Grâce créée et Grâce incréée. La controverse de Scheeben et Granderath sur la filiation divine 2/2

2) Évaluation

a) Une divergence asymétrique

Comme toujours, si l’évaluation formelle de Luc-Thomas Somme vise juste (nous allons la reprendre), l’évaluation du contenu mérite d’être enrichie [1]. Comme toujours aussi, lors d’un débat acharné qu’aucune solution ou abdication ne conclut, les deux partis ont raison et ont tort. Scheeben embrasse le débat avec une hauteur de vue et une érudition qui manquent cruellement à son adversaire, alors que Granderath sait analyser un concept « avec extrême rigueur logique ». En revanche, Matthias Scheeben manque de rigueur et Theodor Granderath de largeur (de vue).

On ne peut toutefois renvoyer les deux théologiens dos à dos (« Il importe peu, au total, de décider en faveur de l’un contre l’autre. Leurs points de vue, complémentaires, ont chacun leur supériorité et leur limite »). En ne retenant que le nom de Scheeben, l’histoire a été juste et a largement montré la supériorité de celui-ci sur son adversaire : « La pérennité de l’œuvre de Scheeben face à celle de Granderath est indéniable ». De fait, Scheeben a heureusement souligné l’insuffisance d’une explication par la seule grâce créée : la grâce ne surélève la nature que pour introduire l’homme sauvé, donc transformé par la grâce sanctifiante, dans une communion avec Dieu lui-même. En revanche, il n’a pas su l’exprimer avec les catégories qui étaient à sa disposition, héritées du vocabulaire des quatre causes, de la forme – ou plutôt de la forme interprétée de manière statique et surtout close.

Demeure qu’aucun n’a su dirimer le débat. De fait, il était voué à l’échec à cause de ses présupposés métaphysiques. Seules de nouvelles catégories auraient permis de le renouveler.

b) A la source de la divergence

L’une des raisons de ce dialogue de sourds est que les « auteurs n’emploient pas les mêmes mots selon le même sens », estime Scheeben [2]. Est-ce la source du problème ? C’est sans doute vrai. Mais cette équivocité terminologique dissimule une divergence plus fondamentale, qui est notionnelle : ils ne voient pas la même chose. C’est seulement en adoptant le point de vue de l’autre que le débat pourrait s’élever et même résolu, me semble-t-il.

Un autre signe en est que, souvent, leur divergence est seulement référée à des autorités, c’est-à-dire à l’interprétation de textes lus par l’un ou l’autre. Autrement dit, la quête de la vérité se résout ultimement dans celle du poids des autorités. Dès lors, comment sortir d’une stérile oscillation ? Quelle lumière inédite peut-il en sortir ? Inversement, la théologie se renouvelle par la contemplation du Mystère et l’élaboration de concepts inédits. Autrement dit, dans la reconnaissance humble du caractère parcellaire de son point de vue, dans la gratitude à l’égard de l’adversaire qui nous fait voir ce que nous ne voyons pas, enfin dans la recherche confiante d’une voie synthétique supérieure, principielle, sapientielle, conciliant les vérités partielles.

c) Sortie de la divergence par le haut

Le problème est d’abord doctrinal et si la solution requiert d’abord de repartir de la question posée et ensuite de recueillir ce que chacun a vu et enfin de se placer au cœur même de leur irréductible différence. ce que chacun second fait une fixation sur l’unicité de la cause formelle, au mépris de ce qu’enseignent l’Écriture, les Pères grecs et saint Thomas lui-même et Scheeben, malgré sa belle culture patristique, en demeure à un sens univoque de la cause formelle et ne précise pas ce qu’il entend par « parachèvement ».

Il s’agit de s’aboucher à nouveau à la manière de voir et de parler de l’Écriture et des Pères grecs qui parlent d’« infusion », de « sigillation » ou d’« onction ».

3) Confirmations de la difficulté

Comme en christologie, si les débats se renouvellent en leurs arguments, les thèses défendues persistent en leur positionnement. On peut même pousser l’analogie plus loin. De même que les christologies d’en haut et d’en bas ne cessent de s’opposer depuis la dialectique Alexandrie-Antioche, de même les ontologies ascendantes privilégiant la grâce créée (la grâce comme habitus infus) ne cessent de s’opposer aux ontologies descendantes privilégiant la grâce incréée (la grâce comme inhabitation divine).

En effet, uu temps de Pierre Lombard, la question se pose, que Thomas va trancher avec le génie que nous savons [3]. Ensuite, Luther valorisa la seule présence justifiante de Dieu contre la présence de l’habitus entitatif justifiant. Aujourd’hui, Karl Rahner renouvelle le débat en proposant sa thèse de la grâce comme cause quasi-formelle et . Comment ne pas voir la convergence entre l’ultime interprétation offerte par Scheeben et la thèse rahnérienne ? Il faudrait aussi parler de la conception du père de La Taille ( ?) sur la grâce comme actuation créée par Acte incréé.

J’ajoute une autre proximité, qui ne semble pas avoir été notée : la proximité ente l’explication de Scheeben et celle qu’ébauche le père Manteau-Bonnamy, dans sa tentative d’explicitation de la mariologie du père Kolbe. En effet, alors que Rahner tend à étendre l’union hypostatique du Verbe à tout homme, Manteau-Bonnamy prend le modèle de cette union selon l’hypostase pour l’appliquer, du côté de la Personne divine à l’Esprit-Saint et, du côté de la nature humaine, à Marie. Scheeben étend ce schéma à tout être humain.

4) Relecture en théologie de l’être-amour

a) Exposé

  1. S’étonnera-t-on que la théologie de l’amour-don éclaire ce débat ? En effet, le débat se concentre sur le constitutif formel de la grâce, autrement dit son essence. Or, la grâce, jusque dans son nom, est un don, elle est même le don immérité par excellence.
  2. Mais à cette raison générale, il faut ajouter une raison plus spécifique. Nous avons vu que le débat tournait autour de trois thèmes : l’essence de la grâce créée inhérente à l’âme du juste, son enracinement fontal dans la génération-filiation et son achèvement final dans la gloire ; or, ces trois thèmes correspondent aux trois moments du don ; ainsi, la grâce ne bénéficierait-elle pas d’une théologie de l’amour rythmée par la valse du don ?
  3. Surtout, enfin, la métaphysique de l’être comme amour-don, qui éclaire la théologie du Dieu-amour, a élaboré un certain nombre de grandes lois, notamment cinq (en vue de lever l’aporie née de l’incessibilité du soi dans le don de soi) : autocommunication (celui qui aime se donne le plus possible), symbolisation (le donateur se symbolise dans le don fait au bénéficiaire), retrait (le donateur s’offre dans une semence qui porte son fruit dans le donataire), pneumatisation (le don, qui provient du cœur du donateur aimant qu’il symbolise, s’intériorise dans le cœur du receveur aimé par l’esprit du don), communion (le don s’achève dans la communion comme échange réciproque de dons). Or, l’élaboration complète d’une théologie de la grâce fait appel à ces différentes lois. Plus encore, celles-ci permettent d’honorer la part de vérité présente chez nos deux théologiens : s’ils acceptent tous deux les lois d’autocommunication et de communion, autant Granderath centre sa réflexion sur le don (datum) de la grâce créée, autant Scheeben, lui, la considère à partir de la loi de symbolisation, c’est-à-dire comme présence du Donateur. Voire, en distinguant la loi de symbolisation de la loi de pneumatisation, l’on peut comprendre ce qui est confus (au sens de non distingué) dans la double action de la génération par le Père et de l’inhabitation par l’Esprit.

Notre solution consiste donc à dire que la grâce créée symbolise la Grâce incréée : le don « contient » le donateur. La lumière doit donc être cherchée dans l’Eucharistie beaucoup plus que dans l’union hypostastique qui dépersonnalise. Une métaphysique centrée sur la constitution ontophanique permet de sortir des apories nées d’une conception close de la causalité formelle.

Ainsi que nous l’avons vu, notamment dans la détermination la plus détaillée qu’offre Scheeben, dans son troisième article, de l’effet de la communication de la nature de l’engendrant à l’engendré, jamais elle ne peut se limiter au seul effet qu’est la similitude, toujours, elle comporte aussi la présence de l’engendrant, donc une union qu’il qualifie de substantielle, de l’engendrant avec l’engendré, répétons-le, non pas seulement du point de vue final (les actes théologaux de connaissance et d’amour de Dieu), mais du point de vue originaire. Toutefois, ce que Scheeben affirme, se fondant notamment sur les Pères et l’Écriture, il peine à en donner la raison, n’ayant à sa disposition que le vocabulaire de la forme, de la nature et de la personne, et non pas une ontologie du don qui lui permettrait de nommer la présence du donateur dans le don, la communication que la source fait de son être dans ce qui est communiqué, qui lui permettrait aussi de contempler combien la forme est, en son essence, non pas seulement ce qui est communiqué, mais ce qui se communique, donc se donne.

Enfin, la loi de symbolisation et plus encore la loi de retrait permettent de mieux comprendre comment la personne de l’engendrant est présent à l’engendré sans pour autant la constituer. En termes éthiques, une telle présence ferait violence. En outre, elle nomme la présence d’union (distincte de l’union hypostatique), dont nous relevions ci-dessus qu’elle n’est pas spécifiée ni nommée. Plus encore, elle intègre une négativité (sous forme de retrait), sans pour autant en rien mettre en péril la primauté agissante de Dieu. De même, la loi de retrait permet de rendre compte de l’embarrassante image de la graine (semence) utilisée par Thomas et de lui accorder un statut ontologique qui est plus que métaphorique. En effet, la question de la causalité formelle de la grâce se centre sur l’interprétation à donner à un passage de saint Thomas à propos de la cause de condignité [4]. Il se demande « si l’être humain constitué en grâce peut mériter la vie éternelle ‘ex condigno’ » [5]. Le respondeo distingue explicitement deux éléments : la vertu du Saint-Esprit et la grâce sanctifiante ; or, la première est cause efficiente et la seconde cause formelle ; donc, le Saint-Esprit n’est en rien principe interne de condignité. Toutefois la réponse à la troisième objection traite explicitement de l’inhabitation du Saint-Esprit. Non sans obscurité. Relisant de nombreux commentateurs (Barthélémy de Médina, Dominique Soto, Cajetan, les Salmanticenses, Billuart, etc.), Granderath tranche en affirmant que cette inhabitation est cause efficiente et en rien cause formelle. Mais est-ce si certain ? Scheeben fait justement remarquer que, dans sa réponse, Thomas fait appel à la semence ; or, la semence contient virtuellement le développement final. Précisément, la grâce contient la gloire comme une semence ; or, dans la gloire, le Saint-Esprit habite pleinement l’âme ; donc, dans l’acte méritoire, l’inhabitation de l’Esprit est contenue virtualiter eminenter [6].

b) Confirmation interne

Une confirmation de ces analyses est apportée par l’ecclésiologie de Scheeben qui inscrit l’Église dans la dynamique du don. Cf. mon étude sur ce sujet. Elle porte sur Les mystères du christianisme qui est un ouvrage antérieur à la Dogmatique et, a fortiori, ces articles. C’est dire la continuité et le caractère fondateur de l’intuition de Scheeben : Dieu se donne en ses dons.

c) Confirmation extrinsèque

Nous retrouvons ici pour une part le débat concernant le réalisme. On sait que certains présocratiques, non sans naïveté, se sont imaginé que le connaissant portait en lui tout le connu qu’il lui suffisait d’actualiser, d’organiser. Thomas, à la suite d’Aristote, distinguera de manière salutaire, le devenir réel du devenir intentionnel. Au fond, derrière la sophistication de leurs concepts et de leurs expériences, les neurosciences ne sont pas sorties de ce réalisme grossier ingénu – y ajoutant l’idéalisme des derniers siècles : cette modification est propre à chacun, je ne connais que ce que je perçois. Dans l’amour, il en est de même. Le réalisme ingénu conduit soit à la dévoration de l’autre, soit à mon immolation pour l’autre. Le réalisme que l’on pourrait qualifier de symbolique sort de cette fusion en introduisant non pas un être intentionnel, mais à la fois l’esprit et le don qui symbolise le donateur.

5) Conclusion

Le fondement (autant que la conséquence) est une conception relationnelle de la substance et, plus généralement, l’introduction de l’origine ainsi que de la finalité dans le constitutif formel d’une essence, y compris celle d’un accident. Ainsi, la grâce ne peut se comprendre qu’en intégrant l’Esprit d’où elle procède, le Père où elle conduit, voire le Fils qu’elle configure en nous (l’amour est puissance de transformation).

Les différentes lois sur le don-amour qui éclairent en profondeur ce débat s’en trouvent en retour confirmées (à moins qu’on ne considère qu’elles enrichissent l’induction analogique qui les démontre).

Pascal Ide

[1] Cf. Luc-Thomas Somme, Fils adoptifs de Dieu par Jésus-Christ, p. 264-265.

[2] Cf. Matthias Scheeben, « Die Kontroverse über die Formalursache unserer Gotteskindschaft – zum letztenmal », I, p. 272-275.

[3] Cf. ST, Ia-IIae, q. 110, a. 2.

[4] Cf. Theodor Granderath, « Die Kontroverse über den Formalgrund der Gotteskindschaft ».

[5] Cf. ST, Ia-IIae, q. 114, a. 3.

[6] Cf. Matthias Scheeben, « Die Kontroverse über die Formalursache unserer Gotteskindschaft – noch einmal », 2. C, p. 231-232.

24.6.2021
 

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