Fantômette, Lupin au féminin ?

Comment ne pas noter la réussite de Fantômette, la série créée par Georges Chaulet en 1961 ? Pas moins de 17 millions d’exemplaires vendus pour les 50 titres ! L’autre grand auteur à succès de la Bibliothèque rose, Enid Blyton, cumule à elle seule 22 millions de volumes, mais ceux-ci se répartissent sur trois grandes franchises, Le club des cinq (23 titres originaux), Le clan des sept (15 titres originaux) et Oui-oui (53 titres originaux) et presque deux fois plus de titres que la saga de la détective masquée [1]. Il faudrait aussi comparer à l’autre immense succès indémodable de la célèbre collection – qui a d’ailleurs permis son lancement par Hachette en 1860 – : les ouvrages de la comtesse de Ségur. Mais j’ignore le nombre de livres publiés qui ont plus diversifié leurs maisons d’édition.

Cette réussite n’est pas seulement quantitative, mais qualitative. En effet, si, malgré la multiplication des traductions, Fantômette n’a guère conquis de publics en dehors de la francophonie (de fait, l’héroïne est passablement « cocorico » [2]), en revanche, elle a su fidéliser son lectorat. En effet, encore aujourd’hui, l’on estime qu’il s’achète encore environ 100 livres de l’héroïne par jour.

Or, une success story sinon géographique, du moins historique, signale des raisons qui dépassent le simple contexte culturel et sociologique. Dès lors, comment ne pas se demander ce qui explique un lectorat aussi persévérant – qui, faut-il le préciser, comptait, en ses jeunes années, l’auteur de ces lignes ? Pourquoi les lecteurs préadolescents trouvent-ils toujours un certain plaisir, et parfois un plaisir certain, à lire les aventures de ce lutin sautillant et gagnant contre les méchants ?

 

Écartons d’emblée la multiplication des médias. Certes, Chaulet fut satisfait et flatté que, après trente ans d’écriture, ses histoires soient relayées par des médias plus à la mode (bandes dessinées, dessins animés et série télévisée). Toutefois, reconnaissons-le, ces supports se sont beaucoup plus vite démodés que les ouvrages – quand ils n’en trahissent pas l’esprit (aux deux sens du terme). Pour s’en convaincre, il suffit de regarder l’un ou l’autre épisode de la série (26 épisodes de 26 mn.) [3].

Les raisons concernent autant la forme que le contenu : l’alternance de scènes de tension et de détente ; l’omniprésence de l’humour, même en pleine aventure, au point que le drame en est presque totalement désamorcé (il ne faut pas oublier que Fantômette s’affronte à des criminels qui, non contents d’être des assassins, veulent la faire mourir de la pire manière) ; le rythme alerte ; la richesse du vocabulaire, réel et inventé (la créativité langagière ayant trouvé une médiation privilégiée dans le personnage de Ficelle) ; la caricature toujours gentille des bons comme des méchants ; la variété des intrigues (jusque dans le genre littéraire qui frise parfois le théâtre) ; le petit monde à la fois anonymisé et si français (provincial) de Framboisy ; le milieu encore plus microcosmique de l’école si familier au jeune lectorat ; l’importance accordée aux détails concrets, voire à leur amoncellement cher à Georges Chaulet ; l’importance, toute aussi chère aux têtes blondes, de la nourriture (et pas seulement à travers l’obsession très informée de Boulotte) et, lorsqu’elles sont féminines, de la mode vestimentaire et de la chanson ; des « méchants » (d’ailleurs, il ne me souvient pas qu’il y ait des « méchantes ») tellement typifiés, donc caricaturés, que leur méchanceté en est abrasée ; mais aussi des bad guys qui ont assez de consistance pour donner du fil à retordre à notre héroïne (je pense en particulier au Masque d’argent et son fils, Éric) ; l’éloge de l’amitié et, avec elle, de la fidélité ; en passant, celui de la générosité (par exemple, Fantômette fait don de ses émoluments à un organisme de bienfaisance ; elle fait souvent partager ses voyages à ses deux amies) ; bien entendu, une héroïne aux qualités éminemment attirantes d’autant qu’elles se déploient dans tous les registres, physique (elle est experte en tous les sports), intellectuel (non seulement elle est première de classe, elle est polyglotte, se tient soigneusement au courant de toute l’actualité, a développé son sens de l’observation, mémorise le moindre détail et s’exerce avec sagacité à la déduction) et morale (avant tout le courage et la prudence qui est ici la vertu de l’aventure) ; mais, pour celles (ceux) qui voudraient se reposer d’une perfection inaccessible qui frôle la toute-puissance et pourraient trouver ce modèle plus admirable qu’imitable, le romancier a su essaimer quelques défauts (dont le plus flagrant est la vanité) et surtout a inventé avec une évidence jubilation le contre-type hilarant de Ficelle, tout en réussissant à lui donner une vraie consistance scénaristique (comme le capitaine Haddock et Obélix, ce faire-valoir est un ressort essentiel de l’action, au point que Françoise l’écoute attentivement) et une authentique cohérence psychologique (aujourd’hui, on portraiturerait volontiers Ficelle en HPI…) ; etc.

Une approche sociologique avance volontiers deux autres arguments. Tout d’abord, Fantômette fait son apparition dans les années 1960. Précisément, la demi-centaine de volumes paraît, à raison de 2 à 3 par an, entre 1961 et 1987. Or, à cette époque, le jeune public français féminin ne dispose d’aucune héroïne à laquelle s’identifier. Claudine « Claude » Dorsel du Club des cinq et Alice de la série éponyme de la Bibliothèque verte (d’ailleurs, autrement plus dynamique que son homologue de couleur rose) sont toutes deux anglo-saxonnes. J’ajouterai que, si les jeunes garçons constituent tout de même pas moins d’un quart du lectorat, c’est que l’héroïne masquée est à la fois presque asexuée [4], garçon manqué (comme Claude, d’ailleurs) et entre volontiers en compétition avec ses homologues masculins, pour l’emporter invariablement… sans que ce triomphe systématique, strictement au service du personnage, s’accompagne du moindre discours féministe.

Ensuite, sous ses dehors gentillets et conservateurs, Fantômette dissimule une tendance gentiment, mais constamment anarchique. Il n’y a nulle institution qui tienne face à la critique souriante, mais vitriolée, de Chaulet : de l’école à l’armée, du monde politique à celui du show business. Même les savants sont tous des émules de Tryphon Tournesol et le plus sympathique des adultes, le journaliste Œil-de-Lynx demeure un doux rêveur toujours en retard d’une enquête et représentatif d’un milieu qui fait plus dans la fiction que dans la réalité. Mais il y a plus. La plus intouchable des institutions, du moins à l’époque, n’est pas tant critiquée que passée sous silence : les parents. Certes, l’adulte retarde l’action (comme la femme dans l’univers de Jacobs ou d’Hergé). Néanmoins son exception du monde de l’aventure pourrait rimer avec mention et non avec disparition. Il y a encore davantage. Cette anarchie ne touche pas seulement les instances collectives, grosso modo, le politique, mais jusqu’à l’éthique elle-même. En effet, combien de fois, lorsqu’elle a neutralisé les brigants et rendu justice à l’innocent, le Fantômette les a-t-elle libérés sans les remettre entre les mains de la justice. On le sait, ce tropisme anarchique plonge ses racines dans l’histoire de Georges Chaulet (1931-2011), qui s’ennuie profondément à l’école, traverse ses deux années d’école des beaux-arts dans un chahut estudiantin permanent, et s’ennuie encore davantage lors de son service militaire. Pour autant, redisons ce que nous avons développé ailleurs, la blessure peut être condition (en termes techniques, cause dispositive) de la créativité, elle n’en est nullement la cause principale. Voilà pourquoi le romancier a su métaboliser une histoire douloureuse dans des histoires non pas douteuses, mais goûteuses.

 

Comment nier la pertinence de ces raisons ? Faisant mémoire de mon ancien attrait, je souhaiterais toutefois en avancer trois autres qui ont beaucoup plus compté pour moi.

L’on sait le schème à la fois universel et christique (d’ailleurs, universel parce que christique) du super-héros. Or, de manière très intentionnelle, ce grand lecteur de Superman et autre Batman qu’était Jojo a fait de son héroïne une superhéroïne, ce qui peut éclairer certains de ses traits énigmatiques : la double identité incarnée dans le costume aussi peu pratique et repérable qu’identifiable et élégant ; les super-pouvoirs (c’est-à-dire les talents multiples dont la convergence chez une fille de douze ans relève de l’impossibilité de fait) ; les actions multiples qui se résument dans la mission unique qu’est la protection des innocents contre les criminels ; le statut de vie, certes célibataire (étant donné son âge), mais surtout affectivement neutralisé (ce qui est différent de l’asexuation liée à la forte censure exercée par la collection).

Si cette première raison n’a été formulée que tardivement, la deuxième l’a été précocément. Les volumes de la saga sont doués d’un rare sens du suspense et du suspense par excellence qui est la menace de mort à la fois imminente (urgente) et insoluble. D’abord, parce que l’intrigue multiplie les situations à la Tintin et à la Tintin en parution hebdomadaire (la dernière image montrant le jeune reporter ligoté sur une voie ferrée sur laquelle fonce une locomotive aveugle). Ensuite, parce que l’histoire est structurée de manière constante par une montée en tension qui culmine dans une scène où la détective à pompon voit sa vie dramatiquement menacée et qui se résout par une scène explicative toujours rétrospective. Or, redisons ce que de nombreuses fiches critiques de film répètent inlassablement à la suite de ce maître ès cinéma qu’est Alfred Hitchcock, la valeur d’une histoire est proportionnelle non pas à son caractère spectaculaire (qui relève des sens, donc de l’ordre du corps), mais au suspense (qui relève de la tension préparée, mais non préfigurée, donc de l’ordre de l’esprit). Un exemple entre mille, mais particulièrement réussi est la fin d’Opération Fantômette : seule, ne pouvant appeler personne à l’aide et personne n’étant informé, les pieds lestés par un morceau de fer, elle ne peut que finir engloutie dans l’océan. Elle devra son salut à une allumette qui a coincé le combiné téléphonique et permis à la police d’entendre toute la conversation avec le Furet. Et Chaulet s’offre le luxe de donner au lecteur attentif tous les détails qui lui permettent d’anticiper le retournement final qui n’a donc doublement rien d’un deus ex machina [5].

Toutefois et enfin, il y a bien plus important, pour moi, que cette raison encore formelle : dans Fantômette (avec et sans italiques) sommeille quelque chose d’Arsène Lupin (là encore, le héros autant que l’intrigue). Certes, il y a quelque chose de lupinesque dans ce côté transgressif, cette réjouissante mise en boîte de la police, cette généreuse aide portée à l’innocent. Certes et sans doute davantage, Chaulet lorgne manifestement vers le plus fameux et le plus génial des Arsène Lupin, L’aiguille creuse, quand il ose affirmer que l’obélisque de la place de la Concorde est creux et contient un inestimable trésor qui a aussi son pesant d’histoire française [6]. Mais je pense d’abord à autre chose : le sens du mystère. Et qui dit mystère, dit plus qu’enquête policière ou énigme. Il renvoie souvent à un précieux trésor et donc à un rébus qui en révèle l’emplacement, ainsi qu’à une chasse dont il faudra écarter des indésirables dégoulinant de méchanceté et de convoitise. Surtout, le mystère éveille chez son lecteur aimanté un sens de la profondeur inépuisable et laisse retentir en lui un appel à une quête infinie. Or, il n’est pas une histoire de Fantômette qui ne mette en scène un trésor, voire qui le porte en son titre.

Que le lecteur ahuri de la comparaison ne s’inquiète pas ! Je laisse bien le héros de Maurice Leblanc au pavillon de Breteuil ; je ne fais que mesurer les historiettes de Georges Chaulet au maître-étalon incontesté du mystère. Mais je souligne une continuité ou une participation qui, par contrecoup, explique aussi le patriotisme bon enfant de notre auteur… et la fidélité de son lectorat.

Pascal Ide

[1] Je tire ces informations et d’autres sur la biographie de Georges Chaulet du petit livre de Pierre Bannier, Les microsociétés de la littérature pour la jeunesse. L’exemple de Fantômette, coll. « Logiques sociales », Paris, L’Harmattan, 2000.

[2] Précisons brièvement ce point. On pourrait objecter que, si plus de la moitié des aventures se déroulent en France, voire sur Framboisy, en revanche, la géographie va s’élargissant au fur et à mesure que les volumes vont se multipliant. Toutefois, on notera que les avis de Chaulet sur les pays étrangers sont pour le moins brocardés et caricaturés. Les livres ne seraient-ils pas à l’image de son auteur casanier (il a toujours vécu à Antony) dont la documentation, si elle est volontiers précise, remplace la connaissance de terrain…

[3] Une grande partie se trouve en accès libre sur Youtube.

[4] Le « presque » prend en compte l’un des volumes les plus attachants de la série, Fantômette et son prince (Paris, Hachette, 1968), parce que justement il parle d’attachement. Assurément, code très contrôlant de la Bibliothèque rose oblige, cet attachement ne semble concerner que le jeune souverain du royaume de Panorama – notamment dans les dernières pages : « J’espère que vous allez rester longtemps ici… » (p. 182) ; « au fond de ses yeux mi-clos brillait une lueur malicieuse » (p. 184). Toutefois, la suractive et très indépendante Fantômette ne semble pas indifférente à son charme, elle qui le réveille dans une formule riche d’humour, mais aussi d’allusion : « Réveillez-vous, Prince au bois dormant ! Voilà la princesse qui vient vous délivrer ! » (p. 143). Le tout n’est-il pas confirmé dans le titre (« son prince ») autant que la belle illustration – heureuse coïncidence qui permet au dessin pleine page en couleur de la p. 32 de montrer le « jeune » et « beau » prince au sourire chargé de mélancolie » (p. 31).

[5] Georges Chaulet, Opération Fantômette, Paris, Hachette, 1966, p. 166 et 180.

[6] Georges Chaulet le souligne en prêtant à son héroïne un de ses rares sentiments forts : « Très émue, Fantômette contemplait le monolithe encerclé par la ronde incessante des voitures en se répétant à voix basse : ‘Il est creux… Il est creux, et le trésor de Ramsès IV est à l’intérieur’ » (Id., Fantômette et le trésor du Pharaon, Paris, Hachette, 1970, p. 143. Souligné par moi).

26.7.2022
 

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