Giorgio Parisi, prix Nobel de physique 2021, se pose la question suivante : d’où vient « une pensée inattendue, surprenante, tout sauf banale » ? Autrement dit, comment naît une idée novatrice qui peut aller jusqu’à être couronnée par la récompense suprême qu’est le prix Nobel ?
Se fondant sur les réflexions fameuses de deux mathématiciens français, qui furent aussi des découvreurs de génie, Henri Poincaré et Jacques Hadamard, ainsi que sur son expérience, le physicien italien distingue quatre étapes (1) que nous expliciterons de manière analytique (2), avant de les ressaisir de manière synthétique, notamment à la lumière du don (3).
1) Les quatre étapes de la découverte
« Une phase initiale de préparation, au cours de laquelle on étudie le problème, on lit la littérature scientifique et on fait les premières tentatives infructueuses de solution. Après une période qui va d’une semaine à un mois, cette phase se termine car aucun progrès n’a été réalisé.
« Il y a ensuite une période d’incubation au cours de laquelle le problème est abandonné (du moins consciemment).
« L’incubation se termine brusquement par un moment d’illumination, qui se produit souvent dans une situation sans rapport avec le problème que l’on souhaite résoudre, par exemple en parlant avec un ami, même de contenus sans aucun rapport avec le sujet.
« Enfin, après l’illumination qui indique les lignes générales pour aborder le problème il s’agit effectivement d’en établir la démonstration. Cette dernière étape est parfois très longue : il faut vérifier si l’illumination est fondée, si la route indiquée est vraiment praticable, franchir tous les passages mathématiques obligés jusqu’à obtenir une démonstration explicite [1] ».
Faut-il ajouter que, mutatis mutandis, ce qui est ici dit de la science (et de la mathématique) vaut aussi pour les sagesses philosophique et théologique, ainsi que pour les décisions de la vie courante ou de la vie professionnelle, qui pèchent si souvent par manque d’inventivité ?
2) Exposé
Tentons de rendre compte de ce que le scientifique pose plus qu’il ne l’expose.
a) Préparation
Cette première phase, aussi indispensable que les trois autres, est intensément active. Elle récuse toute paresse, tout misérabilisme et donc toute explication de la créativité qui la limite à la seule intervention d’un daimon, d’une inspiration, bref, d’un événement extérieur. À celui qui ne travaille pas, rien n’arrivera – sauf par accident.
Cette première étape requiert d’abord que l’on pose clairement le problème dont nous cherchons la réponse. Elle demande ensuite que nous procédions à une enquête et notamment une humble recherche des solutions déjà trouvées à la question posée. De même que la littérature sur un sujet (ou que l’entourage de bon conseil) est limité, de même, ce premier temps sera-t-il limité, même si le délai fixé par Parisi concerne la discipline qui est la sienne, la physique théorique.
Enfin, et c’est le plus étonnant : cette première étape se termine nécessairement par un échec. Qui cherche ne trouve pas et ne peut pas trouver. Comprenons-en bien la raison. Nous parlons d’un processus heuristique aboutissant à une réponse nouvelle, donc inconnue. Or, par définition, l’enquête explore ce qui est déjà connu. Mais l’auteur veut dire plus : laissé à lui-même, notre esprit arpente spontanément les chemins les plus connus, comme « le livre s’ouvre seul aux feuillets souvent lus [2] ».
b) Incubation
Cette deuxième phase est sans doute la plus étonnante et la plus… inédite ! Le passage le plus important est l’adverbe entre parenthèses, « consciemment ». En effet, c’est lui qui explique la raison de cette étape : il s’agit de « l’importance du raisonnement inconscient [3] »
Longtemps observée (qui n’a pas fait l’expérience d’une idée qui lui venait non pas tant sous la douche qu’au petit matin ?), cristallisée par la sagesse populaire (« La nuit porte conseil », dont les autres langues européennes ont un équivalent), cette loi est désormais établie en neurosciences [4]. D’un mot, pendant notre sommeil, loin de se reposer, le cerveau (et le psychisme) réorganise(nt) ce que nous avons disposé d’une certaine manière pendant notre éveil. Et cette activité complémentaire est tellement nécessaire que notre encéphale (et ajoutons derechef notre psychisme) opère en nous sans nous à la moindre occasion où notre conscience et notre liberté lâchent prise. L’on pourrait ainsi élargir (j’en ai fait l’expérience) : « La sieste porte conseil ».
c) Illumination
Si bénéfique soit ce travail inconscient de réorganisation, il travaille sur du déjà-là. Aussi la nouveauté à laquelle il donne accès est-elle limitée à ce matériau disponible, si riche soit la combinaison des possibles et étonnante la configuration neuve qui peut en émerger. Pour qu’advienne un inédit véritablement inattendu, un apport extérieur est donc nécessaire. Or, celui-ci doit être suffisamment différent, transcendant au cours des idées théoriques (ou des décisions pratiques), pour être nouveau et, en même temps, suffisamment en continuité avec elles pour pouvoir les féconder et donc faire émerger du neuf.
Or, en son essence la plus profonde, le hasard est un événement qui est adjoint per accidens à un processus dont il est totalement indépendant. En sa finalité (ou plutôt en son sursens, car il est surajouté), le hasard (dans sa distinction des simples et foisonnants phénomènes fortuits, aléatoires) vient rencontrer le processus. Voilà pourquoi le hasard peut être créateur ou inventif, ainsi que l’a décrit (plus qu’il ne l’a théorisé) le concept de sérendipité ou l’adage fameux de Pasteur : « Le hasard ne favorise que l’esprit qui y est préparé [5] ». Voilà pourquoi Parisi donne l’exemple de l’ami car il est à la fois différent, extérieur, et proche [6].
Franklin « assistait à la première démonstration d’une découverte purement scientifique et l’on demandait autour de lui : Mais à quoi cela sert-il ? Franklin répond : A quoi sert l’enfant qui vient de naître [7] ? »
d) Démonstration
La raison d’être de cette dernière phase se déduit de ce qui précède. Si lumineuse soit la rencontre d’où germe l’innovation à la fois inattendue et désirable, elle peut être un leurre. Il s’agit de transformer ce qui, dans la phase illuminative, est une heureuse rencontre, en connexion nécessaire, donc secrètement unie par une logique souterraine encore jamais manifestée. Donc, au travail préparatoire se joint, en inclusion et de manière également obligée, un travail successif. Une nouvelle fois, la conception quiétiste (passive) et spectaculaire de l’invention-inspiration est mise à mal par un travail tout aussi nécessaire et même peineux que celui de la première phase.
3) Relecture synthétique
a) Les trois niveaux de nouveauté
Cette analyse montre qu’il y a comme trois niveaux croissants de nouveauté. En effet, ils sont liés aux trois premiers temps, le dernier n’introduisant que confirmation ou infirmation.
Les deux premières nouveautés sont internes au sujet dans sa quête heuristique. La première fait appel aux seules ressources actives, donc maîtrisées. La deuxième convoque aussi les ressources passives, inconscientes, donc incontrôlables (directement). Extérieure, la troisième nouveauté élargit encore davantage en ouvrant à l’apport étranger, l’événement fortuit d’une rencontre.
Il serait peut-être pédagogique de qualifier ces trois nouveautés. L’on pourrait se fonder sur le facteur d’innovation et les qualifier respectivement de passive, active et systémique (ou extérieure ou). Mais, la nouveauté apparaissant dans l’effet plus que dans la cause, il serait peut-être plus éclairant de les dénommer par les résultats, ce qui pourrait donner : contrôlée (maîtrisée), non-contrôlée (non-maîtrisée) et événementielle.
b) Les « péchés » misonéistes
De même, le chercheur réduit plus ou moins la nouveauté selon qu’il se limite à l’une des étapes du processus d’innovation. En l’occurrence : par paresse, en ne mobilisant pas la littérature relative à son sujet (négation du premier temps) ; par volontarisme, en ne s’abandonnant pas aux processus inconscients (négation du deuxième temps) ; par orgueil, en ne se recevant pas d’événements extérieurs (négation du troisième temps) ; et de nouveau par paresse, en se contentant de son intuition (négation du dernier temps).
c) Brève réinterprétation en clé dative
Ce n’est pas le lieu ici de penser en profondeur cette question si métaphysiquement centrale de l’avènement de la nouveauté à la lumière de l’amour-don [8]. Je noterais seulement qu’une philosophie adéquate convoque les trois logiques, ternaire, quaternaire et trinitaire. Certains moments sont implicitement présents dans les quatre étapes, comme l’appropriation des données dans la première étape ou la réception dans la troisième.
En retour, la démarche de Poincaré-Parisi enrichit ou du moins souligne certaines étapes comme l’importance de l’abandon (la deuxième étape) pour ouvrir à une plus grande nouveauté.
Surtout, embrasser la totalité des trois rythmiques datives invite à une compréhension de l’innovation beaucoup plus riche. Contentons-nous d’en évoquer l’épure. Primo, le sujet seul, si créatif soit-il, si à l’écoute soit-il de ses ressources, ne peut que demeurer forclos au même. Secundo, en rencontrant l’autre, il advient à une véritable nouveauté si le don que l’autre fait féconde le désir qui le prépare, quitte à l’élargir. Tertio, l’un et l’autre ne peuvent se rencontrer que parce que, loin d’être seulement posés de manière polaire (et bientôt opposés), ils soient composés, de sorte que le propre donné par l’un devient le propre reçu par l’autre, autrement dit, qu’ils soient médiatisés par l’esprit qui assure cette mise en commun qu’est la communication. Quarto, c’est seulement lorsqu’est donnée l’osculum de la communion qu’il se manifeste par surcroît (le don jailli du don fait communion) dans le fructum de la fécondation.
Pascal Ide
[1] Giorgio Parisi, avec la coll. d’Anna Parisi, Comme un vol d’étourneaux. Une introduction personnelle à la science de la complexité, trad. Sophie Lem, Paris, Flammarion, 2022, p. 144-145. Hors « illumination », les noms des étapes sont soulignées par moi. L’auteur développe ces quatre phases dans la suite de son chapitre.
[2] Edmond Rostand, L’Aiglon, Acte I, scene 8. Cette parole est d’autant plus significative que, dans la scène précédente, Marie-Louise d’Autriche demandait à Thérèse, sa liseuse, à propos de ce livre que lit son fils, le duc de Reichstadt : « Ouvrez, et lisez-nous, au hasard ! » (souligné par moi).
[3] Comme un vol d’étourneaux, p. 145.
[4] Je me permets de renvoyer à Pascal Ide, « Les solutions platonicienne et aristotélicienne à l’émergence de la nouveauté. Proposition de synthèse à la lumière du temps et du don », Philippe Quentin (éd.), Émergence, colloque de l’ICES, La Roche-sur-Yon, 19 et 20 mars 2019, coll. « Colloques », La Roche-sur-Yon, Presses Universitaires de l’ICES, 2021, p. 8-51.
[5] Louis Pasteur, Discours lors de l’installation solennelle de la Faculté des lettres de Douai et de la Faculté des sciences de Lille, 7 décembre 1854, Œuvres. Vol. 7. Mélanges scientifiques et littéraires, Pasteur Vallery-Radot éd., Paris, Masson, 1939, p. 129-132, ici p. 131.
[6] Sur le hasard, mais aussi sur son application à l’invention, au sursens et à la sérendipité, cf. Pascal Ide, « Le jeu du hasard et de l’amour », Philippe Quentin (éd.), Hasard et création, Colloque de l’ICES, La Roche sur Yon, 7 et 8 mars 2022, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2023, à paraître.
[7] Louis Pasteur, Discours lors de l’installation solennelle de la Faculté des lettres de Douai et de la Faculté des sciences de Lille, 7 décembre 1854, Œuvres. Vol. 7. Mélanges scientifiques et littéraires, Pasteur Vallery-Radot éd., Paris, Masson, 1939, p. 129-132, ici p. 131.
[8] Cf. l’article précité « Les solutions platonicienne et aristotélicienne à l’émergence de la nouveauté », ainsi que, plus indirectement : Id., « L’être comme amour. Premières propositions autour de l’acte et de la puissance », Colloque organisé par la Communauté du Chemin Neuf, Tigery, du 8 au 11 décembre 2011, Blandine Lagrut et Étienne Vetö (éds.), La vérité dans ses éclats. Foi et raison, Paris, Ad Solem, 2014, p. 297-323.