De Peter Sloterdijk à Hartmut Rosa. De l’eurotaoïsme à la résonance catholique

Le diagnostic du philosophe allemand Peter Sloterdijk rejoint celui d’Hartmut Rosa. En effet, pour celui-ci, notre monde se caractérise par l’accélération [1]. Or, pour son collègue et compatriote, la caractéristique de notre civilisation est la « mobilisation infinie » ou « l’utopie cinétique », autant dans le savoir que dans la pratique : « Ontologiquement, la modernité est un pur être-vers-le-mouvement » et vers toujours plus de mouvement. La société d’hyperconsommation est devenue une société de l’hyperperformance [2].

Mais Sloterdijk dit plus que ce mouvement perpétuel généralisé et démultiplié. Derrière le processus, il détecte un projet, et un projet prométhéen. Le signe autant que l’effet de la modernité  est « l’automobile » : « le moi et son automobile font métaphysiquement un, comme l’âme et le corps de la même unité de mouvement. L’automobile est le double technique du sujet transcendantal, actif par principe ». Or, celle-ci « est l’objet sacro-saint » : « elle est le centre cultuel d’une religion universelle cinétique, elle est le sacrement sur roues qui nous fait participer à ce qui est plus rapide que nous-mêmes. Qui conduit une voiture s’approche du divin, il sent son petit moi s’élargir en un Soi supérieur qui lui donne en partie le monde entier des voies rapides et qui lui fait prendre conscience du fait qu’il a vocation à une vie supérieure à l’existence semi-animale du piéton [3] ».

Contre cette adoration frénétique du mouvement et à la fascination pour l’éphémère, qui s’empare de toutes les sphères de la société, Sloterdijk propose un éloge de l’immobilité. Or, l’on sait combien les sagesses asiatiques ont promu le non-agir et le détachement. Aussi propose-t-il une approche asiatisante, ce qu’il appelle l’« eurotaoïsme »

 

Ainsi, à la course folle prônée par l’héraclitéisme, notre auteur oppose l’akinésie du parménidisme. Mais, n’est-ce pas opposer un unilatéralisme à un autre ? Or, toute réaction hérite des limites de ce à quoi elle réagit. Autrement dit, le contraire d’une erreur est l’erreur contraire. Par ailleurs, la médecine infectieuse montre que plus un médicament s’oppose à un autre vivant, plus il crée de résistance. Enfin, depuis Platon, tout progrès philosophique naît de l’affrontemment au dilemme fondamental entre Parménide (tout est) et Héraclite (tout devient), et de son dépassement [4].  Rappelons-nous les deux derniers vers du chef d’œuvre de Rilke, Les sonnets à Orphée : « À la terre silencieuse, dis : ‘Je coule’. À l’eau torrentueuse, déclare : ‘Je suis’ [5] ». Et souvenons-nous que cet entrelacement sponsal du mobile et de l’immobile fut écrit dans la contemplation des hautes montagnes du Valais Suisse enveloppant la vallée creusée par ce fleuve bondissant qu’est le Rhône [6].

Donc, si le diagnostic de Sloterdijk semble pertinent, son remède est beaucoup moins convaincant. En revanche, autrement plus adéquat est le traitement proposé par Rosa : la résonance [7]. Le philosophe et sociologue est si peu réactif qu’il l’applique à la religion – et même, horresco referens (sic !), à la religion catholique [8]. Cette proposition aussi originale qu’audacieuse mérite une étude à part.

Pascal Ide

[1] Cf. Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, trad. Didier Renault, coll. « Théorie critique », Paris, La Découverte, 2011, suivi d’un entretien avec l’auteur, 2013 ; Aliénation et accélération. Vers une Théorie critique de la modernité tardive, trad. Thomas Chaumont, coll. « Théorie critique », Paris, La Découverte, 2012.

[2] Cf. Nicole Aubert, « L’hyperperformance ou la comubstion de soi », Études, 405 (octobre 2006) n° 10, p. 339-351.

[3] Peter Sloterdijk, La mobilisation infinie. Vers une critique de la cinétique politique, trad. Hans Hildenbrand, Paris, Christian Bourgois, 2000, coll. « Points. Essais » n° 503, Paris, Seuil, 2003, p. 39-40.

[4] Cf. Pascal Ide, « Les solutions platonicienne et aristotélicienne à l’émergence de la nouveauté. Proposition de synthèse à la lumière du temps et du don », Philippe Quentin (éd.), Émergence, colloque de l’ICES, La Roche-sur-Yon, 19 et 20 mars 2019, coll. « Colloques », La Roche-sur-Yon, Presses Universitaires de l’ICES, 2021, p. 8-51.

[5] « zu der stillen Erde sag : Ich rinne. Zu dem raschen Wasser sprich : Ich bin » (Rainer Maria Rilke, Les sonnets à Orphée, 29, trad. Claude Neuman, Cœuvres-&-Valsery, Ressouvenances, 2017, p. 140-141. Cette version bilingue en ligne possède le grand mérite d’être la plus littérale possible tout en respectant la rime et le rythme (la métrique) : http://www.traduirelefondetlaforme.com/wp-content/uploads/2017/12/Rilke-Sonnets-Neuman.pdf)

[6] Grand spécialiste de Rilke, François Cheng rappelle ce contexte suggestif dont la résonance taoïste est évidente : la montagne est à l’eau ce que le Yang est au Yin (Une longue route pour m’unir au chant français, Paris, Albin Michel, 2022, p. 90).

[7] Cf. Hartmut Rosa, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, trad. Sacha Zilberfarb et Sarah Raquillet, coll. « Théorie critique », Paris, La Découverte, 2018 ; Id., Remède à l’accélération. Impressions d’un voyage en Chine et autres textes sur la résonance, Paris, Philosophie magazine Éd., 2018. Cf. site pascalide.fr : « De l’aliénation actuelle à l’amour. Une autre lecture de la Théorie critique (l’École de Francfort) ».

[8] « Dans la confession catholique en particulier, la religion dispose de qualités de résonance […] peut-être plus, ou autrement en tout cas, que la religion protestante » (Hartmut Rosa, Pourquoi la démocratie a besoin de la religion. À propos d’une relaiton de rsonance singulière, trad. Isis von Plato, Paris, La Découverte, 2023, p. 69).

5.6.2024
 

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