Le philosophe Jean-Louis Chrétien a rédigé un essai remarqué et remarquable intitulé La joie spacieuse. Essai sur la dilatation, coll. « Paradoxe », Paris, Minuit, 2007 [1]. Si le titre dit tout sur l’objet matériel, la joie dans sa dynamique élargissante, en revanche, il ne dit rien de l’objet formel (la perspective) qui est inclassable, entre littérature, philosophie, théologie et spiritualité.
Le mérite de cet ouvrage (et le compliment s’étend sans nulle réserve à toute l’œuvre, toujours de haute tenue, de Chrétien, qu’il s’agisse des essais ou des recueils d’articles) ne se réduit pas à ces études de première main d’auteurs parfois presque inconnus (comme Thomas Traherne), parfois très connus (par exemple, Augustin d’Hippone ou Paul Claudel), mais dont l’œuvre est labourée en profondeur et abordée selon des angles inédits ; il réside aussi en des réflexions suggestives, profondes et parfois audacieuses ; les ouvrages de Chrétien sont à lire et analyser ; ils sont plus encore à goûter tant la langue est superbe, et à méditer, tant le suc est aussi savoureux qu’inépuisable.
En fait, plus encore que de la joie, le penseur traite du désir (et de l’amour). Certes, selon la typologie thomasienne, le désir se distingue de la joie comme l’absent au présent ou comme le mouvement au repos. Mais, tout d’abord, notre auteur non semper formaliter loquitur ! Un simple parcours du chapitre premier qui, comme une ouverture d’opéra, contient une bonne partie des thèmes de toute l’œuvre, l’atteste : non seulement dans son titre (« Saint Augustin et le grand large du désir »), qui parle de « désir », mais dans le détail du développement, Chrétien parle beaucoup plus du desiderium et de la dilectio, thèmes centraux de la contemplation augustinienne, s’il en est, que de la joie qui n’est abordée qu’en dernier et presque en passant. Nous rappellerons ensuite que l’amour, le désir et la joie sont génétiquement coordonnés ; il y a plus, ils s’engrènent ontologiquement de sorte que la joie vit du désir qui vit de l’amour.
Notre enthousiasme ne saurait passer sous silence trois limites constantes, en rien dirimantes, qui peuvent, là encore, s’étendre à toute l’œuvre de Chrétien, et de plus en plus, au fur et à mesure où elle s’écrit. Ce sont autant de déficits.
Le déficit le plus évident est méthodologique. Certes, l’objectum formale dominant est bien philosophique. Mais, plus son œuvre avance, plus le philosophe poète multiplie les champs disciplinaires par ailleurs parfaitement maîtrisés dans leur domaine propre : il convoque philosophes et poètes, théologiens et spirituels. Or, jamais il ne fait la théorie de cette multiplicité d’approches. S’il n’est en rien dupe des questions qu’elle peut susciter, s’il propose, à l’occasion, une observation plus réflexive, jamais il ne s’attarde à en proposer une herméneutique un peu développée, jamais il ne s’interroge sur la valeur argumentative d’un discours poétique face à une analyse phénoménologique ou sur le contenu intelligible d’un propos mystique ou d’une citation scripturaire. L’inconvénient ne réside pas seulement dans l’allergie que cette pluralité peut susciter chez un esprit français (heureusement de moins en moins) habitué au cloisonnement des disciplines, mais dans l’affaiblissement de la démonstration. Voire, Chrétien n’a-t-il pas tendance à univociser tous ces discours ? Un même logos (Logos) ne les baigne-t-il pas, surtout lorsqu’ils sont proférés par un esprit, connu ou moins connu, qui a fait ses preuves avec les siècles. Dans le même ordre d’idées, l’on devine que, de même que Chrétien répugne à classifier les auteurs par écoles, de même résisterait-il à se laisser enfermé dans une seule perspective. C’est ainsi que la phénoménologie qu’il pratique semble plus proche du courant réaliste qui caractérise le cercle de Göttingen (même s’il est très peu cité), voire n’est nullement embarrassé de dialoguer avec la métaphysique (du moins, les métaphysiques platoniciennes, qui ont nettement sa préférence). Toujours dans la même perspective, Chrétien se contente d’organiser son livre selon le seul ordre historique, à vrai dire accidentel et juxtaposé, et ne propose aucune étude transversale ou récapitulative – l’introduction ne pouvant en tenir compte. Relevons pour finir le revers très appréciable de cette carence en technicité : l’extrême lisibilité d’un auteur qui s’inscrit dans la haute lignée des François de Sales, Pascal, Malebranche, Louis Chardon, Bossuet, pour en demeurer au seul Grand Siècle. La perte de cisèlement conceptuel est largement compensée par le gain en limpidité.
Un deuxième déficit est cosmologique. Les développements, pourtant foisonnants, de Jean-Louis Chrétien ne convoquent presque jamais la nature comme telle (indépendamment de l’homme). Par exemple, le traitement admirable et anthropologiquement généreux qu’un livre entier consacre à la fatigue [2] ne parle jamais, sauf une fois, de l’univers fatigué, thème qui fait son apparition au xixe siècle, avec le second principe de la thermodynamique, le principe d’entropie. D’ailleurs, Chrétien ne paraît guère fréquenter la nature (il pense, par exemple, que la quatrième dimension est une invention de la « science-fiction [3] » !). On objectera que, adressé à un phénoménologue, ce reproche est injuste. D’abord, nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons dit de la latitude qu’il se donne à l’égard de la phénoménologie husserlienne. Ensuite, Chrétien est un spécialiste de la philosophie grecque qu’il a longuement enseignée ; or, l’on sait combien elle est centrée sur le cosmos. De plus, notre auteur propose plus d’un développement sur le corps humain, considéré non pas seulement comme corps-sujet ou corps de chair, mais comme corps-objet ou corps organique [4], et comme corps symbolique [5]. Enfin, s’il se donne le droit d’explorer la voie ascendante de la théologie, pourquoi s’arrêter en si bon chemin et ne pas descendre l’échelle en direction de la voie cosmologique ?
Un dernier déficit est d’ordre métaphysique. Redisons-le, la phénoménologie pratiquée par Chrétien n’a pas développé d’anti-corps anti-métaphysiques. Si notre auteur se refuse systématiquement à tout développement abstrait ou trop spéculatif, cela tient davantage à une forma mentis qui danse à la frontière entre philosophie et littérature, et présente un fort tropisme pour la condition existentielle de l’homme. En ce sens-là, d’ailleurs, l’absence de visée pratique (éthique et, a fortiori politique) de son discours pèse moins que ses limites cosmologique et métaphysique. Or, la pensée philosophique de Chrétien me semble habitée par une métaphysique implicite qu’il n’a jamais pris le temps d’élaborer, et dont il n’est même pas sûr qu’il en ait eu une conscience unifiée. Sans surprise, nous dirons que cette métaphysique qui ouvre et éclaire du dedans la totalité de ses œuvres est celle de l’être comme amour-don. Comment s’en étonner quand on sait ses affinités avec les penseurs de la lignée platonicienne et augustinienne ? (certes, il cite avec révérence et compétence saint Thomas ; mais c’est pour mobiliser des analyses ou des notions sinon anecdotiques, du moins jamais nodales) Cette ontodologie se trouve en ordre dispersé dans ses multiples études ; elle est parfois rassemblée de manière plus explicite dans tel article ou tel ouvrage vrillant autour d’un seul thème ; elle n’affleure jamais plus que dans La joie spacieuse. Voilà pourquoi nous lui consacrons un tel développement. Osons-le dire, la pensée de Jean-Louis Chrétien attend une métaphysique qui en manifestera toute la profondeur et, en retour, bénéficiera de toute l’induction qu’elle permet.
Surtout à une époque où tout encyclopédisme, toute visée exhaustive sont systématiquement écartés et condamnés, en fait comme en droit, pointer des limites peut sembler manquer d’élégance, voire de discernement [6]. Précisons que ces déficits n’affectent jamais la cohérence du propos, ni même sa vérité. En revanche, ils touchent, pour le premier la rigueur, et pour les deux autres, la largeur et la profondeur. Oserais-je émettre la supposition qu’une métaphysique de l’amour-don pourrait, au moins en partie, remédier à ces limites, tout en en confirmant la visée générale et bien des thèses particulières ?
Pascal Ide
[1] Cf. Jean-Louis Chrétien, La joie spacieuse. Essai sur la dilatation, coll. « Paradoxe », Paris, Minuit, 2007.
[2] Cf. Id., De la fatigue, coll. « Philosophie », Paris, Minuit, 1996.
[3] Id., La joie spacieuse, p. 18.
[4] Cf., par exemple, Id., « Le corps et le toucher », L’appel et la réponse, coll. « Philosophie », Paris, Minuit, 1992, p. 101-154
[5] Cf. Id., Symbolique du corps. Tradition chrétienne du Cantique des Cantiques, coll. « Épiméthée », Paris, p.u.f., 2005.
[6] Comment reprocher à Chrétien de caricaturer en passant la pensée d’Émile Coué (La joie spacieuse, p. 41) ?