Selon le père montfortain Jean Morinay, le cœur de l’intuition saint Louis-Marie Grignion de Montfort est la transformation de soi-même en Jésus-Christ. Et c’est parce que Marie est celle qui, par excellence, transforme, autrement dit, est l’agent et la matrice de la métamorphose, qu’elle va acquérir une telle importance [1].
1) La transformation de soi-même en Jésus-Christ
Le fondement est avant tout scripturaire : pour le changement spirituel en général (cf. Ez 36,26-37) ; pour le changement dans le Christ (cf. Ga 2,20). Un autre passage très explicite est cité par Saint Louis-Marie : Dieu « nous a prédestinés à reproduire l’image de son Fils, afin qu’il soit l’aîné d’une multitude de frères » (Rm 8,29).
Saint Louis-Marie Grignion de Montfort accorde aussi une place centrale à ce thème : il s’agit d’« arriver jusqu’à la transformation de soi-même en Jésus-Christ [2] ». Toujours dans le Traité, il précise le contenu : la « première vérité fondamentale », est que « Jésus-Christ […] est notre unique vie qui doit nous vivifier et notre unique tout en toutes choses qui doit nous suffire [3] ». Dans la Lettre circulaire aux Amis de la Croix, il résume l’argument dans les termes de la vie : le but est de vivre « de la même vie que Jésus-Christ [4] ».
2) Le chemin privilégié : Marie
Le but est donc d’être transformé en Jésus. Or, Marie est le chemin privilégié de cette transformation. En effet, elle est toute « transformée en Dieu [5] », elle « est la plus conforme à Jésus-Christ de toutes les créatures [6] » : « elle ne vit plus, elle n’est plus » par elle-même, elle n’est que par et pour Jésus [7].
Il y a une raison plus propre : c’est Marie qui a façonné Jésus, la Sagesse éternelle, en son sein. Or, le chrétien doit aussi devenir un autre Christ ; donc, c’est elle qui doit transformer le cœur des fidèles :
« Il n’y a jamais eu que marie qui ait trouvé grâce devant Dieu pour soi et pour tout le genre humain et qui ait eu le pouvoir d’incarner et mettre au monde la Sagesse éternelle et il n’y a encore qu’elle qui, par l’opération du Saint-Esprit, ait le pouvoir de l’incarner pour ainsi dire dans les prédestinés [8] ».
Il y a une raison peut-être encore plus immédiate et éclairante : se laisser transformer par Jésus, c’est se laisser former par Lui, donc travailler. Il s’agit ainsi de devenir « bien maniable, bien délié, bien fondu […] sans aucun appui sur soi-même », autrement dit s’abandonner. Montfort le résume en une image, celle du moule : il s’agit non pas d’être taillé du dehors par un ciseau qui peut gâter tout l’ouvrage par un coup « donné mal à propos », mais d’être moulé. Or, Marie « est le grand moule de Dieu, fait par le Saint-Esprit, pour former au naturel un homme Dieu [9] ».
3) Relecture à la lumière du don
La théologie spirituelle élaborée, pratiquée et enseignée par saint Louis-Marie Grignion de Montfort peut être relue à la lumière de l’amour-don. Trois signes qu’il serait possible de développer amplement. En amont, Dieu n’est qu’amour. En effet, le propre de l’amour est de donner. Or, « Dieu n’aime qu’à donner [10] ». En aval, Dieu n’aime que pour entrer en communion avec la créature qu’il aime. Et saint Louis-Marie ose identifier ce lien communionnel entre Jésus et les âmes à un lien conjugal : « La Sagesse éternelle [autre nom pour dire Jésus] a tant d’amour pour les âmes, qu’elle va jusqu’à les épouser et contracter avec elles un spirituel, mais véritable mariage que le monde ne connaît point [11] ». Enfin, centrons-nous sur l’amour-don. Il possède cette particularité de dépasser le dilemme axial dans la philosophie moderne de la liberté (l’esprit) et de la nécessité (la nature). En effet, dans l’amour et l’amour divin qu’est l’agapè, cette tension se trouve surmontée. Saint Louis-Marie Grignion de Montfort ose affirmer que Marie a obligé Dieu à s’incarner : « Son humilité profonde […] le charma ; sa pureté toute divine l’attira ; sa foi vive et ses prières fréquentes et amoureuses le forcèrent [12] ». Or, au xviie siècle, le terme « charme » a celui, très fort, que l’on retrouve dans le charme de nature magique (au sens de « charmeur de serpent ») où la liberté est abolie. Il le redit dans son ouvrage le plus connu : Marie était si « pleine et surabondante de grâces, si unie et transformée en Dieu, qu’il a fallu qu’il se soit incarné en elle [13] ».
Or, la métaphysique de l’amour-don autant que la théologie du Dieu-Amour souligne la puissance métamorphosante de l’amour. Le saint breton (et poitevin) offre une puissante confirmation de ce que, relue à la lumière du don, la vie spirituelle a pour but la trans-formation, le changement de forme, et que cette nouvelle forme est le Christ même. Comme si le Christ était à l’âme ce que l’âme est au corps…
Pascal Ide
[1] Cf. Jean Morinay, Marie et la faiblesse de Dieu. Essai de présentation du message spirituel de saint Louis-Marie Grignion de Montfort, Paris, Nouvelle Cité, 1988, chap. 6 : « La transformation de soi-même en Jésus-Christ ».
[2] Saint Louis-Marie Grignion de Montfort, Traité de la vraie dévotion, p. 119, dans Œuvres complètes de saint Louis-Marie Grignion de Montfort, Paris, Seuil, 1982, p. 119.
[3] Ibid., p. 61.
[4] Saint Louis-Marie Grignion de Montfort, Lettre circulaire aux Amis de la Croix, p. 27.
[5] Traité de la vraie dévotion, p. 164.
[6] Ibid., p. 120.
[7] Ibid., p. 63.
[8] Saint Louis-Marie Grignion de Montfort, Amour de la Sagesse éternelle, p. 203.
[9] Saint Louis-Marie Grignion de Montfort, Le secret de Marie, p. 16-18. Cf. Traité de la vraie dévotion, p. 219-221.
[10] Amour de la Sagesse éternelle, p. 188.
[11] Ibid., p. 54.
[12] Ibid., p. 107.
[13] Traité de la vraie dévotion, p. 164.