Catastrophisme ou espérance ?

Dans un petit ouvrage roboratif écrit il y a presque dix ans, Michael Fœssel procède à une déconstruction du concept de « fin du monde » [1]. Autrement dit, le philosophe bourguignon critique la raison apocalyptique, ainsi que l’affirme le sous-titre, aujourd’hui aussi présente qu’efficiente. Loin de caractériser la toute récente collapsologie (le livre fut écrit avant que ne se mette en place la théorie de l’effondrement [2]), on la trouve déjà sous la plume du philosophe allemand Günther Anders pour qui « nous vivons désormais dans une humanité pour laquelle le ‘monde’ et l’expérience du monde ont perdu toute valeur [3] ». La raison en est que notre technique nous a échappé, obéit à une logique autonome et ne peut pas ne pas nous conduire à une catastrophe généralisée, ainsi que l’atteste l’exemple de la bombe atomique : les hommes d’aujourd’hui sont réduits à être des « péquenauds cosmiques qui doivent admettre que cela fonctionne très bien sans eux [4] ». Depuis, de nombreux travaux, scientifiques [5] et philosophiques [6], se sont emparés du thème de la catastrophe imminente ou déjà présente. C’est ainsi que l’un des théoriciens les plus envue, le philosophe Jean-Pierre Dupuy, estime que nous vivons un « renversement d’ordre métaphysique dans nos manières de penser le monde et le temps [7] ». Désormais, il faut substituer au doute sur ce possible effondrement mondial, la certitude [8].

 

Triple est la critique de Michael Fœssel à l’égard du catastrophisme. Primo, celui-ci estime la catastrophe inéluctable. Or, une telle certitude relative à l’avenir est propre au monde de la science. Mais la raison est plurielle, et notamment politique. Et la raison politique, notamment démocratique, ne peut objectiver et donc prévoir l’avenir, et mise sur « l’incertitude [9] ».

Secundo, le catastrophisme affirme que la perte du monde est une catastrophe. Or, la perte suppose la perpétuation. Mais, pour la modernité, « le monde est ce qu’on institue, et non ce que l’on préserve [10] ».

Tertio, le catastrophisme voit dans le monde une réalité déjà disparue : « Un monde que l’on est pressé de voir finir n’est déjà plus un monde ». Or, ce qui n’est plus ne peut plus changer. Donc, l’agencement existentiel présent dans le catastrophisme « ne permet plus de déceler le possible dans le présent [11] ». Autrement dit, la raison apocalyptique « interprète comme une fin ce qui pourrait aussi bien être un commencement [12] ». Dit encore autrement, elle est l’une des plus profondes cécités ou blessures de l’intelligence contemporaine.

 

La dernière critique est la plus profonde et touche à la raison proprement ontologique du catastrophisme : la réduction du réel à ce qui est, donc la disparition du possible qui s’y cache et y germe. Ce que le kantien Fœssel exprime dans les catégories du possible pourrait aussi et plus adéquatement être explicité dans la métaphysique aristotélicienne de la potentialité (dunamis) qui, elle-même, renvoie à celle du sujet (hupokéiménon et, ultimement, ousia) : jamais l’actuel (au double sens, diachronique de maintenant et synchronique d’entéléchie) n’épuise l’être-là du monde et de l’homme. Enfin, ces deux diagnostics renvoient à un troisième, d’ordre historique : le possible aujourd’hui ouvre à un actuel demain ; or, l’espoir est le sentiment qui naît à la possible advenue d’un bien difficile ; donc, seule cette vision qui se refuse à réduire la réalité à sa manifestation présente pour l’enrichir du potentiel qui y sommeil est capable de nourrir une espérance qui fait émerger un pas-encore apte à mobiliser un déjà-là à l’état germinal. Voilà pourquoi, face à l’angoisse et, plus encore, le désespoir, voire l’acédie innommée de notre temps, Fœssel appelle à « une nouvelle croyance dans le possible [13] ». Et l’espérance qu’il n’ose appeler, d’autres, qui sont sur le terrain, n’ont pas ses scrupules [14], y compris chez les collapsologues [15].

Pascal Ide

[1] Michael Fœssel, Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, coll. « Points Essais », Paris, Seuil, 2012. Rééd. coll. « Points. Essais » n° 869, 2019. Je cite la première édition.

[2] Cf. Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, coll. « Anthropocène », Paris, Seuil, 2015.

[3] Günther Anders, L’obsolescence de l’homme, trad. David, Paris, Éd. de l’Encylcopédie des nuisances, 2002, p. 15.

[4] Id., Le temps de la fin, trad., Paris, L’Herne, 2007, p. 17.

[5] Cf., par exemple, Sandrine Revet, Anthropologie d’une catastrophe. Les coulées de boue de 1999 au Venezuela, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2007.

[6] Cf., par exemple, Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Paris, Seuil, 2002, coll. « Points », 2004.

[7] Ibid., p. 80.

[8] Cf. aussi Hicham-Stéphane Afeissa, La fin du monde et de l’humanité. Essai de généalogie du discours écologique, Paris, p.u.f., 2014 ; Jean-Paul Engélibert, Apocalypses sans royaume. Politique des fictions de la fin du monde, Paris, Classiques Garnier, 2013 ; Clive Hamilton, Requiem pour l’espèce humaine. faire face à la réalité du changement climatique, trad. Jacques Treiner et Françoise Gicquel, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2013 ; Elizabeth Kolbert, La sixième extinction. Comment l’homme détruit la vie, trad. Marcel Blanc, Paris, Vuibert, 2015 ; Richard Leakey et Roger Lewin, La sixième extinction. Évolution et catastrophes, trad. Vincent Fleury, Paris, Flammarion, 1997 ; Patrick Viveret, La cause humaine. Du bon usage de la fin d’un monde, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2012.

[9] Michael Fœssel, Après la fin du monde, p. 284.

[10] Ibid., p. 285.

[11] Ibid.

[12] Ibid., p. 287.

[13] Ibid.

[14] Joanna Macy et Chris Johnstone, L’espérance en mouvement. Comment faire face au triste état de notre monde sans devenir fous, trad. Claire Carré et Françoise Ferrand, coll. « Fondations écologiques », Genève, Labor et Fides, 2018. Pour le détail, cf. Pascal Ide, Les quatre sens de la nature. De l’émerveillement à l’espérance. Pour une écologie enracinée dans la grande histoire de la création, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2020, chap. 15.

[15] Cf. Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle, Une autre fin du monde est possible. Vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre), coll. « Anthropocène », Paris, Seuil, 2018.

2.7.2021
 

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