Chapitre 3
Nouveauté dans la continuité
Ce qui est vrai de l’unité en quelque sorte statique du discours de la foi, vaut aussi de son unité dynamique, historique. De même que la pensée oscille souvent entre les extrêmes du monisme [1] et du dualisme ou du pluralisme, de même elle se trouve constamment en tension entre un pôle conservateur, voire intégriste, et un pôle réformateur, voire révolutionnaire. Le pape sait trouver une voie médiane en développant une théologie symphonique qui synthétise pluralité et unité. Il harmonise aussi sens de la nouveauté et sens de la Tradition. Telle est la troisième caractéristique de son style.
1) Au-delà des clivages
Une telle affirmation étonne. En effet, le pape actuel n’a-t-il pas acquis une solide réputation de conservateur ? L’humble écoute des mots apporte une information suggestive. Que le vocable « tradition » se retrouve près de 500 fois pourrait faire craindre une inflation de ce qu’il signifie. Mais ce serait sans compter les termes « nouveau » et « nouveauté » qui apparaissent plus de 900 fois, et le verbe « renouveler » qui est présent plus de 360 fois. Enfin, les termes « conservateur » et apparentés [2] ne font pas partie du vocabulaire du pape.
D’un côté Benoît XVI est profondément enraciné dans la Tradition : il fait volontiers appel aux Pères, à la liturgie, aux auteurs spirituels, etc. De l’autre, il voue une attention particulière à l’histoire dans sa continuité et sa progressivité. Le premier point est assez connu pour qu’il ne soit pas utile de le développer pour l’instant. En revanche, il vaut la peine d’insister sur le second. Le pape accorde une importance singulière à la notion de chemin [3]. Rappelons le cycle de rencontres du mercredi sur « le chemin de l’Église dans l’histoire [4] ». Or, qu’est-ce que le chemin, sinon l’histoire (et l’histoire sainte) propre à chaque fidèle avançant vers le Christ ? Certes, Benoît XVI n’oublie jamais de montrer le but, autrement dit l’exigence de la vie à la suite du Christ. Mais il souligne tout autant le caractère essentiellement pérégrinant, donc progressif, de notre existence sur terre. Il aime rappeler que tout chrétien est en chemin, que même le saint n’est pas soustrait à cette loi commune et doit avancer vers le Ciel, vers Dieu. Selon un mot heureux de son prédécesseur, s’il n’y a pas de gradualité de la loi, il existe, en revanche, une « loi de gradualité » [5].
Le chemin se caractérise notamment par trois traits. Le premier est la progressivité : « Nous ne pouvons pas penser vivre immédiatement une vie chrétienne à cent pour cent, sans doute et sans péchés. Nous devons reconnaître que nous sommes en chemin, que nous devons et que nous pouvons apprendre, que nous devons nous convertir peu à peu [6] ». Le second est la possibilité de péché. Celui qui chemine pas à pas peut manquer un pas, autrement dit faillir. Et Benoît XVI n’a aucune gène à rappeler les chutes, les imperfections, même des saints, ainsi que cela vient d’être rappelé à propos de Paul et Barnabé [7]. Au terme d’un de ses dialogues improvisés avec les prêtres de Rome, le pape conclut : « Cette humilité d’accepter également ses propres limites est très importante. Ce n’est qu’ainsi, d’autre part, que nous pouvons croître, mûrir et prier le Seigneur pour qu’il nous aide à ne pas nous fatiguer sur le chemin, tout en acceptant avec humilité que nous ne serons jamais parfaits, en acceptant aussi l’imperfection, surtout de l’autre. En acceptant la sienne, on peut accepter plus facilement celle de l’autre, en nous laissant former et réformer, toujours à nouveau, par le Seigneur [8] ». Enfin, le chemin se caractéries par son unité – dynamique, car cette unité est celle d’une visée. Ainsi, explique Benoît XVI, « l’Écriture Sainte » est comparable à un « chemin » unifié : « chacune des parties appartient à un chemin et ce n’est qu’en les voyant dans leur intégralité, comme un chemin unique, où une partie explique l’autre, que nous pouvons le comprendre [9] ».
On objectera que Joseph Ratzinger faisait de la la continuité un principe universel, auquel la révélation néotestamentaire ne se soustrait pas : « une loi capitale de l’histoire des religions et de la foi » est que « celle-ci se développe toujours en liaison avec ce qui précède, sans qu’il y ait jamais discontinuité totale [10] ». De même, le théologien bavarois identifiait dans la reductio theologiae in historiam (réduction de la théologie à l’histoire) l’une des causes de la crise actuelle non seulement de la théologie mais du fait chrétien, voire de l’humanité : à trop souligner l’importance de l’histoire, l’être se dilue dans le devenir et la vérité dans des authenticités successives. Jusqu’au dix-neuvième siècle, explique-t-il, « la réalité chrétienne avait été conçue comme quelque chose d’absolu, comme l’auto-manifestation de l’immuable vérité divine. Mais, maintenant, il faut qu’elle se laisse interpréter selon les catégories de l’histoire et de l’historicité. Et cela de telle manière que plus elle s’implique dans le problème de l’historicité, plus il semble que le caractère absolu de la vérité chrétienne se dissolve dans le processus du devenir historique [11] ».
En demeurer là serait toutefois insuffisant. Le même théologien ne manque pas une occasion de dire combien la découverte du converti John Henry Newman [12] l’a ouvert à la dimension historique du dogme : « Je trouvais là l’accès à la doctrine de Newman sur l’évolution du dogme, que je considère être, avec sa doctrine sur la conscience, sa contribution décisive au renouveau de la théologie. Ainsi il mit entre nos mains la clef qui permet d’inclure la pensée historique dans la théologie, mieux, il nous apprit à penser la théologie historiquement, nous donnant la possibilité de reconnaître l’identité de la foi à travers ses changements. Ici, je dois m’abstenir d’approfondir cette question. Je pense que l’apport de Newman n’a pas été encore pleinement exploité par la théologie moderne [13] ». Un article de Ratzinger sur l’Église ne s’intitule-t-il pas « Une communauté en continuel renouvellement [14]« ?
Un signe est à cet égard éloquent. Dans une conférence peu connue portant sur une vision chrétienne de la politique, Joseph Ratzinger renvoie dos à dos révolutionnaire et conservateur, et opte pour la réforme. Pour cela, il se fonde sur l’Écriture (précisément le livre de Daniel) puis trouve une confirmation dans l’histoire des débuts du christianisme. En effet, l’un des titres de l’Empereur romain était celui de « conservateur » : sa fonction consistait notamment à maintenir la frontière (le limes) face aux différents ennemis de Rome. Et il s’est posé aux premiers chrétiens la question de savoir si l’on pouvait donner au Christ ce titre impérial pour traduire sa mission. Or, les Pères de l’Église le trouvèrent inopportun. Certes, la pax romana (la paix instaurée par l’Empire romain) permettait d’asseoir les conditions juridiques assurant la vie chrétienne et sa mission. Toutefois, elle ne pouvait définir l’essence même du message introduit par le Christ : l’Apocalypse, par exemple, montre que l’Empire doit changer, se convertir et donc que tout ne peut pas être conservé en l’état. Par conséquent, en refusant le titre de conservateur (et en lui préférant celui de Sauveur), le christianisme primitif « mettait en évidence les limites du pur conservatisme, et renvoyait à une dimension de l’existence humaine qui déborde la charge réservée à la politique d’assurer l’ordre et la paix [15] ».
2) Une écoute stéréophonique
Le fils spirituel de saint Augustin n’oublie donc jamais que la Beauté de Dieu est aussi ancienne que nouvelle [16]. Mais, loin d’opposer ou de juxtaposer le passé et l’inédit, il les entrelace.
D’une part, la théologie du pape se présente comme écoutante. Deux témoignages parmi cent autres : « Les évêques français se plaisent à dire qu’ils ont toujours été reçu à Rome avec courtoisie et écouté par le Cardinal Ratzinger », note, quelques jours après son élection comme pape, un journaliste que l’on ne range pas parmi les ultra-montains [17]. « Ce sens de l’écoute, ce respect de l’interlocuteur, le Cardinal Ratzinger n’a jamais cessé de le manifester », note Gérard Leclerc. Il « s’est toujours montré extrêmement attentif à la société de son temps, à ses problématiques intellectuelles, à ses tourments et à ses impasses ainsi qu’à ses aspects positifs. Peu d’hommes, à la vérité, se sont révélés en notre temps, aussi disponibles pour l’échange et le dialogue [18] ». Qui lit attentivement les écrits du professeur Ratzinger ne peut qu’être frappé de sa capacité d’empathie. Il est capable d’écouter longuement une pensée différente de la sienne, d’en exposer, voire d’en épouser fidèlement le déploiement [19] – avant de mentionner, sereinement, ses points de désaccord. Tous ceux qui ont travaillé avec le Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi affirment leur stupeur admirative face à un homme de grande écoute qui, pour autant, ne s’empêchait pas d’émettre, à l’occasion, son opinion. « Quiconque a travaillé avec lui a pu être impressionné par son intelligence hors du commun, aussi fine que puissante. Lui-même m’a confié que sa détente était de se plonger dans un livre « trapu ». À plusieurs reprises, il nous est arrivé, dans la commission qu’il présidait, d’être confrontés à des problèmes inextricables. Le cardinal écoutait nos débats ; finalement, il donnait son point de vue qui éclairait tout, sans écraser [20] ». La conséquence de cette attention pleine de respect et d’intérêt est, chez le pape actuel, une compréhension profonde de logiques très diverses, une absence d’esprit polémique et la capacité à sauver la proposition d’autrui, en en honorant le plus possible la part de vérité.
Nous avons vu la grande attention que Benoît XVI accorde aux sources, qu’elles soient scripturaires ou liturgiques. Il faut ajouter la source patristique. L’on sait quelle affinité lie le pape actuel avec l’évêque d’Hippone (Augustin), à l’ecclésiologie de qui il a consacré sa première thèse de doctorat [21] et dont on dit qu’il connaît l’œuvre par cœur ; mais il convoque avec une grande générosité d’autres Pères, tant latins que grecs [22]. On notera, à ce sujet, une attention réelle mais moindre à la scolastique médiévale [23]. Cette disproportion pourrait alarmer. Mais je pense que l’explication est similaire à celle fournie à propos de la grande rareté des termes métaphysiques ou techniques (qui sont hérités, pour une grande part, de la scolastique) : la forma mentis (forme d’esprit) du Souverain Pontife est plus affine avec les pensées plus concrètes des Pères qu’avec celle, plus abstraite, Bonaventure excepté, des Docteurs médiévaux.
C’est cette attention à la réceptivité première qui a poussé Joseph Ratzinger à souligner à maintes reprises l’urgence autant que l’importance primordiale de « la création dans la catéchèse, la prédication et la théologie [24] ». De même, Benoît XVI se réfère souvent à la « création » [25], dans sa juste articulation à la grâce, et aux réalités qui lui sont connexes comme la raison (dans sa distinction-union avec la foi), la loi naturelle [26] (dans sa distinction-union avec la Révélation, la loi nouvelle [27]), etc.
D’autre part, le pape ne se met à l’écoute de l’Écriture et de la Tradition qu’en vue d’obéir à Dieu qui « fait toutes choses nouvelles » (Ap 21,5). Tel le scribe de l’Évangile, il ne cesse de tirer de son trésor nova et vetera, « du neuf et de l’ancien » (cf. Mt 13,51). Mais ici il n’y a plus besoin de développer : ce fut l’objet de tout ce livre, notamment de la première partie, que de manifester cette créativité qui rime avec fidélité.
Pascal Ide
[1] Du grec monos, seul (le terme « moine » est construit sur cette racine), le monisme est une doctrine uniformisante, nivelant toute différence. Les panthéismes, affirmant que « tout est Dieu », sont des monismes.
[2] Les mots « traditionaliste » ou « traditionalisme » apparaissent 1 fois, et les termes « intégriste » ou « intégrisme » ne sont jamais cités.
[3] Ce substantif se retrouve sous sa plume ou dans sa bouche plus de 700 fois.
[4] Audience générale, mercredi 7 mars 2007.
[5] Cette notion apparut pendant le synode sur la famille de 1980 et fut repris par Jean-Paul II, dans son exhortation apostolique postsynodale sur les tâches de la famille chrétienne Familiaris consortio, du 22 novembre 1981. Elle désigne un « cheminement pédagogique de croissance incontournable pour les êtres insérés dans le temps que nous sommes » (n. 9). Pour autant, « la ou voie graduelle ne peut s’identifier à la « (n. 34).
[6] Rencontre avec le clergé du diocèse de Rome, jeudi 22 février 2007, réponse à la deuxième question.
[7] Cf. Audience générale, mercredi 31 janvier 2007.
[8] Discours au clergé du diocèse de Rome, jeudi 2 mars 2006.
[9] Rencontre avec le clergé du diocèse de Rome, jeudi 22 février 2007, réponse à la troisième question. Et le pape offre l’exemple des différents écrits sapientiaux, dans l’Ancien Testament.
[10] Joseph Ratzinger, La foi chrétienne hier et aujourd’hui, p. 60.
[11] Joseph Ratzinger, Wesen und Auftrag der Theologie, Einsiedeln, Johannes Verlag, 21993, traduit en italien : Storia e dogma, Milan, 1971, p. 14. Cet ouvrage réunit quelques-uns des articles les plus cruciaux de Ratzinger sur les relations du dogme à l’histoire. « On n’insistera jamais trop aujourd’hui sur l’inséparabilité de l’ontologie, et par suite de la métaphysique, et de l’histoire » (Cardinal Joseph Ratzinger, Les principes de la théologie catholique, p. 212, note 268. Sur les impasses d’une opposition entre histoire du salut et métaphysique, cf. les développements éclairants des p. 168-212).
[12] Étonnamment, Benoît XVI ne l’a encore jamais cité dans ses interventions.
[13] Joseph Ratzinger, « Newman belongs to the great teachers of the Church », in Benedict XVI and Newman, ed. P. Jennings, Oxford, Family Publications, 2005, p. 33-35, ici p. 34-35.
[14] Cardinal Joseph Ratzinger, Appelés à la communion, p. 115-136.
[15] Cardinal Joseph Ratzinger, L’Europe, ses fondements, aujourd’hui et demain, p. 54 et 55. La trad., qui est plus d’une fois approximative et a fait sauter toute la bibliographie, demande à être complétée par deux autres textes : Europa. I suoi fondamenti oggi e domani, Milano, San Paolo, 2004 (pou les notes de la conférence de Münich, du 19 janvier 2004) et Marcello Pera e Joseph Ratzinger, Senza radici. Europa, relativismo, cristianesimo, Islam, Milano, Mondadori, 2004.
[16] Un des textes les plus célèbres des Confessions dit, à propos de Dieu : « Bien tard je t’ai aimée, ô beauté si ancienne et si nouvelle [pulchritudo tam antiqua et tam nova] » (Saint Augustin, Les Confessions, L. X, xxvii, 38, in Œuvres de saint Augustin, trad. E. Tréhorel et G. Bouissou, coll. « Bibliothèque augustinienne », 2 tomes, n° 13 et 14, Paris, DDB, 1962, vol. 2, p. 209).
[17] Henri Tincq, Le Monde, 24 avril 2005.
[18] « Éditorial », France Catholique, n° 2975, 6 mai 2005.
[19] On trouvera un bon exemple de cette attitude dans la manière dont, lors d’une conférence prononcée à Luxembourg et rendue publique le 30 juin 1989, il rend compte des difficultés qu’ont les Européens d’aujourd’hui à l’égard de la foi : on peut y discerner pas moins de quatre niveaux d’approfondissement (« Les difficultés en matière de foi dans l’Europe d’aujourd’hui », Église et théologie, trad. inconnue, Paris, Mame, 1992, p. 65-80, ici p. 65-70).
[20] Mgr Jean-Louis Bruguès, Propos recueillis par Élie Maréchal, 21 avril 2005.
[21] Cf. Joseph Ratzinger, Volk und Haus Gottes in Augustins Lehre von der Kirche [Peuple et maison de Dieu dans l’ecclésiologie de saint Augustin], München, 1954, réédité chez Sankt-Ottilien, EOS Verlag, 1992.
[22] En ordre de fréquence (mais ce livre paraît alors que Benoît XVI n’a pas achevé son cycle d’audiences sur les Pères) : Origène (63 fois), Irénée (38 fois), Grégoire le Grand (24 fois), Justin (20 fois), Ambroise de Milan (19 fois), Ignace d’Antioche (18 fois), Clément de Rome (17 fois), Clément d’Alexandrie (16 fois), Grégoire de Nazianze (8 fois), Basile de Césarée ou Basile le Grand (4 fois), Denys l’Aéropagite (3 fois), Maxime le Confesseur (1 fois), Jean Damascène (1 fois).
[23] Le nombre de mentions ou de citations parle de lui-même : alors que le Catéchisme de l’Église catholique cite Augustin 104 fois et Thomas d’Aquin 61 fois, le pape fait référence au premier 111 fois [23] et au second seulement 22 fois. De même, Anselme n’apparaît que 3 fois, à l’instar de Bonaventure, dont on connaît pourtant la sensibilité augustinienne et à qui Joseph Ratzinger a consacré son autre thèse de théologie (La théologie de l’histoire de saint Bonaventure, trad. Robert Givord, coll. « Théologiques », Paris, PUF, 1988), et Albert le Grand 2 fois.
[24] Cardinal Joseph Ratzinger, Au commencement, Dieu créa le Ciel et la Terre, p. 9. Cf. par exemple Id., « Les difficultés en matière de foi dans l’Europe d’aujourd’hui », art. cité, p. 71-74. Id., Le Dieu de Jésus-Christ, « Le Dieu créateur », p. 33-46. On se souvient des deux conférences-programmes sur la crise de la catéchèse, données à Paris et à Lyon, en 1983.
[25] Le substantif apparaît presque 200 fois, et presque toujours en son sens biblique et théologique (la seule mention de la « création artistique » est faite dans le contexte de la création divine, pour expliquer la manière dont Gn 2 expose l’apparition de l’homme : Audience générale, mercredi 28 décembre 2005 sur le Ps 138) et le verbe « créer » plus de 100 fois.
[26] L’expression se retrouve 6 fois dans les interventions du pape.
[27] L’expression se retrouve une seule fois : « la pleine réalisation de l’homme réside non pas dans son refus de la loi de Dieu, mais dans la vie selon la loi nouvelle, qui consiste dans la grâce de l’Esprit Saint » (Discours aux membres de la commission pontificale biblique, jeudi 27 avril 2006).