En attendant Godot. Un théâtre moins absurde qu’il ne paraît

De tout le théâtre de l’absurde, En attendant Godot, de Samuel Beckett, est peut-être la pièce la plus fameuse. Mais est-elle si absurde que . Sans doute. Du moins, le monde blessé que nous décrit Beckett ne peut-il faire mourir toute espérance, malgré l’apparence résumée par le dialogue initial : « Rien à faire », dit Estragon. Et Vladimir de renchérir, expliquant qu’il a longtemps essayé, mais en vain. [1]

1) Le monde est blessé

L’univers que nous propose Beckett est de prime abord déstructuré, dénué de sens, de but. Même la mort (ici sous la forme de la pendaison) est tournée en dérision. Car on sait qu’elle n’est pas la solution, mais une démission.

Il est certain qu’un monde horizontal qui ne fait que célébrer son immanence, un monde où la Bible est ridiculisée au nom d’une prétendue divergence entre évangélistes [2], est un monde qui perd toute raison d’être. Or, le sens (la signification) seul donne sens (la direction). Aussi le temps d’un tel monde est-il celui d’une morne répétition indéfinie, comme réversible. La réponse à la question « on y va ? » ne peut qu’être l’immobilité. [3] Estragon et Vladimir n’ont aucune mémoire du passé le plus immédiat. Sans Dieu, le monde ou la vie devient circulaire.

2) L’espérance demeure :

En effet, les trois principales inclinations naturelles ne peuvent s’effacer. Chassées par la porte, elles rentrent par la fenêtre.

a) L’inclination au bien

Certes, toute finalité s’efface. Pour un Vladimir, le seul idéal devient celui de la volonté seule : « Vouloir, tout est là [4] ». Elle demeure par excellence sous la forme de l’attente, du désir. Toute la pièce est une attente, et une attente active qui mobilise les forces [5]. Leur rôle est « celui du suppliant [6] ». Or, il n’y a de désir, d’attente que d’un bien. Certes, on s’est perdu en conjecture sur l’identité de ce Godot, l’une des interprétations les plus séduisantes pour notre propos étant d’ôter les deux dernières lettres de ce personnage culpabilisateur, à la barbe étrangement blanche [7].

b) Inclination au vrai

Certes, dans un monde où, perpétuellement, « on se croirait au spectacle [8] », où « rien n’est sûr [9] », Beckett refuse tout sens : tout « devient vraiment insignifiant [10] ». Ce n’est pas qu’il nie que l’on ait dû penser. Mais tel était le cas « au commencement [11] », plus maintenant, une fois advenue la mentalité critique. Même les sensations ne sont pas sûres [12], les vérités les plus élémentaires peuvent être remises en question, comme le sens de rotation de la Terre autour du Soleil [13].

Il demeure une certitude vague : « Vous êtes bien des êtres humains cependant [14] ».

c) Inclination à l’autre

Certes, Vladimir, Estragon et Pozzo vivent de leur personnalité fuyante, évanescente [15], de leur égoïsme [16], de leur repli sur eux, de surcroît justifié [17]. Et aussi de la perte du pardon, ridiculisé dans un bref dialogue [18]. Pozzo exploite Lucky qu’il a réduit à l’état d’ilote, et, de prime abord profondément choqués, les deux autres clochards finissent par se ranger, sinon à son avis, du moins à son comportement de refus de l’autre.

Il demeure qu’ils ne peuvent vivre seuls, qu’ils ont besoin l’un de l’autre, de parler. « J’ai tant besoin d’encouragement », explique Pozzo [19]. De même, Vladimir veut toujours embrasser Estragon [20]. La relation de Vladimir et d’Estragon n’est pas une indifférence, mais une relation passionnelle, pétrie de jalousie, de bonheur et de manque [21]. Plus encore, l’un ou l’autre est capable d’un étonnant sursaut de charité fraternelle [22]. C’est donc que demeure l’inclination à autrui.

On pourrait encore préciser : certes, la relation est utilitaire : « Ce n’est pas tous les jours qu’on a besoin de nous [23] ». Mais le don gratuit n’est pas totalement absent.

d) La permanence d’une nature ?

Ainsi, suite à la réflexion antérieure, le monde de Beckett est dénué de toute flèche du temps : « Vous n’avez pas fini de m’empoisonner avec vos histoires de temps [24]? »

De sorte que le monde morne de la répétition ne peut supplanter totalement le monde irréversible où advient la nouveauté, quand bien même ce serait seulement celle de la haine ou du ressentiment. C’est ainsi qu’Estragon continue à se rappeler le coup reçu de Vladimir [25], avec amertume. Certes, « on ne descend pas deux fois dans le même pus [26] », selon le mot d’Estragon qui mixe Héraclite, sauce nihiliste. Mais l’essentiel demeure. Certes, pour Estragon, cette nature est la folie : « Nous naissons tous fous. Quelques-uns le demeurent [27] ». Dans la pratique, l’amertume qu’Estragon défoule contre Pozzo, montre combien la haine mine secrètement son cœur [28]. En réalité, l’ennui montre bien que ce n’est pas cette folie qui comble l’homme.

3) Conclusion

La permanence des inclinations qui demeure malgré la profondeur de la blessure signe que celle-ci ne saurait mordre sur le fond de l’être [29]. Certes, ces propensions sont transies de narcissisme et obscurcies par la déréliction. Toutefois, comme le remarque Vladimir, mais en un tout autre sens : « Le fond ne change pas [30] ».

Cet optimisme fondé dans la nature ne saurait suffire. En effet, ce monde de profond ennui, selon l’aveu de Vladimir. [31], est celui de l’acédie où Georges Bernanos lisait le péché fontal de notre monde. L’homme ne sortira de sa tristesse mortifère et désespérée, il ne se réconciliera avec lui-même que par la présence d’un Tiers. Et ce Tiers réconciliateur joue le rôle d’un Sauveur : « C’est Godot, s’écrit Vladimir avec éclat ! Nous sommes sauvés [32] ! »

[1] Samuel Beckett, En attendant Godot, Paris, Minuit, 1952, p. 9.

[2] Cf. Ibid., p. 14 à 16.

[3] Ibid., p. 134. Cf. p. 65, près de la fin de l’Acte I.

[4] Ibid., p. 118.

[5] Cf., par exemple, Ibid., p. 25 : ils écoutent au point qu’Estragon manque de tomber.

[6] Ibid., p. 24.

[7] Ibid., p. 132.

[8] Ibid., p. 47.

[9] Ibid., p. 75.

[10] Ibid., p. 96.

[11] Ibid., p. 90.

[12] Cf. Ibid., p. 94-95.

[13] Ibid., p. 120.

[14] Ibid., p. 30.

[15] Donc en quête d’identité, comme celle de Jésus, ce qui fait dire à Estragon : « Toute ma vie je me suis comparé à lui ». (Ibid., p. 73)

[16]

[17] Cf. par exemple, pour Pozzo, Ibid., p. 54.

[18] Ibid., p. 106-107.

[19] Ibid., p. 53.

[20] Cf., par exemple, Ibid., p. 81.

[21] Cf., par exemple, Ibid., p. 82.

[22] Que l’on songe à Vladimir ôtant son veston pour courir Estragon qui s’endort dans la nuit. Estragon.

[23] Ibid., p. 111.

[24] Ibid., p. 126.

[25] Cf. Ibid., p. 58.

[26] Ibid., p. 84.

[27] Ibid., p. 113.

[28] Ibid., p. 124.

[29] Cf. S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIæ, q. 85, a. 3.

[30] Samuel Beckett, En attendant Godot, p. 28.

[31] Ibid., p. 113.

[32] Ibid., p. 104.

27.4.2021
 

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