Un texte essentiel de Thérèse de l’Enfant-Jésus sur la sotériologie, précisément sa vision du mystère pascal, relate une expérience contemplative du Vivant crucifié. Un dimanche de juillet 1887, au cours d’une messe se déroulant dans la Cathédrale de Lisieux, la future carmélite contemple une image de Jésus crucifié. Laissons-la raconter cet épisode décisif qui prend exactement place entre la conversion » de la nuit de Noël 1886 et le sacrifice pour sauver Pranzini :
« Un Dimanche en regardant une photographie de Notre-Seigneur en Croix, je fus frappée par le sang qui tombait d’une de ses mains Divines, j’éprouvai une grande peine en pensant que ce sang tombait à terre sans que personne ne s’empresse de le recueillir, et je résolus de me tenir en esprit au pied de (la) Croix pour recevoir la Divine rosée qui en découlait, comprenant qu’il me faudrait ensuite la répandre sur les âmes… Le cri de Jésus sur la Croix retentissait aussi continuellement dans mon cœur : ‘J’ai soif !’ Ces paroles allumaient en moi une ardeur inconnue et très vive… Je voulais donner à boire à mon Bien-Aimé et je me sentais moi-même dévorée de la soif des âmes… (Jn 19,28) Ce n’était pas encore les âmes de prêtres qui m’attiraient, mais celles des grands pécheurs, je brûlais du désir de les arracher aux flammes éternelles… [1] ».
Pour commenter adéquatement ce texte, il faut distinguer deux points : la vision elle-même et le rappel du cri de Jésus.
1) L’attention visuelle
On notera d’abord combien Thérèse fut impressionnée à cause du spectacle et du spectacle du sang, comme le furent sainte Thérèse d’Avila ou sainte Catherine de Sienne, chacune en leurs temps. Les Saints Docteurs féminins auraient-elles une relation particulière, incarnée, concrète non seulement à Jésus mais à son sang versé ? Aucune ne fut martyre ; pourtant, chacune a donné sa vie, par amour, à Jésus.
2) Le don reçu
Ensuite, comme souvent, le premier acte de Thérèse ne consiste pas à faire, à donner, mais à recevoir.
a) L’attitude subjective
On l’a dit, Thérèse est d’abord réceptive. C’est ce qu’atteste le vocabulaire : « recueillir », « recevoir » (deux fois).
Cette réception s’accompagne de différentes précisions. D’abord, le zèle qui se signifie par une relation nouvelle au temps, à savoir l’urgence : Thérèse parle en effet de « s’empresser ». Ensuite, un désir, donc une intensité : « une ardeur inconnue et très vive », dit-elle en parlant du cri de Jésus.
b) L’objet
Et ce que Thérèse reçoit, c’est non seulement Jésus, mais Jésus dans son mystère pascal. Précisément, pour respecter le langage symbolique et concret propre à Thérèse, ce qu’elle recueille est le sang coulant d’une main de Jésus.
Donc, pour Thérèse, la réception s’entend comme une attitude de tout l’être, corps et âme, qui la creuse pour recevoir le don divin.
Et si l’humeur passivement répandue l’était pour être accueillie ?
Il est à noter que le sang est aussi décrit comme une « Divine rosée ». Celle-ci présente en commun avec le sang d’être un liquide, donc de pouvoir s’écouler
c) Les sentiments
Accompagnant cette réception, Thérèse éprouve deux sentiments. Le premier est un étonnement, signe d’une découverte, d’une expérience nouvelle : « je fus frappée ». Le second est une grande tristesse : « j’éprouvai une grande peine ».
3) Le don offert
a) L’acte
Enfin, Thérèse ne reçoit jamais pour conserver, mais pour donner à son tour, la réception demeurant première. D’où le membre de phrase terminal : « comprenant qu’il me faudrait ensuite la répandre sur les âmes. »
Tout d’abord, ce mouvement est d’une telle force qu’il semble contraint, nécessaire : « faudrait ».
Par ailleurs, ce mouvement de donation est bien postérieur et second à la réception. En effet, Thérèse dit expressément « ensuite ».
Enfin, l’acte de don est une imitation de l’acte par lequel le Donateur l’a bénie. En effet, Thérèse emploie le verbe « répandre » ; or, c’est le propre de Dieu de communiquer, autrement dit de répandre. D’ailleurs, le liquide, comme l’eau ou le sang, est particulièrement habilité à être répandu. Par conséquent, la donation de l’homme, source dans la Source, reproduit, répète, au sens créatif kierkegaardien, le geste créateur.
b) L’objet de l’acte
En fait, l’objet de l’offrande de soi, du don de soi est double. Thérèse répand le sang « sur les âmes », pour qu’elles soient sauvées.
Mais Thérèse recueille le sang d’abord pour Jésus. Voilà pourquoi retentit aussitôt en elle le cri « J’ai soif » et son désir de « donner à boire à Mon Bien-Aimé ».
Ainsi, Thérèse unifie les deux mouvements de reditus et de don aux autres. Et ce double mouvement s’unifie dans le cri « J’ai soif » : en effet, alors, son désir devient celui-là même de Jésus qui est « la soif des âmes ».
4) Conclusion
Comme l’a montré une précédente étude (« La symbolique spatiale chez sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus »), la métaphore topologique est centrale chez Thérèse qui en déploie les riches virtualités. Il est inscrit dans sa contemplation et dans sa vie, à titre de vérité vécue fondatrice. La raison en est que cette symbolique est apte à signifier tout le mystère chrétien contemplé à la lumière unifiante du don.
Pascal Ide
[1] Ms A, 45 v°, p. 143. Souligné dans le texte.