua, c’est-à-dire l’entrée dans la « pensée du Christ », selon la si suggestive formule paulinienne.

1) Les moyens en général
  1. Comment entrer dans la « pensée du Christ » qu’offre l’évènement Jésus Christ ? Parce que Jésus Christ n’est pas un simple enseignant ou un guide, mais qu’il est la révélation et la vérité mêmes de Dieu, ses destinataires sont plus que les simples destinataires d’une instruction. Parce que la personne du Ressuscité n’est pas un objet du passé, celui qui veut comprendre le mystère intime de Jésus, la révélation de Dieu dans son humanité, doit se laisser inclure dans sa relation de communion avec le Père divin. Cela se fait par la vie théologale, la lecture des Écritures en Église, la prière personnelle et liturgique, notamment l’Eucharistie.
2) Un moyen en particulier : participer à la prière du Christ
  1. La participation par la grâce à la prière du Christ constitue la voie royale de la reconnaissance du Christ qui décèle la connaissance du Père (« Mon Père et votre Père », en Jn 20,17). Joseph Ratzinger / le pape Benoît XVI déclare : « Parce que la prière constitue le centre même de la personne de Jésus, la participation à sa prière devient la condition pour le connaître et le reconnaître. [126]» En d’autres termes, la connaissance du Christ commence par l’entrée dans l’acte de prière de Jésus de celui qui le reconnaît : « Là où il n’y a pas de relation avec Dieu, celui qui n’est profondément rien d’autre que relation à Dieu, au Père, ne peut pas non plus être véritablement connu ni compris. [127]» Et ce qui vaut pour chaque croyant vaut aussi pour l’Église dans son ensemble. Ce n’est qu’en tant que communauté de prière inscrite dans la relation de Jésus au Père que l’Église est le « nous » qui reconnaît le Christ tel qu’il est évoqué en Jn 5,18-20 [128] et en 1 Jn 3,11. Il s’agit là, de nouveau, de l’enjeu des affirmations christologiques du Symbole : « L’affirmation centrale du dogme, “le Fils est consubstantiel au Père, de même nature que le Pèreˮ, qui résume tout le témoignage des anciens conciles, transpose simplement le fait de la prière de Jésus en un langage philosophique et théologique spécialisé, rien de plus. [129] » La foi exprimée par Nicée naît de la relation de Jésus au Père et y fait entrer, afin d’offrir aux êtres humains et à l’Église la participation à la connaissance et à la communion de Jésus avec le Père et le Saint Esprit.

[2. L’évènement de Sagesse : la nouveauté pour la pensée humaine]

Le symbole de Nicée est aussi une nouveauté pour la pensée humaine. Précisément la pensée humaine la plus haute qu’est la sagesse (dont la discipline systématique est la métaphysique). Or, triple est la question à laquelle s’affronte la métaphysique : la nouveauté (la tension entre le même et l’autre) ; l’universalité (la tension entre l’universel et le particulier qu’est anthropologiquement la culture) ; la négativité (la tension entre la vérité et son contraire qu’est, en théologie, l’hérésie). Tel sera donc le plan. L’événement du Christ, donc le symbole de Nicée, renouvelle triplement la sagesse humaine dans sa relation entre :

 

1) continuité et nouveauté (2.1)

2) particularité (la culture) et l’universalité (2.2)

3) erreur (hérésie) et vérité (2.3)

[2.1 La Révélation féconde et élargit la pensée humaine]

1) Le but
a) La raison en général

1’) Énoncé

  1. En posant la foi christologique et trinitaire, le symbole de Nicée s’inscrit dans un mouvement de fécondation de la pensée humaine, d’« élargissement de la raison [130]», par la Révélation dans son processus de transmission. En effet, l’accès incomparable à Dieu qu’est l’évènement Jésus Christ, comme aussi la participation à la pensée (phronēsis) et à la prière du Christ, ne peuvent pas ne pas avoir un impact déterminant sur la pensée et le langage humains. L’on assiste à un « Évènement de Sagesse », par lequel ceux-ci doivent être élargis et le sont par la Révélation pour qu’elle puisse s’y exprimer. Et dans ce mouvement même, ils témoignent justement qu’ils sont capables d’être conduits au-delà d’eux-mêmes.

2’) Exposé

Dans l’histoire de cet évènement de Sagesse, Nicée constitue un tournant majeur, « une voie nouvelle et vivante » (He 10,20), dont Pavel Florensky avait recueilli l’importance décisive, qu’il avait exprimée en paroles vigoureuses :

 

« L’on ne peut se rappeler sans un tremblement sacré l’instant unique et à jamais significatif par son importance philosophique et dogmatique, l’instant où le tonnerre de l’« Homoousios » a pour la première fois retenti au-dessus de la Ville de la Victoire [Nicée]. Il s’agissait non pas d’une question particulière de théologie, mais d’une définition radicale que l’Église du Christ se donnait d’elle-même. Ce seul terme exprimait non seulement le dogme christologique, mais encore procurait une évaluation spirituelle des règles de la raison. Le rationalisme y était mis à mort. Pour la première fois, le principe nouveau de l’activité rationnelle y était proclamé urbi et orbi » [131].

 

Le Logos qu’est le Christ incarné, Fils du Père dans la communion du Saint-Esprit, manifeste qu’il est lui-même la mesure de tout logos humain, qu’il peut vivifier et élargir, mais dont il peut aussi être le juge, le mettant en crise (krisis) au sens strict du terme. En effet, il est frappant d’observer comment Athanase, en un jugement lapidaire, considère que le refus par Arius de la plénitude de la figure du Christ constitue une négation de la raison, du logos tout court : « Niant le Logos de Dieu, ils se trouvent justement privés de tout logos. [132] » Au fond, l’évènement de Sagesse produit par l’évènement Jésus Christ introduit la raison et la pensée humaines à sa vocation la plus haute et la plus véritable. Elle la rend pour ainsi dire à elle-même. De sorte que, nous le verrons, l’homoousios n’est pas simplement un spécimen d’interculturalité, mais il appartient à un événement de sagesse prototypique, inaugural et fondateur de l’Église dans son apostolicité.

b) Les secteurs particuliers de la raison

1’) Une nouvelle ontologie

L’évènement Jésus Christ introduit une nouvelle ontologie : l’être semper major, c’est-à-dire l’être comme amour.

  1. L’évènement Jésus Christ rend possible une nouvelle ontologie, aux dimensions du Dieu un et trine et du Logos incarné. La raison humaine s’était déjà laisséouvrir et pénétrer par le mystère, rendu accessible par la révélation de la créationex nihilo (2 Ma 7,28 ; Rm 4,17), de la transcendance ontologique d’un Dieu pourtant plus intime à chaque créature qu’elle ne l’est à elle-même [133]. Elle se laisse de nouveau renouveler de fond en comble lorsque vient l’informer le sens profond donné à toute chose par le mystère du Dieu trinitaire qui est amour (1 Jn 4,8.16) – altérité, relation, réciprocité, intériorité mutuelle se manifestent désormais comme la vérité ultime et les catégories structurantes de l’ontologie. L’être s’en trouve illuminé et se montre encore plus riche qu’il ne le semblait dans ses itérations philosophiques antérieures, aussi profondes et complexes qu’elles aient été. En outre, Nicée, qui part de la question christologique et sotériologique pour exposer le Dieu Père, Fils et Esprit Saint, reflète bien la manière dont la phénoménalité christologique motive l’inventio de la doctrine trinitaire, par la dynamique entre l’ordre de la découverte, christologique et pneumatologique, placée en son cœur, et l’ordre de la réalité trinitaire, qui le structure. Nicée accélère la prise en compte par la réflexion chrétienne de la théo-logie ou exploration de la « Trinité immanente ». Puisque le mystère du Christ, réalisé dans l’histoire et dans une humanité singulière, donne accès à Dieu, la matière et la chair, le temps et l’histoire, la nouveauté, la finitude et la fragilité mêmes, gagnent leurs lettres de noblesse et leur consistance pour dire l’être. Au fond, l’être aussi, par la Révélation, se dévoile semper major.

2’) Une nouvelle anthropologie

  1. L’évènement de Sagesse implique, évidemment, un renouvellement de l’anthropologie, tant l’évènement Jésus Christ jette une lumière nouvelle sur l’être humain. Évoquons succinctement ces aspects développés dans le premier chapitre du présent document [134]. L’anthropologie de la Bible oblige à revisiter la conception de l’être humain à partir de la noblesse de la matière et de la singularité. Le Créateur de la Genèse a voulu chaque individu et l’a « gravé sur ses paumes » (Is 49,16). En outre, Jésus appelle chaque être humain son frère et sa sœur, parce que l’évènement de l’incarnation a ennobli chaque être humain, individuellement, de manière insurpassable et imprescriptible. Lorsque le symbole de Nicée-Constantinople déclare que Jésus-Christ, en tant que véritable homme, est le Fils de Dieu et, en tant que tel, « égal » à Dieu le Père, chaque être humain – quels que soient ses origines, sa nation, ses talents ou sa formation – se voit attribuer une dignité qui oblige l’intelligence humaine à penser de manière nouvelle, à dépasser les limites d’une vision simplement naturelle de l’humain. Il existe une dignité proprement christologique des êtres singuliers.
2) Le moyen : la conversion de l’intelligence
  1. De manière analogue à ce qui advient lorsqu’il s’agit d’entrer dans la « pensée du Christ », l’élargissement de l’ontologie et de l’anthropologie implique une conversion et peut buter sur la résistance de la pensée, habituée à ses limites. L’évènement de Sagesse oblige à prendre en compte non seulement « l’analogie de la création » mais aussi « l’analogie de la charité ». Devant la kénose de l’Incarnation et de la Passion du Christ, devant la souffrance et le mal qui touchent l’humanité, l’esprit humain bute sur ses limites. La question s’impose : pourquoi le Père tout-puissant semble-t-il avoir d’abord observé d’en-haut le chemin de croix du Fils souffrant et n’a-t-il agi qu’après sa mort ? Pourquoi n’a-t-il pas exaucé immédiatement la prière du Jardin des Oliviers, présentée avec la sueur du sang de la peur : « Père, s’il est possible, que cette coupe passe loin de moi… » (Mt 26,39b) ? En fait, l’égalité d’essence avec le Père du Fils incarné et crucifié, professée dans le symbole de Nicée, invite la pensée humaine à se convertir et à convertir le sens du terme « toute-puissance ». Le Dieu trinitaire n’est pas d’abord toute-puissance et ensuite seulement amour ; sa toute-puissance est plutôt identique à l’amour qui s’est manifesté en Jésus-Christ. En effet, ce que vit Jésus, tel que cela est attesté dans le NT est – par l’action de l’Esprit – la révélation dans l’histoire, sur le plan de l’économie trinitaire, de la relation et de la réalité intra-trinitaires immanentes à Dieu [135]. Dieu est vraiment Dieu lorsque sa toute-puissance d’amour n’impose rien mais, plutôt, donne à son partenaire d’alliance, l’homme, la capacité de se lier à lui de manière libre et gratuite. Dieu est en correspondance avec son propre être lorsqu’il ne convertit pas par la force l’humanité pervertie par le péché, mais qu’il la réconcilie avec lui à travers les évènements de Bethléem et du Golgotha. En tout cela, nos manières de voir humaines sont appelées à se laisser profondément transfigurer par le Christ : « Vos pensées ne sont pas mes pensées » (Is 55,8 ; voir aussi Mt 16,23).

[2.2 Un évènement culturel et interculturel]

Le Concile de Nicée renouvelle la relation entre les deux pôles : particulier (la culture) et universel (l’interculturalité en tant qu’elle se fonde sur la nature commune).

1) Le pôle particulier : la culture
a) La culture en général

1’) Énoncé

  1. Si l’évènement Jésus Christ renouvelle la pensée comme recréée selon un évènement de Sagesse, elle renouvelle et purifie, féconde et élargit également la culture humaine. De fait, le Concile de Nicée, qui met en mots la foi chrétienne pour l’Église répandue parmi toutes les nations, dans la langue grecque et en adoptant un terme issu de la philosophie grecque, constitue indubitablement un évènement culturel.

2’) Exposé

a’) Première relation : la grâce suppose la culture

Il est nécessaire que la foi assume la culture humaine, comme elle assume la nature humaine, tant nature et culture sont constitutives de l’être humain et, par-là, sont inséparables. « L’être humain est toujours culturellement situé [136] », rappelle le Pape François. Parce que l’homme est un être relationnel et social qui s’inscrit dans l’histoire, c’est à travers la culture qu’il arrive à la plénitude de son humanité [137]. De plus, la Révélation, qui établit la communion entre Dieu et l’être humain, a besoin de destinataires qui aient leur consistance propre afin de l’accueillir en pleine liberté et responsabilité. D’où l’élection du peuple des douze tribus d’Israël, qui a dû se distinguer de tous les autres peuples et apprendre laborieusement à séparer, pour son propre compte d’abord, la vérité de l’erreur. D’où Jésus-Christ, en qui le Fils de Dieu se fait vraiment homme, un Hébreu, un Galiléen, dont l’humanité porte les marques culturelles du parcours historique de son peuple. D’où l’Église, constituée de toutes les nations. Ainsi, s’appuyant sur le principe thomasien, « la grâce présuppose la nature », et en le prolongeant, le Pape François ajoute : « la grâce présuppose la culture, et le don de Dieu s’incarne dans la culture de ceux qui le reçoivent. [138] »

b’) Seconde relation : la grâce transforme la culture

Et nous retrouvons les deux actions de la grâce : purifiante (sanatrice) et surélevante.

  1. Cette assomption de la culture par la Révélation implique une certaine réciprocité d’influence entre les deux, malgré leur asymétrie. De même que l’esprit humain est capable d’être transfiguré, la culture a pour vocation de se laisser illuminer par la Révélation, jusqu’à pouvoir accueillir, au prix d’une conversion, la sagesse du Crucifié : « La force de l’Évangile [doit imprégner] les modes de pensée, les critères de jugement, les normes d’action ; en un mot, il est nécessaire que toute la culture de l’homme soit pénétrée de l’Évangile. [139]» Cependant, la foi n’est pas un élément étranger aux cultures dans lesquelles elle est vécue, car depuis la Pentecôte, la foi chrétienne comporte la certitude qu’il n’est pas une seule culture humaine qui n’attende et qui n’espère son accomplissement de la visite du Verbe de Dieu, lequel a répandu lui-même lessemina Verbi [140] dans toutes les cultures en attente de sa visitation. C’est par là qu’elles deviennent pleinement elles-mêmes. C’est donc de l’intérieur, à partir de leur ouverture vers ce qui est vrai, bon et beau, que la Révélation les purifie et les élève. Mais alors, les cultures et les langues assumées et transfigurées par la nouveauté de la révélation permettent d’enrichir et de préciser l’expression de la foi. Cette réciprocité a pu être constatée à travers les siècles dans la fécondation de la langue, de la poésie, de l’art par la Bible, dont la compréhension s’en trouve elle-même illuminée comme « en retour » par sa diffraction en d’autres mots et visions du monde. C’est également ce qui se passe à Nicée dans l’emploi de l’homoousios, qui précise la compréhension par l’Église de la filiation de Jésus-Christ tout en transfigurant le terme qu’elle assume.
b) Une culture en particulier : la culture grecque
  1. Dans cette assomption de la culture, une place unique et providentielle doit être réservée au rapport entre la culture hébraïque et la culture grecque. L’homoousiosparaîtra ici comme le fruit de la synthèse particulièrement forte qui se produit entre la culture sémitique, déjà touchée et transfigurée par la Révélation, mais aussi modelée par les rencontres et les désaccords avec des peuples d’autres cultures – Égyptiens, Cananéens, Mésopotamiens, Romains –, et le monde grec. Pendant plus de trois siècles avant la naissance de Jésus et jusqu’au troisième siècle de notre ère, l’enseignement et la vie intellectuelle du judaïsme hellénistique avaient été exprimés non seulement en araméen, mais aussi en grec, avec la Septante comme centre de gravité. L’enseignement de Jésus a été consigné et transmis en grec, afin de pouvoir communiquer l’Évangile à tous dans la langue universelle du bassin méditerranéen, mais aussi parce que le Nouveau Testament s’inscrit dans l’histoire du rapport du peuple juif avec la culture et la langue grecques. Comme dans la Septante, les influences se font dans les deux sens. Par exemple, lepanta ta ethnē de Mt 28,19 traduit l’antique idée juive de toutes les nations qui affluent vers Jérusalem, et măthētēs (disciples-élèves) traduit l’araméen talmudim. Réciproquement, les évangélistes ont recours au grec des tribunaux pour interpréter le procès et la passion de Jésus, l’auteur des Actes s’inspire de la poésie épique de l’Odyssée pour narrer les voyages de Paul et ce dernier fait souvent écho à des éléments de philosophie stoïcienne, de même que certains passages du NT portent les traces d’un vocabulaire ontologique grec [141]. C’est tout naturellement que le christianisme naissant continue cette synthèse des pensées sémitique et grecque, en dialogue avec des auteurs judéo-hellénistiques et greco-romains, pour interpréter les Écritures et développer sa propre pensée. La richesse de l’expression grecque du Judaïsme et du Christianisme peut donc faire penser qu’il y a une dimension fondatrice dans cette greffe de la culture grecque sur la culture hébraïque, qui permettra d’expliciter en grec l’unicité et l’universalité du salut en Jésus-Christ face à la raison philosophique [142]. Évidemment, toute une portion de chrétiens, notamment hors des frontières de l’Empire Romain, n’appartenait pas à cette aire culturelle, et a déployé son génie propre au service de l’expression de la foi dans le monde de langue syriaque, de l’Arménie et de l’Égypte, mais elle aussi se situa vis-à-vis de la pensée grecque, en se laissant tout à la fois inspirer par elle et en prenant ses distances vis-à-vis d’elle.
2) Le pôle universel : l’interculturalité
a) Premier niveau : le renouvellement de la rencontre entre les cultures
  1. Le Concile de Nicée n’est pas simplement un évènement d’assomption et de fécondation de la culture par la Révélation, mais il est aussi l’occasion de rencontres interculturelles. Or cette rencontre des cultures est un aspect majeur de l’évènement de Sagesse que suscite l’évènement Jésus Christ, tant la Révélation relie et met en communion les cultures entre elles, en rendant possible le plus haut degré d’interculturalité possible. L’échange et la fécondation mutuelle fait déjà constitutivement partie de toutes les cultures, qui n’existent que dans le processus par lequel elles sont en contact les unes avec les autres, et ainsi évoluent, s’enrichissent, et parfois s’opposent et se mettent en danger réciproquement. Cependant, la puissance de renouvellement de la Révélation apporte à ces relations un saut qualitatif en intensité. D’une part, en donnant accès à la source transcendante du vrai et du bien, à la racine de l’universalité de l’esprit humain qui rend possible leur communication [143], elle ouvre pleinement l’espace commun de leurs rencontres et de leurs échanges. D’autre part, l’évènement Jésus-Christ est puissance de conversion et de libération vis-à-vis des forces d’enfermement et d’opposition à l’autre contenues dans la vie des peuples et les cultures. Ce n’est qu’une culture pour ainsi dire « sauvée » qui peut se dépasser sans se perdre, et s’ouvrir aux autres pour en être enrichie comme pour les enrichir. L’écoute de la Parole de Dieu et de la Tradition, donc de la parole de l’Autre, accoutume pour ainsi dire l’esprit et les cultures à l’écoute des autres [144]. Cela aboutit non pas à une juxtaposition extérieure et pauvre des cultures, ni à une fusion dans un tout indistinct, mais à une interculturalité sauvée et surélevée où chaque culture se dépasse tout en étant fortifiée dans sa propre consistance, en vertu d’une forme de périchorèse des cultures [145]. C’est pourquoi il s’agit de tenir à la fois la réelle nouveauté et la « surélévation » des cultures, comme le fait que ceux qui acceptent l’Évangile du Christ préservent leur identité culturelle et s’y trouvent fortifiés [146]: « Les chrétiens ne se différencient des autres hommes ni par un pays, ni par une langue ni par des vêtements […]. Tout en se conformant aux coutumes locales pour le vêtement, la nourriture et le reste de la vie, ils manifestent la constitution admirable et, de l’avis de tous, paradoxale de leur république » [147].
b) Le fondement : l’unité des peuples, donc l’articulation à l’universel

1’) En général

  1. L’interculturalité est en fait la manifestation d’une problématique plus profonde, qui en constitue le soubassement : le dessein divin de l’unité des peuples et du chemin ardu de cette unité dans la diversité. Il s’agit d’un des fils conducteurs majeurs de l’histoire du salut biblique. Le récit typique de la tour de Babel en Gn 11,1-9 souligne la tension entre la richesse de la multiplicité des langues et des cultures, d’une part, et la capacité de l’être humain de faire éclater l’unité de la maison commune, de brouiller lelogosde l’oikos. L’appel d’Abraham, la promesse qui lui est faite qu’en lui seront « bénies toutes les familles de la terre » (Gn 12,3), est la première réponse salvifique de Dieu. Les prophètes prolongent cette promesse pour les peuples de la terre en annonçant l’unité de toutes les nations autour du peuple élu et de la Loi [148]. Le Nouveau Testament présente cette unité comme réalisée dans le Messie, lui qui, par son sang et dans sa chair « détruit le mur de séparation, la haine » entre Israël et les nations, pour, « à partir des deux, créer en lui un homme nouveau » (Ep 2,14.15b). Ainsi, les nations sont associées au peuple de l’Alliance, en étant « admis au même héritage, membres du même corps, associés à la même promesse » (Ep 3,6). Cela est possible en Christ, l’universel singulier, qui tient ensemble altérité et identité, et qui assume toute l’humanité en assumant une humanité généalogiquement et culturellement située. L’antitype de Babel, la Pentecôte des langues de feu en Ac 2,1-18, est la manifestation et la réalisation de cette puissance de communion du logos humain qui procède ultimement du Logos de Dieu [149]. Ce n’est pas dans l’unité fusionnelle d’une seule langue que l’Esprit Saint opère la communion de ces juifs de langues et de cultures différentes, mais en inspirant la compréhension de l’autre, image de ce que sera l’Église qui rassemble toutes les nations, toute tendue vers son accomplissement, lorsque les « 144000 marqués du sceau » des douze tribus d’Israël et « la foule immense que nul ne pouvait dénombrer, de toutes nations, tribus, peuples et langues » réaliseront la pleine communion eschatologique de l’humanité dans la Jérusalem nouvelle (Ap 7,4.9).

2’) Application particulière à aujourd’hui

  1. La dimension interculturelle dont Nicée est l’expression fondatrice peut aussi être considérée comme un modèle pour la période contemporaine où l’Église est présente dans une variété d’aires culturelles : cultures asiatiques, africaines, latino-américaines, océaniques, nouvelles cultures populaires européennes, sans compter la nouvelle forme culturelle portée par la révolution digitale et la technoscience. Tous ces univers culturels contemporains paraissent éloignés de la culture grecque ancienne qui a accueilli de manière inaugurale la forme d’inculturation dogmatique réalisée dans l’évènement de Nicée. D’une part, il s’agit en effet de souligner que c’est en ces catégories grecques que s’est exprimée de manière normative l’Église et que celles-ci sont donc solidaires pour toujours du dépôt de la foi [150]. D’autre part, cependant, dans la fidélité aux termes issus de cette époque et en y trouvant sa racine vive, l’Église peut s’inspirer des Pères de Nicée pour chercher aujourd’hui des expressions significatives de la foi dans les différentes langues et contextes. Avec la grâce de l’Esprit Saint, les communautés chrétiennes, leurs théologiens et leurs pasteurs, en communion effective avec le magistère, ont à faire eux-mêmes, dans les situations culturelles et les idiomes qui sont les leurs, un travail analogue à celui de jadis pour affirmer l’unité radicale du Fils et du Père. Nicée demeure un paradigme de toute rencontre interculturelle et de la possibilité de recevoir ou de forger des manières nouvelles authentiques d’exprimer la foi apostolique.

[2.3 La fidélité créative de l’Église et le problème de l’hérésie]

Enfin, l’évènement Jésus-Christ renouvelle le regard sur l’hérésie. Celle-ci n’est pas seulement une erreur, mais un obstacle invitant à élargir les cadres de la pensée.

1) Principe
a) Exposé général
  1. La perception de Nicée comme moment de l’évènement de Sagesse suscité par l’évènement Jésus-Christ permet de relire avec plus de finesse l’histoire des hérésies auxquelles répond le Concile. L’hérésie, qui s’écarte intentionnellement du témoignage apostolique et en mutile l’intégrité, est perçu par les Pères comme la nouveauté qui quitte le chemin de laregula fideiet de la traditio et, par cela même, s’éloigne de la réalité historique du Christ. Le reproche fait à Arius est précisément d’introduire du nouveau [151]. Pourtant, au regard du novum inauguré par l’évènement Jésus Christ, il peut être éclairant de comprendre l’hérésie aussi comme une résistance fondamentale, passive et active, à la nouveauté surnaturelle qui ouvre la pensée et les cultures humaines au-delà d’elles-mêmes – nouveauté de grâce dont témoigne le nouveau langage de la foi exprimé par l’homoousios. Il est presque inévitable que l’être humain, de toutes ses facultés, en tout son être, résiste à cette nouveauté inouïe qui le convertit et le transfigure. Il s’agit d’une résistance et donc d’un péché du « vieil homme » (Rm 6,6 ; voir aussi Ep 2,15), de la difficulté à entièrement concevoir et accepter l’immensité de Dieu et de son amour, ainsi que l’immense dignité de l’être humain. Le chemin lent et tâtonnant mais prudent que prennent les premières tentatives de comprendre le sens du mystère du Crucifié et de sa glorieuse résurrection, le passage du kérygme apostolique aux premiers pas de ce que nous nommons aujourd’hui théologie, s’accompagne donc de tensions constantes et d’une pluralité d’opinions qui s’écartent de la plénitude du témoignage apostolique et qui sont désignées par le terme d’hétérodoxie, comme aussi celui d’hérésie.
b) Illustration par quelques exemples (anténicéens)
  1. Plutôt que de parcourir de manière exhaustive les hérésies des premiers siècles, mettons en lumière cette résistance aunovumde la Révélation à travers quelques exemples.

1’) La gnose

Souvent considérée comme la première hérésie, la doctrine rationaliste des gnostiques affadit le réalisme du mystère de l’incarnation par le docétisme et, en réduisant l’histoire sainte à des récits mythologiques, elle nie l’intégralité du salut humain, relégué sur le plan d’une spiritualité éthérée. Irénée, dans son combat contre la gnose, souligne qu’il s’agit d’une résistance à concevoir Dieu capable et désireux d’entrer lui-même dans l’histoire, de s’unir lui-même jusqu’au bout à l’humanité, jusqu’à se faire réellement homme et connaître la mort. Il s’agit d’une résistance à croire en la beauté du singulier, de la matière et de l’histoire, elle aussi révélée dans l’évènement Jésus Christ et à laquelle rendent témoignage l’Ancien et le Nouveau Testament. Les Pères n’hésitent pas par la suite à recourir à des concepts et à des cadres de pensées issues de la philosophie grecque pour affiner la pensée chrétienne.

2’) Les hérésies christologiques et trinitaires

Ce faisant, ils sont obligés de faire éclater des cadres de pensée incapables par eux-mêmes de permettre de concevoir que le Logos puisse se faire chair, que le Logos ou le Nous (νοῦς) qui expriment la divinité soient égaux à la source dont ils proviennent, ou que soit possible une multiplicité qui ne contredise pas l’unité divine et qui soit même bonne au sein de cette unité. Les tenants des hérésies christologiques et trinitaires sont ceux qui ne sont pas parvenus à laisser élargir ces cadres de pensée, quels que soient par ailleurs leur richesse et leur apport réel pour penser la doctrine chrétienne, par l’immensité inouïe du nous (νοῦς) Christou. C’est encore la même difficulté que l’on retrouve dans le jeu des courants christologiques en Orient tout au long du IIIe siècle, qui prépare en un sens la voie à l’hérésie arienne. Il faut éviter de caricaturer les positions variables des protagonistes de ces courants, car ce sont avant tout des penseurs individuels, mais tous se débattent avec les mêmes difficultés à tenir la richesse trinitaire du Dieu un et la radicalité de la pleine assomption d’une humanité singulière par le Fils égal au Père : certains font face à une théologie trinitaire à tendance subordinationniste et à une christologie qui risque d’être docétiste, alors que d’autres résistent à des formes de modalisme trinitaire et d’adoptianisme. Ce sont ces mêmes résistances des anciens schémas de pensée qui s’expriment donc, quelques décennies avant Nicée, dans l’enseignement d’Arius : il lui est inconcevable que le Fils, autre que le Père, qui naît et qui meurt, puisse être co-éternel et égal à Dieu, sans porter atteinte à l’unité et à la transcendance divines et donc à la rédemption des hommes.

2) Application à Nicée, donc à l’hérésie d’Arius
  1. Ces résistances sont bien compréhensibles, tant elles sont humaines. Elles témoignent comme en négatif de l’incroyable lumière projetée sur la perception de Dieu et de la vocation divine de l’être humain par l’évènement Jésus-Christ et de la non moins incroyable transfiguration de la pensée et de la culture humaines déployée dans l’évènement de Sagesse qui en découle. Rien de ce qui est humain n’est aboli, mais l’accès à l’immensité de la vérité de Dieu exige la Révélation de Dieu par lui-même et la grâce qui convertit et surélève les facultés et les réalisations de l’être humain. Dans un sens, la résistance des hérésies nous permet de voir Nicée dans toute sa force de nouveauté incommensurable.

[3. L’évènement ecclésial : le concile de Nicée, premier concile œcuménique]

Après les deux premières nouveautés (événements), christique et sapientielle, le concile de Nicée révèle ce qu’est l’Église, la nouveauté ecclésiale. Selon les différents sens du terme événement (n. 71, évoqué au début du n. 101), cette nouveauté se présente sous une double forme : point d’aboutissement et point de départ. Dès lors, le plan est le suivant :

 

1) Nouveauté comme point d’aboutissement

  1. a) Existence de cette organisation nouvelle : le synode (3.1)
  2. b) Nature précise de cette organisation (3.2)

2) Nouveauté comme point de départ (3.3)

[3.1 L’Église s’inscrit par sa nature et par ses structures dans l’évènement Jésus Christ]

Le Concile œcuménique de Nicée manifeste l’existence d’une assemblée organisée ou structurée, l’Église.

1) Énoncé
  1. Le Concile de Nicée n’est pas seulement un évènement dans l’histoire de la doctrine, mais il pourrait bien être compris comme un évènement ecclésial, correspondant à une étape fondamentale dans le processus de structuration de l’Église. Au cours d’un long cheminement à la suite de Nicée, le « Concile œcuménique » est devenu le phare d’orientation et de décision doctrinale et juridique de toute l’Église, son lieu de communion et d’autorité ultime. Peut-on y voir, du point de vue de sa structuration, un tournant qui oriente la suite de la vie de l’Église, similaire à ce que représente le symbole de Nicée du point de vue de l’accès à Dieu (évènement Jésus Christ) et de la pensée humaine (évènement de Sagesse) ? Ce serait le cas si le Concile œcuménique en tant que tel pouvait être considéré comme un fruit et une expression spécifiquement ecclésiale de l’évènement Jésus Christ.
2) Exposé
a) Preuve diachronique (historique) par la continuité entre Ancien et Nouveau Testament
  1. Dès ses commencements, l’Église a conscience de s’inscrire dans la continuité du peuple élu, assemblée convoquée (qāhāl/ekklēsia –cf. Dt 5,22) pour vivre de la Torah révélée et pour rendre un culte au Seigneur son Dieu. Elle aussi se considère comme « une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple acquis pour proclamer les louanges » (1 P 2,9) du Dieu d’Israël. Dans les Actes des Apôtres elle est présentée comme une communauté de discernement de la volonté de Dieu dont l’acteur principal est l’Esprit Saint [152], guidée par des hommes qui prolongent le rôle des douze apôtres, « témoins de la Résurrection » (Ac 1,22). Dans un sens, c’est dans la communauté ecclésiale, en tant que corps du Christ, que l’on peut discerner « les dispositions du Christ » (Ph 2,5 ; voirsupra, § 77).
b) Preuve synchronique par la synodalité de l’Église
  1. Cette conscience s’exprime chez les premiers Pères, qui lient la structure et le fonctionnement de l’Église à sa nature profonde et à son appel. Ainsi, au début du IIesiècle, Ignace d’Antioche souligne que les diverses Églises particulières se considèrent solidairement comme expression de l’unique Église. Ses membres sontsynodoi, compagnons de voyages, où chacun est appelé à jouer son rôle selon l’ordre divin qui établit l’harmonie, exprimée par la synaxe eucharistique. Ainsi, par son unité et son ordre, l’Église chante la louange de Dieu le Père dans le Christ, tendue vers son unité plénière qui sera réalisée dans le Royaume de Dieu. Cyprien de Carthage approfondit cet enseignement au milieu du IIIe siècle en précisant le fondement synodal et épiscopal sur lequel doit reposer la vie de l’Église : rien ne se fait sans l’évêque (nihil sine episcopo), mais de même, rien ne se fait sans « votre conseil » (celui des prêtres et des diacres) ni sans le consentement du peuple (nihil sine consilio vestro et sine consensu plebis) [153]. Unité liée à l’unité de la Trinité, inspiration du Saint-Esprit, marche ensemble (synodos) vers le Royaume, fidélité à la doctrine des Apôtres et à la célébration de l’Eucharistie, ordre et harmonie des ministres et des baptisés, avec un rôle particulier conférée aux évêques : ces éléments manifestent que l’Église, jusque dans ses structures et son fonctionnement, s’inscrit profondément dans l’évènement Jésus Christ, comme son moment et son expression privilégiée. En célébrant Nicée, c’est tout le processus synodal qui précède et qui trouve avec le Concile Œcuménique un point d’orgue que nous recueillons et célébrons.

[3.2 La collaboration structurelle des charismes de l’Église et le chemin vers Nicée]

Le Concile œcuménique de Nicée révèle la nature de cette organisation qu’est l’Église. Elle est structurée à partir d’un triple charisme exerçant différentes fonctions.

1) Ces charismes considérés analytiquement
a) Distinction des charismes
  1. Ces éléments propres à la nature théologale de l’Église, qui ne peuvent être que le fruit de l’évènement de la Révélation, se sont manifestés dans le cheminement historique qui mena au Concile œcuménique de Nicée à travers l’interaction de trois charismes, appliqués au gouvernement, à l’enseignement, et à la prise de décisions communautaires dans l’Église : tout d’abord la hiérarchie tripartite, puis les enseignants, et le synode. Un ordre de préséance, qui pose les apôtres en premier lieu, paraît bien établi dans le corpus paulinien : « Dieu a établi dans l’Église premièrement des apôtres, secondement des prophètes, troisièmement des docteurs… » (1 Co 12,28 ; cf. Ep 4,11).
b) Distinction de leurs fonctions

1’) La fonction de gouvernement (munus regendi) : la hiérarchie tripartite

La première caractéristique est le développement progressif de la hiérarchie tripartite évêques, prêtres et diacres. Celle-ci, qui supervisait les prophètes et les enseignants itinérants des 150 premières années du christianisme (souvent appelés « apôtres », en un sens général), en vint à les supplanter dans une certaine mesure, et devint la structure locale de gouvernement de l’Église. La figure de l’évêque, notamment, exprime la dimension apostolique de l’Église. À partir du IVsiècle se forment des provinces ecclésiastiques qui manifestent et promeuvent la communion entre les Églises particulières, avec à leur tête un métropolite.

2’) La fonction d’enseignement (munus docendi) : les enseignants

  1. Les chrétiens étant appelés à annoncer le Christ et à transmettre son enseignement et l’enseignement des Apôtres à toutes les nations, il n’est pas étonnant que la deuxième caractéristique du christianisme de la période pré-nicéenne soit l’importance décisive des écoles et des enseignants, qui prodiguaient un enseignement aux catéchumènes et qui interprétaient les Écritures. Ils pouvaient être ministres ordonnés ou non. Pélage, par exemple, enseignait à Rome au début du Vesiècle alors qu’il n’était pas prêtre, tout comme Mélanie l’ancienne et Rufin à Jérusalem, et Jérôme à Bethléem, puis à Rome. Origène lui-même, a dirigé l’École d’Alexandrie, après la mort de son père Léonidas, avant d’être ordonné.

3’) Les trois fonctions : le synode

En fait, contrairement à ce qu’a énoncé le n. 96, le synode ne joue pas seulement dans la « prise de décisions communautaires » ce qui le réduirait à la seule fonction de gouvernement, mais aussi dans les « questions de discipline, de culte et d’enseignement », ce qui inclut donc les deux autres fonctions, d’enseignement et de sanctification (le muus sanctificandi qu’est le culte).

  1. Enfin, après la deuxième moitié du IIesiècle et au début du IIIesiècle, notamment en Asie Mineure, le synode prend une place de plus en plus importante pour trancher d’importantes questions de discipline, de culte et d’enseignement. Au début, les synodes étaient locaux, mais l’envoi de lettres synodales communiquant leurs décisions (acta) aux autres Églises, l’échange de délégations et les demandes de reconnaissance mutuelle, témoignent de la « ferme conviction que les décisions prises sont l’expression de la communion avec toutes les Églises », en tant que « chaque Église locale est expression de l’Église une et catholique. [154] » Notons que le synode possède une dimension juridique ou canonique très nette, en tant qu’institution qui légifère. Les documents et collections de canons synodaux sont rassemblés dans les archives épiscopales, en particulier à Rome : le développement du droit canonique et celui des synodes vont de pair et s’accompagnent mutuellement. Il n’est pas possible d’attribuer uniquement à la légitimation de l’Église par Constantin un tournant vers une Église institutionnalisée de type étatique. Perçue comme une polis (cité) qui reflète la Cité de Dieu, la Jérusalem céleste (cf. Is 60 et 62 ; 65,18 ; Ap 3,12 ; 21,1-27), ou comme un synodos au sens littéral du peuple qui prend le même chemin que Jésus vers le Royaume, avec celui-ci à leur tête comme leur proestos, ou président, l’Église est constitutivement « politique » et institutionnelle [155].
2) Relativement, c’est-à-dire en relation
a) Immanente, horizontale
  1. Ces trois charismes ont évolué différemment et de manière propre au sein de l’Église mais aucun n’était séparé ou émancipé des deux autres. Bien que des tensions soient naturellement apparues entre eux et en leur sein, ils se sont enrichis, informés et renforcés mutuellement. Les enseignants participaient souvent comme membres aux synodes. De même, les évêques étaient dès le départ des enseignants et des prédicateurs selon le modèle d’Ignace d’Antioche. Évidemment, les évêques présidaient les synodes, et y jouaient un rôle de premier plan en tant que gardiens de l’orthodoxie de la foi et de la pratique. De plus, dans son rôle sacramentel, l’évêque présidait la célébration eucharistique qui ouvrait et clôturait chaque synode, source et sommet du « marcher ensemble » qu’est lesynodos [156]. Signe de la réception des décisions synodales, ainsi que de la communion des croyants avec leurs évêques, établis dans la succession apostolique au sein de la « Catholica», l’Église de Dieu, une et unique, l’Eucharistie manifestait et réalisait de manière visible l’appartenance au corps du Christ et l’appartenance réciproque entre chrétiens (cf. 1 Co 12,12) [157].
b) Transcendante, verticale à l’Événement Jésus Christ
  1. Non seulement ces éléments du processus de structuration de l’Église manifestent son enracinement dans l’Événement Jésus Christ, mais il est aussi possible de discerner dans ces processus une certaine analogie avec celui qui constitua l’évènement de Sagesse analysé plus haut. De même que la pensée humaine profondément renouvelée par l’évènement Jésus Christ assume et transforme les cultures humaines, à partir notamment de la rencontre de la pensée sémitique déjà travaillée de l’intérieur par la Révélation avec la culture grecque et d’autres cultures, de même, les trois dimensions ou charismes que nous avons relevés étaient issus à la fois d’institutions juives et de versions locales d’institutions gréco-romaines des premiers siècles de notre ère, à la fois civiles et sacrées. D’une part, le judaïsme du Second Temple avait sa hiérarchie sacerdotale, ses écoles et ses synodes. D’autre part, comme il n’existait pas d’écoles spécifiques pour eux, les enseignants chrétiens étaient presque tous formés en tant qu’orateurs et interprètes dans l’enkyklios paideia, ou système éducatif général du monde gréco-romain, et faisaient donc appel à la rhétorique et à la philosophie, qu’ils ont contribué à inscrire dans le patrimoine de la doctrine chrétienne. Le synode (conciliumen latin) était lui aussi déjà une institution ancienne dans le monde gréco-romain lorsque les chrétiens lui ont donné une place importante. Or ces différents aspects prennent des dimensions propres, transfigurées si l’on peut dire, lorsqu’ils sont au service de la mission de l’Église d’annoncer l’Évangile et d’être signe efficace d’unité pour le genre humain.

[3.3 Le Concile œcuménique de Nicée]

Le Concile de Nicée n’est pas seulement un point d’arrivée novateur, c’est aussi un point de départ novateur : il l’est par sa forme, qui est œcuménique, et par son dynamisme qui ouvre l’avenir. En fait, implicitement, l’ordre est ici ternaire (et non sans relation avec la dynamique du don) : ouverture-réception à un passé, constitution d’une forme présente, ouverture-donation à un avenir.

1) Forme exceptionnelle : œcuménique
  1. En 325 est célébré à Nicée un synode qui s’inscrit en partie dans ce processus comme un point d’aboutissement, mais qui en est également une forme exceptionnelle, du fait de sa portée œcuménique. Convoqué par l’empereur pour résoudre un différend local qui s’était étendu à toutes les Églises de l’Empire romain d’Orient et à de nombreuses Églises d’Occident, il rassemble des évêques provenant de diverses régions de l’Orient et des légats de l’évêque de Rome. Pour la première fois, donc, des évêques de toute l’Oikoumenēsont réunis en synode. Sa profession de foi et ses décisions canoniques sont promulguées comme normatives pour toute l’Église. La communion et l’unité inouïes suscitées dans l’Église par l’évènement Jésus Christ sont rendues visibles et efficaces de manière nouvelle, par une structure de portée universelle, et l’annonce de la Bonne Nouvelle du Christ dans toute son immensité reçoit elle aussi un instrument d’une autorité et d’une portée sans précédent :

 

« Au concile de Nicée pour la première fois, à travers l’exercice synodal du ministère des évêques s’exprime institutionnellement au niveau universel l’ἐξουσία du Seigneur ressuscité qui guide et oriente dans l’Esprit Saint le chemin du Peuple de Dieu. Une expérience analogue se réalise dans les conciles œcuméniques successifs du premier millénaire, au travers desquels se profile de façon normative l’identité́ de l’Église une et catholique » [158].

2) Ouverture fondatrice à l’avenir : Concile de Nicée, idéal du Concile
  1. Avec le Concile de Nicée, l’idée même d’un synode ou d’un concile œcuménique s’est imposée. Bien qu’aucun de sesactan’ait survécu, selon toute probabilité, et nonobstant une réception lente et ardue, la proclamation de l’homoousios et les décisions de Nicée ont perduré. Après ce long processus de réception – qui sera le propre de tout concile –, Nicée est devenu l’idéal du concile dans l’esprit de beaucoup. Sa présentation traditionnelle comme un concile unifié, inspiré par l’Esprit Saint, l’a aidé à devenir le concile idéal dans la tradition ultérieure et a peu à peu créé de l’estime chez les chrétiens pour les conciles œcuméniques. Nicée a ouvert la voie pour les conciles œcuméniques suivants et donc pour un nouveau mode de synodalité ou de conciliarité qui marquera la vie de l’Église jusqu’à aujourd’hui, tant dans son rôle de définir et de proclamer la foi que dans la manifestation de l’unité de l’ensemble de l’Oikoumenē représenté en son sein.

Pascal Ide (pour la présentation et le plan)

4.5.2025
 

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