Dix paroles sur la parole. Petite philosophie de la parole

Dans son livre grand public sur la parole, le philosophe Roger Pol-Droit tente de montrer que « la parole fonde l’humain [1] ». L’humain devant s’entendre au sens éthique encore plus qu’ontologique (l’appartenance à l’espèce humaine), on pourrait aussi rendre la thèse par une exhortation et un appel : « N’oubliez pas que parler peut faire vivre ou mourir, peut édifier ou détruire [2] ». Et, à cette occasion, il a la bonne idée de proposer une petite philosophie de celle-ci sous le titre « Dix paroles sur la parole » [3]. Énonçons-les (A) avant de les organiser (B) et d’en montrer les limites (C).

 

  1. Voici le déca-logue (étymologiquement, en grec, « dix paroles ») selon Pol-Droit :
  2. La parole commence avant nous.
  3. La parole est corporelle et psychique.
  4. La parole est personnelle et interpersonnelle.
  5. La parole est instantanée et durable.
  6. La parole crée un univers mental.
  7. La parole distingue et définit l’humanité.
  8. La parole constitue un acte.
  9. La parole me crée et crée l’autre.
  10. La parole fait société.
  11. La parole est continûment à double face.

 

  1. Comment ne pas noter que le philosophe a spontanément organisé ces paroles selon la dynamique ternaire du don : réception, appropriation, donation ? Non sans quelques allers et retours.

 

+ La parole reçue : en général (1), dans un corps et un psychisme (2), à travers une relation interpersonnelle (3).

+ La parole appropriée : comme individuelle, donc personnelle (3), inscrite dans le temps (4) et créatrice (5) ; et comme universelle, définitoire de notre humanité (6).

+ La parole donnée : comme acte (7), tourné vers l’autre (8) et même tous les autres (9), et toujours marquée par l’ambivalence (10).

 

Mais ce plan linéaire n’exclut pas un plan « thaborique », plus circulaire, avec un centre qui est la sixième parole : en son importance (le développement le plus long) et en son contenu, qui converge avec la thèse centrale du livre, la parole fondatrice d’humanité et différenciatrice de l’animalité – ce que Pol-Droit affirme avec force à la suite de Benvéniste et courage contre l’animalisme triomphant.

 

  1. Si complète apparaisse cette description de « l’empire de la parole », en toute « son étendue et son amplitude », manquent plusieurs composantes essentielles – carences qui signalent l’horizon dans lequel s’inscrit Pol-Droit –, et d’autres qui sont plus secondes sans être secondaires :

1. Les manques essentiels

  1. La relation à la référence, c’est-à-dire au réel ou au monde que, par la médiation du concept, la parole exprime.

La raison de cette béance trahit l’influence de Saussure, explicitement cité dans la cinquième note, dont on sait qu’il a méthodologiquement (et bientôt ontologiquement) réduit le langage au dipôle signifiant (mot) – signifié (concept), perdant ainsi le troisième pôle du triangle parménidien dire-penser-être.

  1. La tension entre le logos et le dabar

Le premier informe et est au service de l’esprit, le second incarne et est médiatrice de la personne. Certes, Pol-Droit n’ignore pas les apports d’Austin sur la performativité, mais pour aussitôt suspecter sa puissance (sub)créatrice de magie (7). En valorisant la tradition grec et en oubliant (sans doute par ignorance) la tradition hébraïque et, plus largement, sémitique, Pol-Droit manifeste son double héritage, rationaliste (Anciens et Modernes) et indien.

  1. La multiplicité des ambiguïtés de la parole

La parole ne fait pas que mentir ou dissimuler (10), elle peut aussi ignorer, s’illusionner (se tromper) ou juger-médire-calomnier. Cet angle mort caractérise le post-moderne qui a doublement exténué le sens de la faute : en oubliant ces multiples réfractions, ainsi que nous venons de le dire ; en rendant l’ambivalence nécessaire – « la parole est à double face, de manière constitutive et irréductible [4] » –, donc en l’excusant et en substituant à la faute personnelle un mal radical et fatal.

2. Les manques seconds

La liste ne saurait être limitative et variera selon les philosophes (sans rien dire de la théologie pour qui notre logos participe du Logos, au point qu’un Olivier-Thomas Vénard en faisait un énième transcendantal). Manquent :

– le contraire qu’est le silence d’où, Rassam l’a montré dans sa petite grande thèse, surgit toute parole et qui l’arrime à la liberté ;

– la polysémie ou plutôt la différence constitutive de l’analogie et de l’univocité [5], qui est la projection synchronique de l’essentielle historicité du langage ou du volontarisme univociste des sciences et techniques ;

– l’introduction, au sein de la polarité personnel-interpersonnel, c’est-à-dire singulier-universel, d’un terme médian, le particulier, c’est-à-dire le culturel (la langue n’est pas les langues) ;

– enfin, comment ne pas parler de la parole d’amour (dont aucun philosophe ou linguistique ne s’est encore emparé pour en montrer la spécificité : signe amatif est seul à même de symboliser le donateur et donc de réenraciner l’acte dans une puissance et une substance.

Pascal Ide

[1] Roger Pol-Droit et Monique Atlan, Quand la parole détruit, Paris, Éd. de l’Observatoire, 2023, p. 30.

[2] Ibid., p. 12.

[3] Ibid., p. 31-60.

[4] Ibid., p. 59.

[5] L’équivocité n’est qu’une rencontre par accident de deux signifiés au sein d’un même signifiant.

11.6.2025
 

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