Pour cette relecture historique, il est précieux de s’aider d’un des meilleurs connaisseurs de la pensée depuis ces derniers siècles opérée par Ricœur [1], d’autant que toute sa réflexion tourne autour de la manière dont l’homme a pu se comprendre, notamment dans sa blessure. Pour lui, la question actuelle de l’homme se pose à partir de la signification que Descartes a donné à la question du sujet humain, précisément du « je pense » (le fameux cogito). Cette histoire se déroule en trois temps : cogito exalté (modernité), cogito brisé (postmodernité) et…
1) Le Cogito exalté
Ce qui caractérise le projet de la modernité en son originalité est l’ambition de fondation ultime du « je pense ». Cette ambition se trouve dès Descartes, mais est radicalisée chez les philosophes cartésiens (Malebranche, Spinoza, Leibniz), puis dans l’idéalisme allemand (Kant, Fichte, Schelling, Hegel), jusqu’au fondateur de la phénoménologie, Edmund Husserl (celui des Méditations cartésiennes). Arrêtons-nous à Descartes.
Sur quoi repose la fondation absolue du Cogito ? Sur le caractère hyperbolique du doute cartésien, notamment tel qu’il est traité dans les Méditations métaphysiques. En effet, Descartes y fait appel à une tromperie totale, dont un malin génie serait l’auteur. Or, ce malin génie doute de tout, y compris de son propre corps, de sorte que subsiste seule la pensée : celle-ci devient première et unique certitude. En effet, le doute est encore de la pensée. Mais qui pense ? « Je ne suis donc précisément parlant qu’une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison, qui sont des termes dont la signification m’était auparavant inconnue [2] ». Le « je » du Cogito n’a donc aucune détermination particulière. Cette subjectivité est « désancrée », selon le mot employé par Ricœur à plusieurs reprises. Même si Descartes, conservant le vocabulaire de la tradition substantialiste, la qualifie d’âme, « ce sujet se réduit à l’acte le plus simple et le plus dépouillé, celui de penser [3] ».
Or, ce sujet ne peut se soutenir lui-même. Telle est l’objection de Martial Guéroult que reprend Ricœur [4]. Le Cogito est doué d’une certitude seulement subjective, intérieure ; toute vérité sera donc de même nature. Il faut donc trouver une autre source pour fonder la vérité et la certitude : on le sait, c’est Dieu. Mais, dès lors, on destitue le Cogito de sa primauté : à l’ordre de connaissance (ordo cognoscendi) se substitue un ordre ontologique (ordo essendi), qui brise la belle unité. L’imperfection même du Cogito oblige l’augustinien Descartes à asseoir toute certitude sur la certitude divine. L’homme doit constamment reconquérir son imperfection en tendant vers le parfait, dans la lumière de ce qui est parfait. Mais il y a un autre effet : l’idée du sujet fusionne avec l’idée de Dieu. Il existe une contemporanéité des idées de Dieu (parfait) et de moi : « comme l’idée de moi-même », l’idée de Dieu « est née et produite avec moi dès lors que j’ai été créé [5] ». Aussi, non seulement Dieu devient ratio essendi du sujet, mais sa ratio cognoscendi. Voilà pourquoi le cogito exalte tant le sujet.
Ce qui ne signifie pas, rappelons-le, que la philosophie à l’âge classique ait ignoré le poids de la blessure, du conditionnement. Seulement, elle a toujours cru la reconstruction possible, au moins dans l’idéal. En un passage célèbre, Kant a bien vu que nos devoirs sont pseudomotivés a contrario par nos inclinations. « Devoir ! nom sublime et grand, toi qui ne refermes rien en toi d’agréable, rien qui n’implique insinuation mais qui réclames la soumission, qui cependant ne menaces de rien de ce qui éveille dans l’âme aversion naturelle et épouvante, pour mettre en mouvement la volonté, mais poses simplement une mécanisme qui trouve d’elle-même accès dans l’âme et qui cependant gagne elle-même malgré nous la vénération (sinon toujours l’obéissance), devant laquelle se taisent tous les penchants, quoiqu’ils agissent contre elle en secret ; quelle origine est digne de toi et où trouve-t-on la racine de ta noble tige, qui repousse fièrement toute parenté avec les penchants, racine dont il faut faire dériver, comme de son origine, la condition indispensable de la seule valeur que les hommes peuvent se donner à eux-mêmes [6]? »
Dès lors, ne tombe-t-on pas dans un cercle vicieux ? Le Cogito cartésien est habité par un intime déséquilibre, l’ouvrant à deux hypothèses opposées : exaltation du Cogito jusqu’au mépris du non-Moi ou fondation en l’idée de parfait jusqu’au mépris du sujet. Descartes opine spontanément vers ces deux directions et ses successeurs en feront un dilemme.
Dans le premier cas (Malebranche ou Spinoza), le cogito est toujours menacé de de dissoudre dans le panthéisme ou l’occasionalisme. Dans le second cas (le courant idéaliste : Kant, Fichte, Husserl), le Cogito est bien le fondement se fondant lui-même. Or, il veut demeurer ouvert à l’autre. Mais la référence au psychologique le réduirait au subjectivisme. Le sujet doit donc se dépouiller de toute résonance biographique, personnelle. Aussi, « la problématique du soi en ressort en un sens magnifiée, mais au prix de la perte de son rapport avec la personne dont on parle, avec le je-tu de l’interlocution, avec l’identité d’une personne historique, avec le soi de la responsabilité », et j’ajoute : la relation au cosmos, à la vie, à Dieu. D’où la conclusion-question posée par Ricœur : « L’exaltation du Cogito doit-elle être payée à ce prix [7]? »
2) Le Cogito brisé
Le vis-à-vis privilégié de Descartes est Nietzsche. Celui-ci va se révolter avec virulence contre le Cogito auto-constitué, exalté par la tradition cartésienne.
Ricœur, de manière originale, ne privilégie pas d’emblée l’éclatement, la démultiplication des sujets. Pour lui, l’essentiel est la déconstruction opérée par le penseur allemand. Philologue extrêmement attentif aux finesses du langage et au conditionnement verbal de la pensée, le premier et le seul (hormis Herder) des philosophes de la subjectivité à prêter attention à la médiation langagière, Nietzsche s’interroge sur l’argumentation qui fonde l’assertion centrale du Cogito : l’argument « je suis, je pense » est-il sans relation avec le langage qui le véhicule ? Au contraire, ce lien est décisif. Seulement, il est hypocritement passé sous silence et dénié, refoulé.
C’est ce que montrent les écrits contemporains de La Naissance de la tragédie. Dans son cours de rhétorique professé à Bâle durant le trimestre d’hiver 1871-1873 [8], Nietzsche émet l’idée nouvelle selon laquelle les tropes (métaphore, synecdoque, métonymie) constituent non des ornements surajoutés au langage, mais une partie de son essence. Par exemple la métalepse est la figure rhétorique sous-jacente au remplacement de l’effet par la cause. Nietzsche développe cette idée dans Vérité et mensonge au sens extra-moral [9]. Il y montre que le langage philosophique est de part en part figural, donc mensonger. En effet, le propre du menteur est de mésuser du langage en dissimulant la vérité, en faisant illusion, en déplaçant. Or, le langage est né de ces inversions et substitutions, il use constamment de la métaphore qui est substitution de noms par d’autres. Donc, le discours des philosophes et plus généralement l’intelligence sont par essence figuratifs : ils effacent la distinction du mensonge et du vrai.
Pourquoi cela ? Nietzsche fait appel à sa philosophie de la vie : le discours philosophique et le langage en général a pour but de justifier et maintenir en vie les fables mensongères des faibles, des esclaves, c’est-à-dire de ceux qui n’aiment pas la vie. Aussi, fort de cette réduction que l’on peut qualifier de « tropologique », Nietzsche affirme-t-il : « Qu’est-ce donc que la vérité ? Une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref, une somme de relations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement haussées, transposées, ornées, et qui, après un long usage, semblent à un peuple fermes, canoniales et contraignantes : les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont perdu leur force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur empreinte et qui entrent dès lors en considération, non plus comme pièces de monnaie, mais comme métal [10] ».
Or, précisément, les fragments de la volonté de puissance fondent leur critique du Cogito sur cette déconstruction linguistique. Descartes fait appel à une prétendue relation de cause à effet. Cette relation n’est qu’un effet rhétorique dissimulé sous un prétendu jeu causal qui leurre. En effet, affirmer l’existence du je pense, c’est d’une part interpréter les liens entre les faits de conscience comme causes et aligner les phénomènes du monde intérieur sur les réalités extérieures régies par ces liens rigides ; d’autre part, assigner une arbitraire unité à une foisonnante multiplicité d’états intérieurs ; enfin, rapporter tous ces effets à un substrat unique qui est le sujet, la substance.
Or, le sujet n’est pas la cause, mais l’effet rationalisé, une interprétation après-coup, a posteriori. Or, telle est la fonction du trope de la métonymie que d’inverser effet et cause. Donc, la production cartésienne du sujet pensant est un processus rhétorique qui s’ignore ou qui se dissimule.
Ainsi que l’affirme Nietzsche dans un fragment : « Je retiens la phénoménalité également du monde intérieur : tout ce qui nous devient conscient est d’un bout à l’autre préalablement arrangé, simplifié, schématisé, interprété – le processus réel de la «perception» interne, l’enchaînement causal entre les pensées, les sentiments, les convoitises, comme celui entre le sujet et l’objet, nous sont absolument cachés – et peut-être pure imagination [11] ». Nietzsche précise : « Ce «monde intérieur apparent» se voit traité selon des formes et des procédures absolument identiques à celles dont on traite le monde «extérieur». Nous ne rencontrons jamais de «faits» : plaisir et déplaisir ne sont que des phénomènes tardifs et dérivés de l’intellect […]. La causalité» nous échappe ; admettre entre les pensées un lien originaire immédait comme le fait la logique – voilà la conséquence de l’observation la plus grossière et la plus balourde. Entre deux pensées tous les affects possibles mènent encore leur jeu : mais leurs mouvements sont trop rapides pour ne pas les méconnaître, c’est pourquoi nous les nions […]. Penser, tel que le supposent les théoriciens de la connaissance, ne se produit seulement pas : c’est là une fiction tout à fait arbitraire, obtenue par le dégagement d’un élément unique hors du processus de la soustraction, de tout le reste, un arrangement artificiel aux fins de la compréhensibilité […]. «L’esprit», quelque chose qui pense : et pourquoi pas même «l’esprit absolu, pur» – cette conception est une seconde conséquence dérivée de la fausse observation de soi, laquelle croit au fait de «penser» : ici est imaginé pour la première fois un acte qui ne se produit guère, «le penser», et secondement imaginé un substrat de sujet dans lequel tout acte de ce penser et rien d’autre a son origine : c’est-à-dire autant le faire que l’acteur sont des fictions [12] ».
Autrement dit, pour Nietzsche, le lien causal entre les pensées et le je, ainsi que la définition du sujet comme substance, sont non pas des faits, mais des interprétations, discutables, arbitraires, qui prennent force de vérité et de certitude, par l’écran formé par l’usage habituel des tropes rhétoriques.
Par certains côtés, la déconstruction opérée par le soupçon nietzschéen est une extension du doute hyperbolique du monde des objets au monde du sujet. Le doute et la pensée qui faisaient figure d’exceptions, puis de fondement chez Descartes sont réintégrés à leur tour dans l’argument cartésien du malin génie : le je lui-même n’est qu’une illusion qui dissimule un jeu de forces. Le Cogito est désormais douteux. Plus aucune certitude ne peut prémunir contre le doute cartésien. Voilà pourquoi le sujet sort profondément humilié, destitué, brisé, du soupçon nietzschéen.
À cette phase destructrice succède une phase constructive qui présente l’homme comme une multiplicité des sujets. Paul Ricœur estime qu’elle n’est qu’une hypothèse formulée par Nietzsche. « Nietzsche ne dit pas dogmatiquement – quoiqu’il arrive aussi qu’il le fasse – que le sujet est multiplicité : il essaie cette idée ; il joue en quelque sorte avec l’idée d’une multiplicité de sujets luttant entre eux, comme autant de «cellules» en rébellion contre l’instance dirigeante [13] ». « «Il est pensé : donc il y a un sujet pensant», c’est à quoi aboutit l’argumentation de Descartes. Mais cela revient à poser comme «vraie a priori» notre croyance au concept de substance : dire que s’il y a de la pensée, il doit y avoir aussi quelque chose «qui pense», ce n’est encore qu’une façon de formuler, propre à notre habitude grammaticale qui suppose à tout acte un sujet agissant. Bref, ici déjà on construit un postulat logique et métaphysique, au lieu de le constater simplement… Par la voie cartésenne on n’arrive pas à une certitude absolue, mais seulement à constater une très forte croyance [14] ».
Est-ce sûr ? En tout cas, c’est ce que nos contemporains ont retenu et surtout mis en pratique. En particulier, l’éclatement du sujet tel qu’il est ébauché chez Freud, systématisé par Lacan, vient pour une bonne part du soupçon nietzschéen qui n’est lui-même qu’une réaction contre l’exaltation de l’homme présente dans le projet cartésien.
On a parfois dit que ce siècle est le siècle de Freud. Il est en tout cas impossible et dommageable de parler en profondeur de l’homme et surtout de sa psychologie (au sens précisé dans l’introduction) en faisant l’impasse de la psychanalyse freudienne ou en se démarquant systématiquement de ses positions. Cette dernière thèse risquerait fort d’être réactive, donc d’être secrètement minée par le ressentiment.
« Le philosophe formé à l’école de Descartes sait que les choses sont douteuses, qu’elles ne sont pas telles qu’elles nous apparaissent ; mais il ne doute pas que la conscience ne soit telle qu’elle apparaît à elle-même […] ; depuis Marx, Nietzsche et Freud nous en doutons. Après le doute sur la chose, nous sommes entrés dans le doute sur la conscience [15] ». Plus précisément encore, ce qui va caractériser la conscience ce n’est pas seulement de tromper, mais de ruser et donc d’illusionner. Le travail de la philosophie consistera donc à interpréter les expressions de la conscience et par là d’en déchiffrer les ruses. D’où le nom de « maîtres du soupçon » : ils sont appelés ainsi car ils soupçonnent la vérité de la conscience. Il importe de bien les distinguer des sceptiques qui nient l’existence de la vérité. Ici, la vérité est peut-être en partie accessible à travers l’interprétation des signes de la conscience.
3) Vers un troisième temps
J’avais annoncé une histoire en trois temps. Pour Ricœur, il est temps maintenant de penser l’homme sans oublier la double leçon léguée par ces deux figures emblématiques que sont Descartes et Nietzsche. Tel est aussi mon avis et tel est le projet, fort modeste de cet ouvrage qui se refuse tant à l’optimisme triomphaliste qu’au pessimiste nihiliste. En effet, parler de l’homme blessé, c’est répondre au projet cartésien ou moderne d’exaltation du cogito : aucun sujet ne peut prétendre à une totale transparence et maîtrise de lui-même ; parler de l’homme en son être, c’est répondre au projet nietzschéen, via le freudisme, postmoderne d’un cogito humilié au point d’être réduit à néant ; enfin, parler d’un homme en voie de reconstruction, c’est proposer un chemin concret et praticable de réalisation d’un homme en voie de s’humaniser, c’est-à-dire de devenir plus humain.
L’homme est fragile et blessé, mais il demeure réellement un homme ; plus encore, il est en voie de reconstruction, débarrassé des illusions mortifères de la toute-puissance comme de la fascination culpabilisé de l’impuissance. Vulnérable, il est aussi capable. Nous verrons dans une deuxième étude la proposition que fait Ricœur : « L’identité narrative selon Paul Ricœur ».
Pascal Ide
[1] Paul Ricœur, « La question de l’ipséité », Préface de Soi-même comme un autre, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil, 1990, p. 15-27.
[2] René Descartes, Méditations métaphysiques, II, AT, IX, p. 21.
[3] Paul Ricœur, « La question de l’ipséité », p. 18.
[4] Martial Guéroult, Descartes selon l’ordre des raisons, Paris, Aubier-Montaigne, 1953, 2 volumes, I, p. 87.
[5] René Descartes, Méditations métaphysiques, II, AT, IV, p. 41.
[6] Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, trad. François Picavet, Paris, p.u.f., 1949, p. 91.
[7] Paul Ricœur, « La question de l’ipséité », p. 22.
[8] Cf. l’édition française par Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, in Poétique, n° 5, 1971.
[9] Frédéric Nietzsche, Œuvres philosophies complètes, I, vol. 2, Écrits posthumes, 1870-1873, éd. Giorgio Colli et Mazzino Montinari, Paris, Gallimard, 1975.
[10] Id., Le Livre du philosophe, éd. bilingue, trad. Angèle K. Marietti, Paris, Aubier-Flammarion, 1969, p. 181-183.
[11] Id., Fragments posthumes, in Œuvres philosophiques complètes, éd. Giorgio Colli et Mazzino Montinari, Paris, Gallimard, tome XIII, p. 248. Cf. dans l’ancienne édition, La volonté de puissance, n° 477.
[12] Ibid., p. 248.
[13] Paul Ricœur, « La question de l’ipséité », p. 27.
[14] Frédéric Nietzsche, La volonté de puissance n° 147, p. 81.
[15] Paul Ricœur, « La psychanalyse et le mouvement de la culture contemporaine », Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil, 1969, p. 122-159, ici p. 149-150.