« Elle m’a converti »

Nous sommes en 1995, à Rome. La procession du Saint-Sacrement s’organise : fidèles laïcs, religieux, prêtres, évêques, cardinaux et, fermant la marche, saint Jean-Paul II tenant en main le Seigneur. Alors que la procession commence, une femme se glisse dans les rangs des cardinaux, bouscule tout le monde, brave la police. Elle porte avec elle un grand panier. Que cache-t-elle donc ? Elle réussit à accéder au premier rang juste devant la papamobile pour jeter le contenu de son panier. On craint le pire…

Et que voit-on ? La femme est en réalité une religieuse et ce que contient son grand panier n’est pas une bombe, mais… une brassée de fleurs fraîches qu’elle jette devant la voiture.

En ce deuxième jour de la Semaine Sainte, nous entendons l’évangile où Marie, sœur de Marthe et de Lazare, verse « une livre de nard très pur et de très grande valeur sur les pieds de Jésus » (Jn 12,3). Aussi Lucienne Sallé, officiale au Conseil pontifical pour les laïcs, qui rapporte ce fait, affirme-t-elle que cette femme « renouvel[le] d’instinct le geste de la femme de l’Évangile [1] ». Oui, comme aimait dire le Cardinal Journet, l’Église, c’est l’Évangile qui continue…

Le geste de cette religieuse, qui ose déranger l’ordre établi (très masculin) pour exprimer l’amour sans réserve, nous dit quelque chose de ce que le pape polonais appelle le « génie féminin [2] ». « Les saintes femmes de l’Évangile […] ont cherché à le voir et à le toucher, vénérant affectueusement ce corps dans lequel le Fils de Dieu s’est incarné », écrit Lucienne Sallé au seuil de son ouvrage qui conclut par l’anecdote rapportée plus haut. Les « gestes » et les « attitudes » de ces femmes « envers le corps de Jésus nous éclaire[nt] sur ce que peut être le ‘génie féminin’ ou la sainteté au féminin [3] ». La femme a le sens des gestes les plus simples et les plus gratuits qui peuvent renverser une situation.

Plus globalement, ces gestes sont expressifs de l’être humain qui « ne se trouve que dans le don sincère de lui-même [4] ». Le cardinal Stafford, président du Conseil pontifical pour les laïcs, a vu. Sa première réflexion, toute masculine, donc toute fonctionnelle, est celle d’un beau gâchis : « En plus, pense-t-il, c’était des fleurs fraîches ! » On pourrait ajouter : les fleurs vont être piétinées dans un instant. Mais suit une seconde réflexion qu’il n’hésite pas à adresser à un groupe d’évêques de passage dans la Ville Éternelle : « Elle m’a converti ». Lucienne Sallé rapporte ce geste et ces paroles à une autre personne qui en est vivement touchée et le redit au Cardinal qui commente : « Ce que vous me dites là est un trésor pour moi ».

Ainsi, au seuil de la Sainte Semaine qui a fait basculer l’univers des ténèbres vers l’admirable lumière du Dieu-Amour qui nous sauve et nous pardonne, nous est donné en exemple ce geste de totale gratuité qui est une préfiguration du don total et totalement désintéressé de celui dont l’évangéliste Jean va nous dire, au seuil du chapitre suivant qu’il nous « aima jusqu’à l’extrême » (Jn 13,1).

« Elle m’a converti ». Contemplons longuement Jésus nous aimer jusqu’à l’extrême de l’amour. Laissons-nous toucher avec une infinie reconnaissance par ce don de soi infiniment immérité. Et écoutons jaillir du fond de notre cœur la réponse que l’Esprit-Saint nous inspire.

Pascal Ide

[1] Lucienne Sallé, Femmes pour L’aimer, Laval-Nantes, Siloë, 2000, p. 267-268.

[2] Jean Paul II, Lettre aux femmes, 29 juin 1995, n. 10.

[3] Lucienne Sallé, Femmes pour L’aimer, p. 9 et p. 10.

[4] Concile Œcuménique Vatican II, Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n. 24, § 3. Cf. Pascal Ide, « Une théologie du don. Les occurrences de Gaudium et spes, n. 24, § 3 chez Jean Paul II », Anthropotes, 17 (2001) n° 1, p. 149-178 et 17 (2001) n° 2, p. 129-163.

18.4.2025
 

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