S’agit-il d’une loi universelle ? Nous sommes tous habités par deux tendances sinon contraires, du moins difficiles à concilier : l’une qui vient de notre nature, je ne parle pas des désirs multiples, muables et superficiels, mais de ses appels les plus profonds, les plus insistants et les plus unifiants ; l’autre qui vient de Dieu et qui suscite aussi en nous un désir, celui de suivre Dieu. Or, même si ces deux aspirations doivent converger, leur unité n’est assurément pas immédiate. Il en est de même des deux courants qui traversent la plante : le premier, descendant vers la terre, est lié à la force gravitationnelle ; le second, ascendant vers le Soleil, est lié au phototopisme. La pesanteur et la grâce, si l’on purifie le dipôle par lequel Gustave Thibon tentait de rendre compte d’une intuition, vitale avant même d’être pensée, de Simone Weil. Mais l’unité que la nature donne à la plante ne saurait s’opérer sans la liberté grâciée de l’homme et son déploiement dans l’histoire.
Or, nous sommes tentés, au fur et à mesure où la vie avance, d’abord de concentrer notre attention sur une seul des deux lignes de vie ou de désir. Par exemple : nous consacrer à notre réussite professionnelle, nous adonner à notre vie familiale, y mettre toute notre énergie ; inversement, nous consacrer totalement à sa poursuite de Dieu, en lui demandant de prendre soin de nous, de nous guérir, de nous trouver un conjoint, etc. Puis, cette inattention se chronicisant, nous sommes tentés de la transformer en une amnésie et bientôt un refoulement – tant il est inconfortable et in-quiétant au sens étymologique, de vivre dans une polarité irréconciliée. Tant aussi il est illusoirement ré-confortant de vivre la paix de l’unité, en oubliant qu’elle nous est promise pour la Patrie, mais non dans l’état pérégrinant de celui qui arpente la Voie.
Or, le prix de cet unilatéralisme de prime abord si désirable est lourd à payer : la perte de la fécondité authentique et durable. En effet, celle-ci est synonyme de nouveauté. Or, elle provient d’abord de la rencontre, donc d’une altérité (qui est le plus souvent dualité) affrontant une mêmeté. Elle vient ensuite de la synthèse de ces éléments. Et elle ne sera véritablement inédite que si elle donne naissance à un troisième terme – et l’analogie, qui est plus que la métaphore, avec l’enfant, n’est assurément pas un hasard. Enfin, cette synthèse ne saurait se déduire de l’état antérieur, mais provient à la fois du dedans et du dehors.
Illustrons ce propos abstrait à force d’être général, donnons-lui de la chair. Dans un texte décisif écrit en 1950, Le cœur de la matière [1], Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955) relit soixante années de vie spirituelle, avec la profondeur d’un cœur qui a très tôt vécu dans l’obéissance au Christ et la finesse d’un esprit qui a été façonné par le discernement ignatien. Déchiffrant autant les réussites éclatantes nées de ses attentions et de ses tensions pleines d’attentes, que de ses échecs douloureux nés de précipitations impatientes, il y livre un itinéraire intellectuel et spirituel aussi profond, riche et inspirant que celui d’un autre jésuite, philosophe et théologien, publié lui aussi de manière posthume, Albert Chapelle [2] : deux chercheurs de Dieu qui ont appris de leur fondateur comment obéir à son Esprit et le communiquer.
Or, pour en rester au seul jésuite paléontologue, celui-ci a tôt discerné en lui deux grandes tendances opposées qu’il décrit au mieux comme « les deux moitiés ‘chrétienne’ et ‘païenne’ de mon être profond [3] ». Teilhard n’hésite donc pas à parler de son « ego ‘païen’ » et de son « ego chrétien [4] ». La première moitié ou le premier ego correspondent à son attrait irrésistible pour la matière : non pas un vague amour romantique et général, mais une attirance très précise pour « le Fer [5] », très concrètement individualisé, « à la campagne » dans « une clef de charrue » et, « en ville », à « la tête, hexagonale, d’une colonnette de renfort [6] ». La seconde moitié ou le second ego correspondent à son aimantation tout aussi impérieuse pour le Christ, non pas pour la Révélation ou la religion chrétienne, mais pour la personne du Christ : « je n’ai jamais éprouvé, à aucun moment de ma vie, la moindre difficulté à m’adresser à Dieu comme à un suprême QUELQU’UN [7] » ; plus encore, un Dieu personnel qui s’est fait tangible : « ‘le Dieu de ma mère’, c’était avant tout, pour moi comme pour elle, le Verbe incarné [8] ». Et ces deux pressantes propensions sont aussi contemporaines qu’anciennes : « Je n’avais certainement pas plus de six ou sept ans lorsque je commençai à me sentir attiré par la Matière [9] ». C’est aussi dès l’enfance, « à travers ma mère », que le « courant mystique chrétien […] a illuminé et allumé mon âme d’enfant [10] ».
Or, ces deux lignes de fond, le scientifique mystique les a longtemps juxtaposées : « Sens cosmique et sens christique : en moi, deux axes apparemment indépendants l’un de l’autre dans leur naissance [11] ». Et voici comment il continue :
« et dont c’est seulement après beaucoup de temps et d’efforts que j’ai fini par saisir, au travers et au-delà de l’Humain, la liaison, la convergence, et finalement l’identité de fond [12] ».
Voire, le jésuite fut tenté de s’a(ban)donner unilatéralement à l’une de ses deux parties, en l’occurrence, la partie païenne. En effet, il a connu la « subtile inclination à dériver vers une forme inférieure (la forme banale et facile) de l’Esprit panthéiste : le panthéisme d’effusion et de dissolution […]. D’une façon insidieuse, tendaient à prendre pied en moi la préoccupation et la préférence (tout à fait orientales, – sous leur vêtement scientifique) d’un fond commun du Tangible […]. Pour être Tout, me fondre avec tout [13] ».
Ce n’est pas le lieu d’expliquer comment Teilhard résista à la tentation et garda intacte la partie chrétienne qui l’aspirait vers le haut. Il faudrait résumer tout son admirable itinéraire. Quoi qu’il en soit, c’est parce que, avec une rare persévérance, il a maintenu vive cette très inconfortable tension intérieure entre ces deux parts si opposées de lui-même, qu’il a vu apparaître peu à peu ce qui en assure l’unité en profondeur : le Christ total, Centre de l’univers, qui est la somme : « ‘Dieu de l’En Haut’ + ‘Dieu de l’En Avant’ [14] ». Certes, tout était donné dès le point de départ. Une phrase citée ci-dessus s’achève ainsi : « je commençai à me sentir attiré par la Matière, – ou plus exactement par quelque chose qui ‘luisait’ au cœur de la Matière [15] ». Mais cette lumière mettra des dizaines d’années à se révéler à Teilhard : le Christ, le « Christ toujours plus grand [16] » qui est le Milieu divin cimentant l’Univers tout en l’attirant vers son achèvement. Telle est l’immense nouveauté dont Teilhard a fait don à notre monde et que nous sommes loin d’avoir fait fructifier.
Pour reprendre la typologie de Max Scheler [17], un Génie ne porte pleinement son fruit que s’il est aussi un Héros qui sait durer dans son intuition créatrice malgré toutes les oppositions et un Saint qui la conserve dans sa vérité malgré toutes les tentations de compromission.
Tirons quelques règles universelles pour le discernement de notre fécondité profonde :
- Prendre le temps de relire les tendances lourdes, profondes, durables, spirituelles. Attardons-nous surtout sur les plus opposées. Et il n’est pas rare qu’elles aient la même radicalité et la même polarité que celles de Teilhard : chtonienne et ouranienne.
- Oser nommer le risque de nos tendances unilatérales. Par exemple, attendre à ce point tout de Dieu seul que l’on s’évapore dans le spiritualisme ; être fasciné à ce point par la splendeur de la création que l’on adore le Soleil.
- Durer en développant chaque ligne, vertueusement. Par exemple, aimer Dieu au point de tout lui sacrifier – restant sauf le juste amour de soi, des autres et de la nature. Aimer follement l’amour de sa vie – restant sauve la primauté de la charité divine. Se livrer à corps (é)perdu dans la contemplation du grand livre de la nature – restant sauve la maducation du livre de la Révélation.
- Supplier fréquemment et assidûment l’Esprit-Saint, qui est la Personne-Communion dont toute la joie est de hâter l’unité en avivant la polarité, afin que ces deux lignées différentes, parfois jusqu’au déchirement intime, convergent en leur temps. Mystérieuse fécondité de la juste intranquillité.
- Croire que, si nous faisons notre part et toute notre part (à 100 %), Dieu fait toute la sienne (à 100 % et plus, car il est Dieu !) pour que chaque ligne arrivée à maturité converge et porte le plus de fruit possible : « La gloire de mon Père est que vous portiez beaucoup de fruit » (Jn 15,8)
Pascal Ide
[1] Cf. Pierre Teilhard de Chardin, « Le cœur de la matière », 1950, Œuvres. 13. Le cœur de la matière, Paris, Seuil, 1976, p. 19-74.
[2] Cf. Albert Chapelle, Au creux du rocher. Itinéraire spirituel et intellectuel d’un jésuite, coll. « Au singulier » n° 9, Bruxelles, Lessius, 2004.
[3] « Le cœur de la matière », p. 53.
[4] Ibid., p. 56.
[5] Ibid., p. 25. Souligné dans le texte.
[6] Ibid., p. 26.
[7] Ibid., p. 52. Les majuscules sont dans le texte.
[8] Ibid., p. 53. Souligné dans le texte.
[9] Ibid., p. 25.
[10] Ibid., p. 52.
[11] Ibid., p. 51.
[12] Ibid.
[13] Ibid., p. 32.
[14] Ibid., p. 67.
[15] Ibid., p. 25. Soit dit en passant, les deux lignes convergent pour ne plus faire qu’une, d’ailleurs selon une dynamique ontophanique, qui n’est pas sans rappeler la quatrième partie de l’ouvrage philosophique de Balthasar, Wahrheit (1947).
[16] Ibid., p. 70.
[17] Max Scheler, Le saint, le génie et le héros, trad. Émile Marmy, Fribourg (Suisse), Egloff, 1944.