Georges Lucas, un créateur de mondes

En mai 1977, le journaliste Michel Ciment et Robert Benayoun rencontrent pour la revue Positif un jeune metteur en scène américain qui a tourné deux films, dont l’un, assez connu, est American Graffiti, et qui s’apprête à sortir un film de science-fiction [1]. Celui-ci, le lectorat, mais aussi le cinéaste, l’ignorent, va le rendre très célèbre, et la suite – la franchise la plus fameuse et la plus longue qu’un seul homme, scénariste et réalisateur, ait réalisé dans l’histoire du cinéma –, mondialement célèbre. Ça y est, vous avez trouvé ? J’ai nommé une figure totémique, geek incontesté, démiurge oniropoiétique, aussi aimé de ses millions de fans que détesté par ses proches collaborateurs : George Lucas.

Or, dans ce précieux entretien où l’homme, pourtant introverti et très indépendant, quelques réponses laissent deviner toute une conception de l’imaginaire qui m’enchante.

D’abord, un flashback resitue  le projet Star Wars dans l’histoire des films de science-fiction :

« Ce qui m’intéressait, c’est qu’il n’y avait vraiment eu un bon film dans ce genre. Dans les années cinquante la science l’a emporté sur la fiction, et le romanesque a été plus ou moins abandonné à mesure que les voyages dans l’espace et la technique venaient au premier plan. Dans le genre, le chef-d’œuvre, c’est 2001, un de mes films préférés, où tout est précis scientifiquement et imaginé à partir du possible. C’est vraiment de la science-fiction. Une des rares exceptions de ce courant général peut être Planète interdite que j’ai beaucoup aimé quand il est sorti. A la télévision, nous avons Star Trek et 1999, qui sont dans ce genre, mais également très scientifiques ». En revanche, « avec Star Wars, j’espère éveiller un intérêt plus grand pour le domaine peu exploré des aventures imaginaires. […] Je voulais créer un imaginaire qui paraisse vrai. […] Et que ce soit drôle, chaleureux, que cela plaise aux enfants », dont on sait combien ils aiment l’imaginaire ».

Bref, au cinéma, il y a eu surtout 2001. L’odyssée de l’espace et Planète interdite. Or, le premier souligne plus la science que la fiction. Demeure ce (très) grand film qu’est Planète interdite, qui entrelace idéalement science et fiction.

Ensuite, Lucas révèle la raison précise pour laquelle il a voulu écrire Star Wars (de fait, il est l’auteur du scénario) :

« Je voulais ce côté conte de fées mythologique, que j’aimais dans mon enfance et que je retrouvais dans les westerns avant qu’ils deviennent sérieux et qu’ils posent des problèmes. J’avais étudié en anthropologie les rapports entre la société et les mythologies des contes populaires. Une des idées de base, c’est l’existence, à l’horizon, d’un monde exotique qu’un jeune guerrier va explorer et affronter. C’est l’histoire d’Ulysse, des chevaliers de la Table Ronde, de l’Île au Trésor, de Gunga Din. Et aux Etats-Unis ce furent les westerns. C’était des films merveilleux, parce que les gens qui les créaient avaient eu un rapport direct avec ces histoires, ils les avaient connus. Pour les gens de ma génération, il n’y a plus d’Ouest. La seule frontière nouvelle, c’est l’espace. Mais l’ennui, pour moi, c’est que cette frontière est technologique, cérébrale, privée d’aventures, de romanesque. Alors j’ai voulu un espace imaginaire, comme celui de nos rêves où l’on combattrait des monstres, où l’on sauverait des êtres en péril, où tout serait possible, où l’on retrouverait la loyauté et l’amitié » (c’est moi qui souligne).

Tout est dit. L’homme a besoin de rêver à des mondes inventés et, lui, Lucas, le désir d’être le créateur de ces univers imaginaires. Or, aujourd’hui, toute la Terre est découverte, donc est objet de perception et non d’imagination. Aussi notre curiosité se porte-t-elle vers l’espace. Mais celui-ci est traité scientifiquement et non fantasmatiquement. De fait, on vient de le dire, les films ou les séries télé de SF honorent plus le S que le F. Lucas a donc trouvé son objet matériel, l’espace, et son objet formel, l’enchantement.

Il demeure le troisième ingrédient : le genre cinématographique. Voici ce qu’en dit Lucas :

« Ce que j’aime dans la SF, c’est de pouvoir créer tout un univers, alors que dans un livre cela reste plus cérébral. Au cinéma, au contraire, on fait naître vraiment une autre réalité. C’est un défi très excitant et qui m’a toujours séduit depuis mes premières études de dessin et mon travail dans l’animation à l’Université ».

Autrement dit, le cinéma n’est pas seulement de l’ordre du moyen ; il n’est pas un chemin parmi d’autres, comme l’écriture de romans, pour créer un univers total. Il est de l’ordre de l’incarnation : le cinéma est ce qui, au plus près, s’approche de l’acte créateur. Une comparaison audacieuse aidera à mieux cerner notre idée. On le sait, Tolkien a inventé six langues avant d’écrire Le Seigneur des anneaux ; plus encore, ces six langues sont la matrice de son chef d’œuvre : il a inventé l’histoire, la cosmologie, la mythologie qui correspondaient à ces mots. Or, « au commencement était le verbe » ; une culture, c’est avant tout une langue, au point que l’on définit une ethnie d’abord par celle-ci (antérieurement à ses rites, règles, etc.). Or, ce que Tolkien a réalisé à partir de ces éléments de sens que sont les langages, Lucas le fait avec les éléments perceptifs que sont les images (et la musique). Voilà pourquoi, aujourd’hui, George Lucas est sans rival dans le domaine de la SF – Le Seigneur des anneaux de Peter Jackson, outre d’être la traduction d’une œuvre qui sous-tend le film de part en part, appartient au genre de la fantasy –. Le seul qui pourrait partager la première marche du podium serait Jim Cameron – si les trois autres volets d’Avatar tiennent leurs promesses (prends ton temps, Jim, et prends modèle sur George…).

Concluons. Sans être en rien un théoricien de l’imaginaire, le praticien oniropoïète (fabricateur de rêves !) George Lucas retrouve la grande intuition chère aux mythopoïètes (fabricateurs de mythes !) anglais, C.S. Lewis et, plus encore, J.R.R. Tolkien : l’imagination est une machine à (sub)créer des nouveaux mondes.

Pascal Ide

[1] Texte sur le site consulté le 3 décembre 2015 : http://www.starwars-universe.com/forum/prelogie-f1/interview-de-george-lucas-positif-novembre-197-t1876.html

13.1.2016
 

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