Arsène Lupin, un modèle ?

Un jour, un journaliste américain a objecté à Maurice Leblanc que son personnage, Arsène Lupin, pouvait exercer « une influence mauvaise sur ceux que passionnent ses aventures », notamment les jeunes. Il ajoutait une observation critique plus générale sur l’imitation : « Les modèles que l’on choisit, héros de roman ou héros de l’histoire, ce sont les grands capitaines, les grands orateurs, les grands industriels, non point les escrocs ou les bandits ! »

Piqué au vif, Maurice Leblanc a pris la défense de celui qui, beaucoup plus qu’un personnage fictif, apparaît comme son ami. Il a répondu en détail à l’objection [1].

Il invoque d’abord des analogies. Par exemple, Bonnot, le célèbre meurtrier qui a donné son nom à la bande éponyme, a failli être arrêté, alors qu’il lisait le Lys rouge, un roman psychologique d’Anatole France.

Ensuite, s’il minimise les travers du gentleman-cambrioleur (il « n’a jamais tué, n’a jamais pris figure de criminel, ni arboré l’étendard de la révolte, ni prôné la reprise individuelle, ni affiché des théories subversives », bref il jouit pleinement de la vie), le créateur ne blanchit pas sa créature : Lupin « ne pourrait pas plus se passer de voler que de respirer. C’est pour lui un sport, une volupté et une question d’hygiène ».

Par ailleurs, Maurice Leblanc évoque son évolution : Lupin est passé du vol par soi au vol « pour les autres » et enfin au service de la France [2]. Autrement dit, il est de plus en plus imitable.

Il valorise aussi son intention. Certes, Arsène demeure un cambrioleur, mais ses actions le font servir la France : « ces lois, il ne les transgresse que pour servir la société ». Voilà pourquoi Leblanc le qualifie de « patriote » et même de « chauvin » et de « cocardier ».

Leblanc ne se contente pas de convoquer les multiples qualités du « sympathique cambrioleur ». Il en révèle la bonté foncière et la charité désintéressée : « il est devenu, par l’entraînement de sa nature généreuse, un redresseur de torts, un petit manteau bleu, un philanthrope qui va chercher l’argent où il ne devrait pas être pour la mettre dans les proches de qui de droit ».

Enfin l’objection ci-dessus selon laquelle on imite plutôt les grands hommes (réels ou fictionnels), invite notre auteur à poser une salutaire distinction qui peut s’étendre à tout imité, si saint soit-il : « On l’aime pour ses vertus sociales, et non pour ses vices particuliers ». Voilà pourquoi il est imitable. Leblanc précise davantage ses différentes qualités – physiques (« as du muscle, ignorants de la fatigue, athlètes incomparables, coureurs comme on n’en voit pas, champions de boxe, escrimeurs, tireurs, sauteurs, nageurs, grimpeurs ») et « morales et intellectuelles » (« clairvoyance, intuition, rapidité de conception, énergie, logique, subtilité, esprit de suite, etc. », « l’esprit d’aventure, le goût de l’action, l’aisance avec laquelle ils sortent d’un mauvais pas, la faculté de s’adapter à toutes les circonstances et de tourner tous les obstacles »). Or, Leblanc reconduit les vertus de son héros, semble-t-il, à une seule : Lupin fait partie, avec les êtres idéaux dont il a fait la liste (grands capitaines, etc.), « des professeurs d’énergie » (c’est moi qui souligne) ou des « surhommes » : il « un bel animal, sain, souple, heureux », donc, « au point de vue de la race et de la sobriété, éminemment moral ». Précisons, en acceptant de mettre entre parenthèses le principe de connexion des vertus. Lupin exerce deux vertus morales cardinales sur quatre : le courage et la prudence versus la tempérance et surtout la justice…

 

Ainsi, Lupin est un personnage complexe et multiple. Il convient donc d’imiter ses qualités en évitant ses défauts. De fait, qui s’est jamais avisé d’imiter les méfaits du cambrioleur ? En revanche, « on aime un bel aventurier, bien campé, ayant de l’allure, du biceps et de l’audace ». Leblanc a donc empiriquement appliqué le principe commandant l’éthique et la pédagogie de l’imitation : le discernement. En équilibre entre l’optimisme inconditionnel et le pessimisme inconditionnel, entre le « tout » et le « rien », la juste imitation demande à l’imitateur de différencier les ombres et les lumières de son modèle.

Pascal Ide

[1] Maurice Leblanc, « En marge des Dents du Tigre : la moralité d’Arsène Lupin », Le Journal, 30 août 1920, réédité dans Arsène Lupin, éd. Lacassin, coll. « Bouquins », Paris, Robert Laffont, tome 3, 1986, p. 1011 et 1012. Toutes les citations sont tirées de ces deux pages. Je passe les réponses ironiques, comme celle-ci : Lupin « est bigame, sinon trigame, ce qui est un hommage à la sainte institution du mariage ».

[2] Francis Lacassin a d’ailleurs repris quelque chose de cette périodicité dans l’essai de calendrier de la biographie – bien entendu totalement fantaisiste – du gentleman cambrioleur : « La vie criminelle d’Arsène Lupin de 1864 à 19…, p. 967-1010, par ex. p. 990 : « III. Au service de la France ».

27.5.2022
 

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