Maurice Bellet a proposé quatre hypothèses d’évolution du christianisme [1]. Les deux premières sont sa disparition et les deux dernières sa continuation, à chaque fois selon des modalités différentes.
1) « Le christianisme disparaît, et avec lui le Christ de la foi »
La disparition pure et simple du christianisme était l’hypothèse scientiste du xviiie siècle, l’hypothèse positiviste du siècle suivant et l’hypothèse communiste de celui qui lui a succédé.
2) « Le christianisme se dissout »
Dans ce deuxième destin, le christianisme disparaît par assomption dans une forme prétendument supérieure ou en tout cas autre d’ordre éthique ou spirituel. C’est ce que propose, par certains côtés, l’Homme-Dieu de Luc Ferry.
En fait, une telle hypothèse suppose la distinction entre, d’un côté, les valeurs éthiques et spirituelles du christianisme qui deviennent le bien commun de l’humanité, et la valeur particulière de la figure du Christ et de la religion chrétienne qui, elles, deviendraient obsolètes. Pour être fréquente, cette hypothèse méconnaît une loi essentielle : l’universel abstrait ne se donne jamais qu’à travers des figures concrètes et historiques.
3) « Le christianisme continue »
Pour Maurice Bellet, cette option consiste à conserver le christianisme tel qu’il est, mais en incorporant quelques réformes de détail, autrement dit, sans changement autre qu’accidentel. Or, selon notre auteur, ce changement se réduit à une Restauration. Un exemple en est la « nouvelle évangélisation » dont Michel Molitor dit qu’elle « n’a conduit à aucune correction significative [2] ». Mais une Restauration est une conservation à l’identique, alors que nous assistons aujourd’hui à un changement de paradigme ou de figure historique du christianisme.
4) Le christianisme doit être réformé en profondeur
Telle est la proposition de Maurice Bellet. La raison en est l’épuisement historique d’une certaine figure du christianisme, commencée voici quelques siècles, en l’occurrence à l’âge moderne ; or, celle-ci, comme toute époque, est caduque, elle n’a pas les promesses de la vie éternelle. Ainsi, quantité de problèmes d’Église qui tourmentent les chrétiens proviennent de cette confusion entre ce qui provient de cette période et ce qui constitue le noyau même de l’Église. D’où cette double affirmation complémentaire : « Quelque chose meurt et nous ne savons pas jusqu’où cette mort descend en nous » ; « Quelque chose s’annonce, et nous ne savons ce que ce sera ». L’une des différences tient au statut minoritaire de l’Église dans un monde pluraliste : « Cette représentation de soi en termes de minorité est liée à la conscience d’un monde dorénavant pluriel [3] ».
On retrouve le même constat chez Michel de Certeaux qui conduit d’un constat de fait à une affirmation de droit : « le christianisme est un phénomène limité et, à en juger par l’évolution récente, il y a peu de chance qu’il aille vers une plus grande extension ». Première conclusion : le christianisme ne peut plus « se créditer lui-même du pouvoir d’assumer toute l’histoire et d’en manifester la vérité […]. Le christianisme est quelque chose de particulier dans l’ensemble de l’histoire des hommes, et il ne saurait parler au nom de l’univers entier ». Seconde justification, d’ordre théologique :
« Le christianisme se construit sur la reconnaissance d’un Dieu fait homme, un individu particulier, Jésus, qui a expérimenté comme tout autre sa limite et sa marque essentielle, la mort. Dans l’Évangile, cette mort est acceptée pour faire place à un ‘plus grand’ et à d’autres. Ce qui ressort au moins de cette présentation, c’est que l’absolu n’est pas une vérité universelle ou englobante, mais qu’il est indissociable d’une limite, tel Jésus lié à une croix [4] ».
Ces analyses cherchent à penser le fait inquiétant d’une baisse que certains identifient à un effondrement catastrophique de la pratique sacramentelle, voire à un quasi-effacement du christianisme en Occident. Elles se nourrissent parfois d’une désespérance. Elles nient le fait impressionnant des revival chrétiens depuis un siècle. Elles demanderaient à être analysées à partir du concept fécond, lancé par le cardinal Ratzinger, des « minorités créatives ». Surtout, elles se laissent impressionner par la particularité du christianisme qui est d’abord la figure singulière du Christ, oubliant cette grande vérité rappelée par notre réponse à la deuxième hypothèse : l’on n’accède à l’universel qu’à travers la personne concrète de Jésus qui est universale concretum et personnale. C’est ce que montre avec profondeur la théologie de l’histoire de Balthasar dont le site offre une analyse détaillée.
Pascal Ide
[1] Maurice Bellet, La quatrième hypothèse. Sur l’avenir du christianisme, Paris, DDB, 2001.
[2] Michel Molitor, « L’avenir du catholicisme en Europe. Analyses, questions, convictions », Revue théologique de Louvain, 33 (2002) n° 2, p. 161-186, ici p. 177.
[3] Ibid., p. 183.
[4] Michel de Certeau et Jean-Marie Domenach, Un christianisme éclaté, Paris, Seuil, 1974.