Si le théologien allemand Eugen Drewermann n’intéresse plus guère aujourd’hui, il fut très traduit et lu dans les années 1990, d’autant qu’une entrevue retentissante accordée à l’hebdomadaire Der Spiegel, le 23 décembre 1991, lui avait fait une publicité tapageuse [1]. Sa pensée n’est pas tant intéressante par son contenu que par son évolution : l’importance unilatérale accordée à l’approche mythologique de l’Écriture, joint à un profond ressentiment à l’égard de l’Église, l’a progressivement conduit à déshistoriciser la foi, donc la déréaliser, et bientôt à l’abandonner pour un monisme nouvelâgiste…
A) Exposé
Par certains côtés, toutes les thèses ultérieures du penseur polygraphe sont déjà présentes en germe dans l’œuvre maîtresse de 1970, Les structures du mal, qui fut d’abord une thèse de théologie soutenue à Padenborn [2]. Son œuvre présente en quelque sorte deux faces :
1) Pars destruens
Drewermann déconstruit systématiquement les trois grandes parties de l’enseignement et de la pratique ecclésiale : la doctrine, la morale et la prière.
a) Critique du dogme et du pouvoir hiérarchique dans l’Église
Le refus du dogme se fait au nom du refus de la loi et du pouvoir hiérarchique identifiés à la répression. De plus, le coût humain du dogme est irrecevable : il exclut des groupes humains tout entiers comme hérétiques. En effet, selon Drewermann, « l’Église rend les gens névrosés en exigeant trop d’eux ». Cette exigence est « source de névroses obsessionnelles ».
Au fond, notre auteur oppose l’intériorité à l’exigence toute extérieure d’une loi. Et, pour cela, il se prévaut de Sören Kierkegaard. Ce n’est pas seulement l’Église, c’est la médiation religieuse en son principe qu’il refuse : « un homme en parfait accord avec lui-même peut se passer du dérivatif d’une autorité religieuse. Celle-ci devient superflue, inopportune et nuisible [3] ».
b) Critique de la trop grande place laissée à la morale
Eugen Drewermann critique aussi « la démesure avec laquelle l’Église insistait sur la morale dans la vie quotidienne ». Or, cette morale est identifiée « à une norme objective figée ». En regard, « il me paraît beaucoup plus important de comprendre le mal que l’homme se donne et ce qui se passe en lui. Ce que la psychanalyse réussit aujourd’hui beaucoup mieux à faire que la théologie ».
c) Critique du ritualisme
« Je constate que ce n’est pas tant à la messe ou à la Cène qu’on peut changer quelque chose, mais à la confession. Cela m’est plus facile, à travers ce substitut qu’est la psychanalyse que je pratique tous les jours. J’y vois le modèle de ce que l’Église catholique pourrait faire pour redonner vie de l’intérieur à un important sacrement traditionnel, mais maintenant complètement tombé en désuétude : là où on a peu à peu glissé dans le ritualisme qui n’a fait qu’écraser les gens, il suffirait de reprendre ce qu’on faisait en lui redonnant l’intention d’un dialogue vivant et ouvert [4] ».
On le voit, là encore, la dimension spirituelle du sacrement dérive vers le psychologique.
2) Pars construens
En regard et à la place de cette entreprise de démolition systématique, que propose Eugen Drewermann ?
a) La méthode
Eugen Drewermann prétend relire les textes de l’Écriture, de la Bible. Il retient de la méthode historico-critique l’exténuation du contenu historique.
Désormais la route est tracée pour un autre type d’exégèse qu’il qualifie de symbolique. Celle-ci présente deux avantages : elle permet de découvrir une autre dimension du réel, loin de toute objectivité scientifique, et qui est le monde intérieur des images et de mythes.
Second avantage : le mythe, le langage poétique et symbolique sont universels. En effet, le concept est toujours régionalisé.
Dernier avantage : l’au-delà du concept réducteur. « Dans les images du mythe vit une vérité qu’elles seules peuvent communiquer et dont l’unique évidence repose précisément sur le fait qu’elles échappent à toute tentative d’explication conceptuelle [5] ».
Pour Eugen Drewermann, l’historique des paroles de Jésus « se perd dans les nuages ». Et il a cette formule étonnante : « plus un événement donné a d’importance du point de vue religieux, moins la tradition qui le porte sera historique, au sens moderne du terme [6] ». Donnons-en un exemple : « À Bethléem, au pays de Juda, au temps de Quirinus, le fils de Dieu est né d’une vierge. Si nous voulons comprendre ce que signifie un tel énoncé, nous ne devons pas aller chercher dans l’histoire extérieure, mais il nous faut nous efforcer de pénétrer les images de l’histoire des religions elles-mêmes pour en dégager la signification toujours valable », et donc « nous plonger aussi concrètement que possible dans les images (archétypes) de l’ancienne mythologie relative à la naissance des personnages royaux et au mystère de la filiation divine du Sauveur ». Au fond, pour découvrir l’événement singulier de la nuit de Noël, cela se peut « seulement en rêvant ces images [7] ».
Pour interpréter ces faits, on peut reprendre la distinction classique qu’aime Eugen Drewermann entre Historie et Geschichte. La première est l’histoire factuelle, la seconde est l’histoire interprétée, ici existentielle. [8] « On peut très bien voir comme émanant de la personne historique de Jésus de Nazareth des textes que l’exégèse considère comme post-pascaux, donc comme non factuels ».
b) Les résultats
1’) Anhistoricité
Finalement, Eugen Drewermann exténue le contenu historique. Son accusation constante vise les fondamentalistes.
La controverse et la presque-rupture avec l’Église passe notamment par le dialogue avec son archevêque, celui de Paderborn, Mgr. Degenhardt. De plus celui-ci est exégète. [9]
Très révélatrice est la lettre comminatoire envoyée par Drewermann à son évêque le 20 novembre 1991, lorsque sont tombées sur lui les sanctions canoniques. Eugen Drewermann somme son Ordinaire de répondre par oui ou non à quatre questions, ceci en vue de « clarifier et simplifier encore une fois les choses » :
« 1° Peut-on dire qu’il n’y a de foi catholique qu’à la condition de reconnaître la virginité mariale, en entendant par là qu’elle reste biologiquement intacte avant, pendant et après la naissance ?
« 2° Le fait de la virginité mariale est-il objectif en ce sens qu’un incroyant pourrait aussi l’avoir admis comme fait, et miraculeux en ce sens qu’il échappe à l’intelligence de par un pur acte divin ?
« 3° Le Jésus historique a-t-il historiquement institué le sacerdoce pour dispenser au peuple les sacrements de l’Église et lui annoncer la parole de Dieu ?
« 4° Le Jésus historique a-t-il institué la messe en disant : ‘Ceci est mon corps, ceci est mon sang’ ? »
On voit donc combien le théologien de Paderborn dialectise en opposant le fait au symbole, la nature y compris corporelle, à l’interprétation, le Jésus de l’histoire au Christ de la foi.
2’) Vision du Christ
« Chez lui, nul souci de fonder une nouvelle religion pourvue d’une doctrine bien arrêtée et d’une hiérarchie administrative. Il entendait simplement répondre sensiblement, expérimentalement à l’aspiration et à la promesse des prophètes : rendre la liberté aux opprimés et la vue aux aveugles, guérir les malades [10] ».
Dès lors, ce qui est intéressant chez le Christ est son exemplarité et non pas son efficaccité. Jésus rayonne d’une bonté dont la proximité éveille, évoque en, convoque chacun à son image totale, à sa vérité.
3’) La nouvelle religiosité
On le comprend en ouvrant quelques ouvrages récents. Ici, la religion nouvelle est explicitée.
Prenons d’abord son court texte sur les animaux [11]. Sans originalité, Drewermann y critique l’anthropocentrisme chrétien, biblique. Puis, il efface la différence homme-animal. Dès lors pourquoi réserver à l’homme le privilège de l’immortalité ? « si les êtres humains sont immortels, pourquoi pas aussi les animaux ? » Enfin, il en tire des conclusions : que les êtres humains soient moins nombreux pour permettre une plus grande multiplicité d’espèces végétales et animales ; retournons à la loi naturelle, celle qui est inscrite dans les grands cycles de la nature.
Plus encore, dans un ouvrage consacré au progrès, Eugen Drewermann envisage le scénario suivant [12]. Il reprend totalement à son compte la thèse de l’infernal anthropocentrisme introduit par la Bible et la Grèce, et aggravé par Rome. Désormais, l’homme vit de cet impérialisme sur la nature. Drewermann émet alors cette hypothèse :
« La nature a le temps. Même si, dans un renouveau grandiose, elle se débarrassait de l’histoire humaine comme d’une expérience ratée, devenue encombrante, il serait dans son pouvoir de s’y reprendre à plusieurs fois pour créer un être intelligent qui envisagerait le monde avec moins d’agressivité, de dépit et de confusion [13] ».
Mais que devient la relation avec Dieu ? Avec rigueur – ce qui n’est pas synonyme de vérité –, Drewermann propose que chaque mutation évolutive s’accompagne d’une Incarnation :
« L’humanisation proprement dite vient à peine de commencer et qu’est-ce qui nous empêche vraiment, aussi comme chrétiens, de considérer comme vraie cette représentation des hindous : Vishnou, la deuxième personne de la divinité trine, ne cesse de revenir, sur terre, à chaque étape du développement de la vie, pour être visible dans des formes et des figures toujours nouvelles [14] ? »
Pascal Ide
[1] Nous nous inspirons largement de Gérard Leclerc, Pourquoi veut-on tuer l’Église ?, Paris, Fayard, 1996, chap. 1 : « Eugen Drewermann. La régression prébiblique », p. 29-94. En effet, le journaliste a lu méticuleusement toute l’œuvre et peut ainsi en offrir une évaluation. Le même ouvrage passe aussi en revue les affaires Jacques Duquesne ou Jacques Gaillot. Cette étude date de la publication du livre de Leclerc.
[2] Eugen Drewermann, Strukturen des Bösen, 3 vol., Munich-Paderborn-Vienne, Schöning, 1977-1978 : Le Mal, 3 vol., trad. Jean-Pierre Bagot, Paris, Desclée De Brouwer, 1995-1997.
[3] Id., Fonctionnaires de Dieu, trad. Francis Piquerez et Eugène Wéber et révisé par Jean-Pierre Bagot, Paris, Albin Michel, 1993.
[4] Entretien de 1978, La Parole qui guérit, trad. Jean-Pierre Bagot, Paris, Le Cerf, 1991.
[5] Eugen Drewermann, De la naissance des dieux à la naissance du Christ, Paris, Le Seuil, 1992.
[6] Eugen Drewermann, La Parole qui guérit, trad. Jean-Pierre Bagot, Paris, Le Cerf, 1991.
[7] Eugen Drewermann, Tiefenpsychologie und Exegese, cité par Christoph Theobald, « Interprétation symbolique et Histoire », Études, janvier 1993.
[8] Cf., par exemple, Eugen Drewermann, L’Évangile de Marc. Images de la rédemption, trad. Jean-Pierre Bagot, Paris, Le Cerf, tome 1, 1993.
[9] Cf. Le Cas Drewermann. Les documents, Paris, Le Cerf, 1993.
[10] Eugen Drewermann, « Où est Dieu ? », Le Cas Drewermann. Les documents, Paris, Le Cerf, 1993.
[11] Eugen Drewermann, De l’immortalité des animaux, trad. Bernard Lauret, Paris, Le Cerf, 1992.
[12] Eugen Drewermann, Le progrès meurtrier, trad. Stefan Kaempfer, Paris, Stock, 1993.
[13] Le progrès meutrier.
[14] De l’immortalité des animaux.