Le pied, comme la main et le visage, etc., est un organe spécialisé dans la généralité, donc apte à s’adapter le plus possible, ici à tous les sols sur lesquels l’homme est appelé à progresser et vivre. Autrement dit, un organe que sa particularité ouvre à l’universel, une causa universalis. Pour cela, il suffit de comparer le pied à la roue. Seul le premier est tout-terrain ; la roue, elle, suppose un terrain dominé par la géométrie : elle traduit le triomphe de la raison mathématique, jointe aux possibilités de la technique transformant les chemins et les pistes en routes asphaltées. Et même la voiture dite « tout-terrain » ne s’adapte qu’à un nombre très limité de sols.
Si la nature ne nous apparaît plus comme un don, c’est que nous avons perdu le contact avec elle, au sens propre du terme : nous ne sommes plus en relation tactile avec ce monde. Or, la première relation, constante, est celle du pied avec la terre. Mais d’une part, la terre a disparu, enfouie sous l’asphalte, le carrelage, le plancher, etc. ; d’autre part, même si elle affleurait, nous nous en protégeons dans nos chaussures. Autrement dit, notre première relation à la nature, à la matière, est de mise à distance et de protection. Pourtant, le prix à payer de cette absence de contact, donc de ce manque d’incarnation, est cher : ici commence notre tentation de reconstruire, de ne plus vivre au ras de nos sens. Cette attitude de distanciation nous est tellement habituelle, nous sommes devenus tellement incapables de concevoir une autre relation à la nature, qu’il nous faut quelqu’un venant d’une autre culture pour nous aider à en prendre conscience.
Pour cela je m’aiderai d’un ouvrage intitulé L’aventure ambiguë [1]. Ce classique de la littérature africaine contemporaine est écrit par Cheikh Hamidou Kane, né dans le Sénégal oriental en 1928, musulman Diallobé de l’ethnie des peuls. Nous nous limiterons à un extrait phénoménologiquement riche : la description en première personne que fait l’un des personnages du récit, le fou du village, de son arrivée en Europe :
1) Le moment sans mot
« Ce fut le matin que j’y débarquai. Dès mes premiers pas dans la rue, j’éprouvai une angoisse indicible. Il me sembla que mon cœur et mon corps ensemble se crispaient. Je frissonnai et revins dans l’immense hall du débarcadère. Sous moi, mes james étaient molles et tremblantes. Je ressentis une forte envie de m’asseoir. Alentour, le carrelage étendait son miroir brillant où résonnait le claquement des souliers. Au cente de l’immense salle, j’aperçus une agglomération de fauteuils rembourrés. Mais, à peine mon regard s’y était-il posé que je ressentis un regain de crispation, comme une insurrection accentuée de tout mon corps. Je posai mes valises à terre et m’assis à même le carrelage froid. Autour de moi, les passants s’arrêtèrent. Une femme vint à moi. Elle me parla. Je crus comprendre qu’elle me demande si je me sentais bien. L’agitation de mon corps se calmait, malgré le froid du carrelage qui me pénétrait les os. J’aplatis mes mains sur ce carrelage de glace. L’envie me prit même d’ôter mes souliers, pour toucher du pied le froid miroir glauque et brillant. Mais j’eus vaguement conscience d’une incongruité. Simplement, j’étendis mes jambes, qui entrèrent aussi en contact de toute leur longueur avec le bloc glacé ».
On peut discerner deux temps en cette fine et riche description.
Le premier est purement passif, réactif. Toutes les parties de son être les plus patientes et les moins contrôlables s’expriment, échappant non seulement à la maîtrise volontaire, mais même à la mise en mots. Le corps et l’affectivité parlent avant que l’expérience si forte trouve à s’exprimer. Le corps se crispe, c’est-à-dire se ferme ; affaibli, il s’affaisse. L’affect ressenti est puissant : il est parlé d’angoisse.
A cet ensemble de réactions, physiques et affectives, succède un désir, là encore non formalisé, de proximité avec le sol. Il ne faut pas le confondre avec le dérobement des jambes (qui est fatigue, affaissement du corps rendu à la gravitation et par accident à la terre). Ici, c’est une inclination, un désir de retour au sol qui se déchiffre. On notera aussi l’inflation du vocabulaire tactile. Alors que nous cherchons à nous protéger du sol, de la terre, le sénégalais aspire à entrer en contact avec elle.
2) La mise en mots
Entouré de personnes qui ne comprennent rien et le croient malade, le fou du village retrouve, pour un bref instant le contrôle de lui ; il se redresse de toute sa taille de peul et s’en va. Mais le même phénomène physique de tremblement le reprend quelques dizaines de mètres plus loin. Il s’asseoit. Alors, il va pouvoir mettre des mots sur l’étonnante expérience qui se déroule en lui : « Ce que j’éprouvais était plus profond qu’une simple séduction de mon corps. Ce tremblement qui, maintenant que j’étais assis, se mourait à nouveau, me parut l’écho fraternel de monc orps à un désarroi plus intime. […] L’asphalte… Mon regard parcourait toute l’étendue et ne vit pas de limite à la pierre. Là-bas, la glace du feldspath, ici, le gris clair de la pierre, ce noir mat de l’asphalte. Nulle part la tendre mollesse d’une terre nue. Sur l’asphalte dur, mon oreille exacerbée, mes yeux avides guettèrent vainement le tendre surgissement d’un pied nu. Alentour, il n’y avait aucun pied. Sur la carapace dure, rien que le claquement d’un millier de coques dures. L’homme n’avait-il plus de pieds de chair ? Une femme passa, dont la chair rose des mollets se durcissait monstrueusement en deux noires conques terminales, à ras d’asphalte. Depuis que j’avais débarqué, je n’avais pas vu un seul pied ».
Là encore, constatez combien le sénagalais vit avec tous ses sens : ce n’est pas seulement les yeux mais aussi les oreilles qui lui montrent l’absence de pieds nus. Vivre au ras de la terre, c’est vivre l’ouverture de ses sens. De même, tout dit la protection : il n’est pas parlé de chaussures, mais de « carapace », de « coque », de « conque ». Enfin, la terre n’est pas vu comme une surface anodine, neutre ou froide, mais comme une mère : ses attributs (tendresse et mollesse) évoquent la symbolique maternelle. Or, sans mère, sans chair, sans contact, c’est l’humanité elle-même qui est menacée :
« Là, devant moi, parmi une agglomération habitée, sur de grandes longueurs, il m’était donné de contempler une étendue parfaitement inhumaine, vide d’hommes. Imagines-tu cela, maître, au cœur même de la cité de l’homme, une étendue interdite à sa chair nue, interdite aux contacts alternés de ses deux pieds [2] ».
Soulignons enfin deux mots. D’une part « donné » : même dans la cité inhumaine où tout est construit, le narrateur demeure encore nativement ouvert à la donation du réel. D’autre part, « étendue » : le contact concerne l’étendue ; ce qui m’est donné, ce n’est pas immédiatement la profondeur qui est une reconstruction, mais la surface ; une nouvelle fois, on voit combien le narrateur est au plus près, sensoriel, de ce qu’il décrit.
3) Le lieu de tous les maux
Dans son beau livre autobiographique, Le voile noir, Anny Duperey montre les effets psychosomatiques dévastateurs des tristesses non avouées. Elle a perdu ses parents, mais n’a pu assister à leur enterrement qui lui fut caché. Son ouvrage est né de la souffrance de cette mort enfouie [3]. Souffrances multiples de l’enfant qui n’a pu grandir et qui ne peut prendre de recul sur cette incompréhensible, inassimilable disparition : souffrance de ne pas avoir de souvenir d’eux, culpabilité, agressivité, etc. [4]
A trente ans, la jeune femme fait connaissance de son compagnon. « Peu de temps après, il m’emmena à la campagne dans une petite maison qu’il possédait, perdue au milieu des bois et des champs ».
Premier choc : « dans cet endroit entouré de tout ce qui poussait librement dans la terre, je subis un grand choc – un de ces chocs si profonds qu’ils ne se voient guère de l’extérieur, qui vous laissent muet, fragile et comme un temps paralysé ». Pourquoi ? La nature a une valeur salvifique, curatrice : « C’était mon premier véritable contact avec la nature oubliée [refoulée], voire rejetée, et je ressentis immédiatement qu’il ne s’agissait pas d’une découverte mais d’un retour ». Plus précisément, la vie et la mort partout présentes dans la nature vont servir de pédagogie et lui permettre de mieux accepter la vie et la mort humaines :
« Ce choc silencieux me vint de celle des graines et des racines, des plantes qui meurent et pourrissent pour enrichir la terre et permettre la naissance des plantes futures, toute cette dualité mort-vie, l’une se nourrissant de l’autre, si étroitement imbriquées là, si immédiatement palpable sous nos mains, sous nos pieds ».
Second choc : les premiers jours elle sort peu, elle ne se hasarde pas très loin. Son compagnon s’en étonne.
« Quelque temps plus tard, après plusieurs séjours, je lui confiai que, bizarrement, je pensais très souvent à mes parents dans cet endroit.
Je m’en étonnais.
Puis l’amorce d’un jardin ayant été défrichée, je me retrouvai un jour en train de creuser le sol avec une pelle et une émotion m’envahit, si soudaine et puissante que je m’assis sur place, au milieu d’un carré de terre retournée et pleurai sur leur mort comme une enfant, librement, comme je n’avais pas pleuré, directement sur eux, depuis leur enterrement.
Je ne m’en étonne plus ».
C’est « en planant », pourrait-on dire, qu’Anny Duperey s’était protégée : elle-même se disait « flottante », « au-dessus de tout ça », « légère et forte », etc. La nature l’oblige à « atterrir », à « tomber du haut de son indifférence ». « J’avais décidément atterri. Ou plutôt j’étais en train d’atterrir. Plutôt lentement… Comme ce serait simple, merveilleusement simple, après une si violente réaction contre leur mort suivie d’une si longue fuite, si tous les nœuds pouvaient se dénouer sans efforts, sans révolte ».
Mais une conséquence psychosomatique ne va pas tarder à se manifester. « Une révolte de mon corps même. Car est-ce un hasard, si, précisément à cette période où je touchais enfin terre, où je la touchais vraiment, la creusais, la foulais, je fus brutalement saisie par des tendinites aiguës aux deux tendons d’Achille, alors que je n’en avais jamais souffert auparavant ? Inflammation devenue vite chronique, obsédante, et qui m’interdisait parfois pendant des jours de «poser le pied par terre», comme si ça brûlait, là, en bas ». Autrement dit, son corps se rebiffe, refuse de quitter la molle et fausse quiétude de l’imaginaire. Plus encore, la terre, c’est le lieu où repose les corps des morts : « Après une si trompeuse légèreté, que j’avais du mal à peser sur cette terre qui est, finalement, le lieu où ils sont [5] ».
Or, le seul véritable remède serait le pardon aux parents partis. Anny Duperey le reconnaît : « obscurément, je leur en veux d’avoir disparu si jeunes, si beaux, sans l’excuse de la maladie, sans même l’avoir voulu, si bêtement, quasiment par inadvertance. C’est impardonnable [6] ».
Bien que spécialisé, le pied est tout terrain. Bien que locomoteur, le pied est aussi organe sensoriel ouvert au don de la terre (quelle que soit la corne, la peau du gros orteil n’est jamais calleuse). Si nous partageons la main avec les singes, le pied nous est propre. Si la main est l’organe de la douceur, le pied est celui de l’humilité.
Pascal Ide
[1] Paris, Julliard, 1961.
[2] Les textes qui précèdent sont tirés des pages 100 à 104.
[3] La psychanalyse nous a prévenus des conséquences traumatisantes de ce genre de secret (« le secret secrète des perversion », selon le mot de Françoise Dolto) et de l’absence d’un travail de deuil (cf. Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie », in Métapsychologie, trad., Paris, Gallimard, 1968, p. 145 à 171).
[4] La valeur de ce témoignage tient en sa profonde authenticité, sa contagieuse émotion, et aussi en son universalité : la justesse des termes et la fréquente beauté de la description permettent à celui qui vit la même difficulté non pas tant de « s’y retrouver » – toute souffrance est unique –, que de s’approprier les mots qu’Anny Duperey donne et d’exprimer la douleur intérieure, au double sens de formuler et faire sortir de soi, exorciser, bref, commencer à opérer le travail de deuil. De plus, certains sont aussi trop culpabilisés pour oser avouer cette souffrance ; le caractère public de cet ouvrage leur permet de risquer le découvert : ils ne sont pas seuls à vivre cette douleur. Or, dire la souffrance est le premier temps, obligatoire, de l’assimilation psychologique de l’inacceptable.
[5] Anny Duperey, Le voile noir, Photographie de Lucien Legras, Paris, Le Seuil, 1992, p. 183 et 184.
[6] Ibid., p. 9.