Grandeurs de hiérarchie et grandeurs de sainteté dans l’Église (Journet)

Quelques années avant le second concile du Vatican, Charles Journet affirmait : « Les grandeurs de hiérarchie sont au service des grandeurs de sainteté [1] ». Cette parole résonne prophétiquement et vient éclairer la dénonciation sans concession faite par le pape François du cléricalisme. En effet, la tentation toujours renaissante du cléricalisme chez le prêtre est de privilégier les grandeurs de hiérarchie et d’oublier le primat des grandeurs de sainteté. Or, de ce dernier point de vue, il n’est en rien supérieur au laïc.

L’assertion du cardinal suisse, grand ami de Paul VI [2], trouve sa source dans un texte fameux de Blaise Pascal où il opère une importante distinction à laquelle il tient beaucoup : « grandeurs d’établissement » et « grandeurs naturelles » [3]. Si la première expression est assez transparente, la seconde ne l’est plus. Elle désigne les grandeurs de mérite ou grandeurs liées à la vertu. Et elles sont qualifiées de naturelles non point parce qu’elles seraient spontanées (la vertu ne s’acquiert que progressivement et par exercice), mais parce qu’elles s’enracinent en notre nature et la perfectionnent, c’est-à-dire la portent à son achèvement.

1) Exposé

Pascal commence par distinguer les deux types de grandeurs en les décrivant :

 

« Il y a dans le monde deux sortes de grandeurs ; car il y a des grandeurs d’établissement et des grandeurs naturelles. Les grandeurs d’établissement dépendent de la volonté des hommes, qui ont cru avec raison devoir honorer certains états et y attacher certains respects. Les dignités et la noblesse sont de ce genre. En un pays on honore les nobles, en l’autre les roturiers; en celui-ci les aînés, en cet autre les cadets. Pourquoi cela ? Parce qu’il a plu aux hommes. La chose était indifférente avant l’établissement : après l’établissement elle devient juste, parce qu’il est injuste de la troubler. Les grandeurs naturelles sont celles qui sont indépendantes de la fantaisie des hommes, parce qu’elles consistent dans des qualités réelles et effectives de l’âme ou du corps, qui rendent l’une ou l’autre plus estimable, comme les sciences, la lumière de l’esprit, la vertu, la santé, la force ».

 

Cette description quasi-sociologique appelle la prescription éthique. Autrement dit, elle dicte une attitude :

 

« Nous devons quelque chose à l’une et à l’autre de ces grandeurs ; mais comme elles sont d’une nature différente, nous leur devons aussi différents respects. Aux grandeurs d’établissement, nous leur devons des respects d’établissement, c’est-à-dire certaines cérémonies extérieures qui doivent être néanmoins accompagnées, selon la raison, d’une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre, mais qui ne nous font pas concevoir quelque qualité réelle en ceux que nous honorons de cette sorte. Il faut parler aux rois à genoux ; il faut se tenir debout dans la chambre des princes. C’est une sottise et une bassesse d’esprit que de leur refuser ces devoirs. Mais pour les respects naturels qui consistent dans l’estime, nous ne les devons qu’aux grandeurs naturelles ; et nous devons au contraire le mépris et l’aversion aux qualités contraires à ces grandeurs naturelles ».

 

Notre penseur tire de cette règle générale un certain nombre de conséquences pratiques qui, pour être de bon sens, n’en sont pas moins éclairantes autant qu’importantes :

 

« Il n’est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime ; mais il est nécessaire que je vous salue. Si vous êtes duc et honnête homme, je rendrai ce que je dois à l’une et à l’autre de ces qualités. Je ne vous refuserai point les cérémonies que mérite votre qualité de duc, ni l’estime que mérite celle d’honnête homme. Mais si vous étiez duc sans être honnête homme, je vous ferais encore justice ; car en vous rendant les devoirs extérieurs que l’ordre des hommes a attachés à votre naissance, je ne manquerais pas d’avoir pour vous le mépris intérieur que mériterait la bassesse de votre esprit ».

 

Le fondement ultime des trois ordres est, pour Pascal, christologique :

 

« Jésus-Christ, sans biens et sans aucune production au dehors de science, est dans son ordre de sainteté. Il n’a point donné d’invention, il n’a point régné ; mais il a été humble, patient, saint, saint à Dieu, terrible aux démons, sans aucun péché. Oh ! qu’il est venu en grande pompe et en une prodigieuse magnificence, aux yeux du cœur, qui voient la sagesse ! […] Il eût été inutile à Notre Seigneur Jésus-Christ pour éclater dans son règne de sainteté de venir en roi ; mais il y est bien venu avec l’éclat de son ordre. Il est bien ridicule de se scandaliser de la bassesse de Jésus-Christ, comme si cette bassesse était du même ordre duquel est la grandeur qu’il venait faire paraître. Qu’on considère cette grandeur-là dans sa vie, dans sa passion, dans son obscurité, dans sa mort, dans l’élection des siens, dans leur abandon, dans sa secrète résurrection, et dans le reste, on la verra si grande, qu’on n’aura pas sujet de se scandaliser d’une bassesse qui n’y est pas [4] ».

 

Dans ce dernier texte, en parlant de l’ordre de sainteté, Pascal subdivise les grandeurs naturelles en deux ou plutôt, ajoute aux grandeurs naturelles les grandeurs surnaturelles qui relèvent de la charité. Par conséquent, il introduit implicitement la tripartition des ordres. Résumons ces considérations en un tableau synoptique :

 

Les grandeurs dans le monde

Les grandeurs d’établissement 

Les grandeurs naturelles

Les grandeurs de sainteté

Les grandeurs dans l’Église

Les grandeurs de hiérarchie

Les grandeurs vertueuses

Les grandeurs de sainteté

Les trois ordres

Corps

Esprit

Charité

2) Applications

a) L’amour, cœur de l’Église

Nous l’avons vu, les grandeurs de sainteté sont premières. Or, la sainteté, c’est l’amour de charité en sa radicalité. Le cardinal Journet en conclut donc que la charité est le principe, le cœur brûlant de l’Église [5]. Une telle affirmation n’étonne plus. Pourtant, à l’époque, elle est révolutionnaire.  En effet, dans l’optique bellarminienne qui a influencé l’ecclésiologie pendant des siècles, l’Église est décrite à partir de la foi et non pas de la charité. La raison historique en est la polémique contre le protestantisme. La raison théologique en est le besoin de définir l’appartenance ecclésiale ; or, fait partie de l’Église celui qui croit et en est exclu celui qui ne croit pas.

La source la plus évidente de cette doctrine novatrice, voire révolutionnaire est sainte Thérèse de Lisieux à qui Journet se réfère expressément [6]. Rappelons-nous l’exclamation centrale du Manuscrit B : « dans le Cœur de l’Eglise, ma Mère, je serai l’Amour… ainsi je serai tout… ainsi mon rêve sera réalisé !!!… ». Mais on la retrouve, implicitement, chez d’autres spirituels français, dont Blaise Pascal. La doctrine des trois ordres eut de grands retentissements sur l’École Française, en particulier sur Pierre de Bérulle, notamment dans son Élévation à Jésus-Christ Notre Seigneur sur la conduite de son esprit et de sa grâce vers sainte Madeleine [7]. Journet retient ce texte [8]. Or, il est entièrement centré sur l’amour.

b) La place de la Vierge Marie

Un texte peu connu de Journet, qui n’est pas sans rejoindre ce que dit Balthasar sur Marie, première Église :

 

« Dans la ligne des grandeurs de sainteté, qui constitueront seules la hiérarchie du ciel, la loi de conformité au Christ est réalisée plus intensément dans la seule personne de la Vierge, qui relève de l’âge de la présence du Christ, que dans toute la collectivité de l’Église qui, depuis Pentecôte, relève de l’âge de l’Esprit-Saint. Jamais l’Église, l’Épouse, n’est aussi intensément sainte qu’au temps du Christ, où les grandeurs de hiérarchie sont encore toutes repliées dans le Christ, et où, n’existant en elle-même que dans le champ des grandeurs de sainteté, elle est représentée tout entière par la Vierge [9] ».

c) La place des Apôtres

Cette distinction permet de clarifier de manière lumineuse le rôle fondateur des Apôtres. En effet, en eux se rencontre la jonction entre les deux ordres de grandeur. C’est d’abord un fait : tous les Apôtres sont saints et presque tous sont morts martyres, donc par amour.

Mais c’est aussi une nécessité. Elle est liée à la structure même de l’Église : « Si l’ordre de juridiction tout entier est au service de l’ordre de charité, il convient que les princes de la juridiction aient été aussi des princes de l’amour [10] ». Cette nécessité est une volonté expresse de Dieu, ainsi que le montre la naissance même de l’Église :

 

« Le souffle puissant et le feu qui sont descendus sur les apôtres au jour de la Pentecôte ont signalé l’irruption de cette charité ardente et conquérante qui aurait à se propager d’âge en âge, jusqu’à la fin des temps historiques, pour fuser alors soudain en gloire éternelle. Causalité mystérieuse et encore trop peu connue de la grâce, agissant par contact à la manière d’une flamme qui se communique, que l’on trouve chez les apôtres à un titre éminent, et qui appartient cependant non pas à l’Église enseignante comme telle, à la hiérarchie comme telle, mais à l’Église croyante et aimante tout entière, et qui résulte de ce que l’Église porte en elle de plus précieux, de plus intérieur et de plus essentiel [11] ».

d) La place des laïcs dans leur relation à la hiérarchie

Puisque les seules grandeurs profondes, intérieures sont les grandeurs de sainteté, d’un mot, pour Journet, la hiérarchie est entièrement pour, en vue de, la sainteté des laïcs, il est entièrement finalisé par les laïcs. Et cette finalité se concrétise dans le service. Journet l’exprime dans une conférence sur la constitution dogmatique Lumen gentium sur l’Église :

 

« Ce pouvoir qu’ont les clercs, c’est un pouvoir qui est au service du peuple chrétien. Le plus précieux n’est pas dans la hiérarchie, le plus précieux est dans le peuple chrétien. Et le plus précieux consiste dans la charité […]. La hiérarchie, c’est un privilège pour le bien des autres […]. C’est une chose qu’on ne dit jamais assez et c’est pourquoi les laïcs apparaissent comme dans une place d’infériorité par rapport aux choses de la sainteté. C’est tout à fait faux. La Vierge Marie n’avait pas les pouvoirs hiérarchiques ; elle avait les grandeurs de sainteté [12] ».

 

À cette différence de finalité s’ajoute une différence quant à l’extension : « Les grandeurs de sainteté sont offertes à tous […]. Les choses les plus précieuses sont données à tous. Celles qui sont réservées pour quelques-uns, ce sont des pouvoirs au service du peuple chrétien [13] ».

Et si nous avons quelque difficulté à percevoir cet ordre entre grandeurs de sainteté et grandeurs de hiérarchie, cela ne tient pas seulement au fait que l’ordre de la charité est plus caché, mais à un paradoxe qui révèle une loi très profonde de l’action divine : alors que les dons naturels sont élitistes, alors que, dans la nature, la valeur d’un don est inversement proportionnelle à sa répartition, c’est le contraire pour la sainteté dont la sa diffusion, au moins potentielle, est universelle : nous sommes tous appelés à la sainteté [14]. Autant les talents naturels sont aristocratiques, autant les dons surnaturels sont démocratiques. Ne pourrait-on généraliser dans une loi hérarchique : de même, dans l’ordre de l’esprit, la volonté qui façonne la vertu, est plus commune, quoique plus importante, que l’intelligence (comme vertu). De même, l’on sait que plus un ordre d’anges est parfait, plus Dieu multiplie les individus angéliques dans cet ordre.

e) Le scandale du péché

Ce péché est la disjonction entre les deux types de grandeur, autrement dit le péché de la hiérarchie de l’Église. Et ce hiatus explique la profondeur du scandale. « Il peut arriver, et c’est toujours une tragédie, que les grandeurs divines de la hiérarchie résident dans des êtres qui se damnent, qui sont à la fois membres du Christ par leur charisme, et membres du diable par le choix profond de leur cœur [15] ». Pour le cardinal de Bérulle, tel était le cas de Judas Iscariote. Pour Journet, tel était le cas de Savonarole qui le bouleversait tant :

 

« Savonarole a chéri et vénéré jusqu’au bout le charisme divin de la papauté, que ne pouvaient infecter les souillures d’un Alexandre VI. Et Alexandre VI n’a-t-il pas compris jusqu’au bout, comme un remords, la sainteté de l’Église qui resplendissait en Savonarole ? Voilà le nœud de cette tragédie, unique peut-être dans l’histoire de l’Église [16] ».

f) Dans l’eschatologie

Nous l’avons déjà dit à propos de Marie, mais répétons-le, les grandeurs de hiérarchie n’intéressent que l’état pérégrinal, la Via. En regard, lles grandeurs de sainteté sont les seules qui structurent, ordonnent le Ciel, la Patria. Commentant Ap 21,22-23, Charles Journet note que la gloire de Dieu, c’est-à-dire l’amour, remplace le soleil, c’est-à-dire les réalités terrestres comme la hiérarchie, si nécessaire sur terre et si inutile au Ciel [17].

Pascal Ide

[1] Par exemple Charles Journet, Théologie de l’Église, Paris, DDB, 1958, p. 179.

[2] Journet a expressément désigné la distinction pascalienne comme source de la sienne dans une conférence au Cénacle, à Genève, en août 1974 (cf. Charles Journet, À propos du mouvement charismatique, polycopié, p. 5).

[3] Pascal les développe surtout dans le Second discours sur la condition des grands.

[4] Blaise Pascal, Œuvres complètes, éd. Jacques Chevalier, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1953, p. 1342 ; Pensées, éd. Brunschvicg. n° 793.

[5] Cf. la thèse de théologie de Emmanuel Lemière soutenue à Fribourg (Suisse) en 1997 qui est devenue un livre : Charles Journet. L’aurore d’une théologie de l’Église, Saint-Maur, Parole et Silence, 2000 ; « ’Les grandeurs de hiérarchie au service des grandeurs de sainteté’ : aux sources d’un principe ecclésiologique de Charles Journet », Nova et Vetera, 66 (1991) n° 2, p. 66-79.

[6] Charles Journet a le mieux exprimé la grande intuition ecclésiologique de la petite Thérèse dans son article de 1957 : « L’Église telle que la pense et la vit sainte Thérèse de Lisieux », repris et présenté par George Cottier, Nova et Vetera, 50 (1975) n° 4, p. 300-308.

[7] Pierre de Bérulle, Œuvres complètes, tome unique, Petit-Montrouge, Migne, 1856, col. 533-538.

[8] Charles Journet, L’Église du Verbe incarné. Essai de théologie spéculative, Vol. II La structure interne de l’Église et son unité catholique, dans Œuvres complètes, Saint-Maurice (Suisse), Saint-Augustin, 2000, p. 617-618.

[9] Ibid., « Introduction », p. xvii.

[10] Id., L’Église du Verbe incarné. Essai de théologie spéculative, Vol. I La hiérarchie apostolique, dans Œuvres complètes, Saint-Maurice (Suisse), Saint-Augustin, 1998, p. 189.

[11] Ibid., p. 189.

[12] Id., Commentaire de Lumen Gentium, conférences données à Genève, Polycopié, 1966-1967, p. 131.

[13] Ibid.

[14] Cf. Concile Vatican II, Lumen Gentium, chap. 5.

[15] Charles Journet, Introduction de Savonarole en prison. Dernière méditation, p. 19.

[16] Ibid., p. 28.

[17] Id., Commentaire de l’Apocalypse, conférences données à Genève, Polycopié, 1971-1972, p. 94-95.

13.3.2021
 

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