Ambroise Gardeil et l’expérience immédiate de l’âme 1/3

« Ce qui existe dans l’âme par son essence et connu d’une connaissance expérimentale en tant que l’homme expérimente par des actes les principes internes [de ces actes] [illa quae sunt per essentiam sui in anima, cognoscuntur experimentali cognitione, inquantum homo experitur per actus principia intrinseca] [1] ».

a) Contexte historique

Ambroise Gardeil était, de l’avis de Marie-Dominique Chenu, « le plus grand théologien de l’Ordre » [de saint Dominique] à l’entrée du xxe siècle [2]. Son œuvre se synthétise dans une trilogie : La crédibilité et l’apologétique, 1908 ; Le donné révélé et la théologie, 1910 ; La structure de l’âme et l’expérience mystique, 1927. Nous nous concentrerons sur le seul troisième volume. En effet, et voilà le point qui nous intéresse, en cet ouvrage, le dominicain français défend la thèse d’une connaissance immédiate, expérimentale, intuitive, de l’âme par elle-même. Plus précisément, il écrivit une contribution en 1923, lors de la célébration du sixième centenaire de la canonisation de saint Thomas [3] ; puis, il reprit cette intervention et l’intégra comme prélude à la dernière partie de l’ouvrage le plus fameux de l’ancien Régent du Saulchoir afin qu’elle serve de fondement philosophique [4].

Cette intuition-intention est formulée dans un brouillon de lettre qu’Ambroise Gardeil destinait à son confrère Marie-Dominique Roland-Gosselin, un autre dominicain, avec qui il eut une question disputée, au sens le plus noble du terme, sur ce sujet :

 

« Pour moi le problème de la conscience de soi est de savoir comment il se fait que je saisis mes actes comme miens. Vous avez l’air de trouver la chose toute naturelle et hors de discussion. Et, en effet, au point de vue du fait de conscience, il n’y a pas de doute […]. Je ne crois pas qu’il y ait de ce fait, qui est le fait précis de la conscience psychologique, une explication psychologique. Et c’est pourquoi j’ai recours à une explication métaphysique [5] ».

 

Ambroise Gardeil oppose donc une « explication métaphysique », dont on va voir qu’elle est immédiate, à une « explication psychologique » dont on va aussi voir qu’elle opère par la médiation d’une visée intentionnelle et d’une notion.

b) Le problème

La question posée est la suivante. Elle a pour objet la connaissance que l’âme a d’elle-même. Elle ne concerne pas le fait qui est évident : chacun se connaît, a conscience de soi. Mais elle concerne la cause ou le processus : cette connaissance est-elle immédiate ou médiate ? Autrement dit, opère-t-elle de manière expérimentale, c’est-à-dire intuitive et sans concept, ou doit-elle passer par la médiation d’un concept ? Et ici, l’âme se connaît-elle par sa seule présence ou seulement par la médiation d’un acte qui, réflexivement, lui donnerait accès à elle ?

c) Brève topique

1’) La connaissance immédiate de l’âme selon Ambroise Gardeil
a’) Énoncé

Selon l’interprétation d’Ambroise Gardeil, saint Thomas défend une connaissance expérimentale, donc im-médiate, de l’âme. Celle-ci éprouve sa nature spirituelle. C’est à partir de cet acte source que peut s’élaborer une approche réflexive, médiatisée par un concept de soi. Précisons. Quant à son médium, cette connaissance immédiate se fait sans aucun concept. Quant à son objet, cette connaissance porte non pas sur un acte, mais sur l’âme elle-même. [6]

Cette « explication métaphysique », Ambroise Gardeil va la trouver dans le grand texte de la Q.D. De veritate, q. 10, a. 8 : voici « un exposé très approfondi de cette métaphysique du fait de conscience [7] ». Thomas s’y demande « si l’esprit [mens] se connaît lui-même par [son] essence ou par quelque species ? » [8]. Le texte en entier se trouve en annexe. En fait, Thomas retrouve une intuition augustinienne de sorte qu’on a pu suspecter ou accuser Gardeil d’option augustinisante : « Gardeil donne finalement à voir ou à lire en Thomas, ferme partisan et artisan rigoureux s’il en fut de la distinction métaphysique de l’essence et des puissances, rejoignant néanmoins Augustin pour discerner comme lui dans cette suprême puissance qu’est la mens l’immédiate ‘désignation’, la pure ‘démonstration’ de l’essence même de l’âme [9] ». Mais ce n’est pas le lieu de discuter ici de l’augustinisme de Gardeil et, au-delà, de Thomas [10].

2’) La connaissane médiate de l’âme selon Marie-Dominique Roland-Gosselin

Autant pour Gardeil, « la présence dite ontologique de l’âme à elle-même est simultanément une présence de l’ordre de la connaissance [11] » – étant précisé que, dans l’état d’union essentielle du corps et de l’âme, cette présence de l’âme à elle-même ne présente pas une intelligibilité pleinement actuelle –, autant pour Roland-Gosselin, il faut dissocier ces deux présences.

Cette conviction se fonde aussi sur une interprétation de la Q.D. De veritate, q. 10, a. 8, qui, selon Roland-Gosselin [12] – et l’autre grand thomiste, Réginald Garrigou-Lagrange [13] – atteste une connaissance de l’âme d’ordre seulement intentionnel, c’est-à-dire par la médiation d’une représentation intérieure.

3’) Tentatives de conciliation

Jacques Maritain a tenté d’harmoniser les vues des pères Gardeil et Garrigou-Lagrange [14]. Si l’intention est plus que louable, il semble qu’il ait échoué. Car il reconduit la posture du premier à ce qu’il croit être la doxa thomiste, à savoir la nécessaire identification de la connaissance de l’âme à un acte intentionnel. Dès lors, au lieu de réconcilier et d’intégrer, il opine vers la position de Garrigou-Lagrange.

François-Xavier Putallaz a bien vu qu’il fallait tenir et la connaissance habituelle de l’âme par présence immédiate à soi et la connaissance actuelle de l’âme par l’acte intentionnel de saisie réflexive à partir d’un concept. Mais, sans doute marqué par la réflexion du philosophe suisse André de Muralt soulignant l’importance de la concurrence des causes totales (versus le concours des causes partielles), son compatriote fait de ces deux conditions de la connaissance de soi « deux causes totales de la réflexion [15] ». C’est encore trop juxtaposer les deux actes d’autoconscience.

Du débat, je m’intéresserai à l’aspect non pas historique, mais doctrinal. En effet, résumer ce débat serait répéter, en moins détaillé, ce que Camille de Belloy, dans une thèse aussi limpide que profonde – dont je ne cesserai de m’inspirer –, a admirablement fait [16]. De plus, la disputatio, d’une part, ne modifie que peu ou pas la thèse de Gardeil et, d’autre part, n’injecte pas d’arguments innovants sur le fond. Je prendrai d’emblée partie pour Gardeil, même si son exégète est plus réservé et ne prétend pas trancher le débat, tant il est subtil [17]. Et je transformerai les (ou plutôt certaines) opinions de Roland-Gosselin en autant d’objections qui permettront à Gardeil d’affiner sa thèse.

d) Exposé

Gardeil distingue trois moments qu’il énonce ainsi :

 

« Selon saint Thomas, trois facteurs psychologiques concourent à la formation de la connaissance de l’âme par elle-même :

[1] Une connaissance habituelle, immédiate, permanente, de l’âme par elle-même, dans le fond même de sa substance, connaissance ayant la valeur d’une perception expérimentale en puissance ;

[2] L’intervention d’un acte de connaissance abstractive, portant sur un objet quelconque ;

[3] La réflexion actuelle de l’intelligence sur cet acte quelconque remontant jusqu’à sa racine, à savoir l’âme elle-même, en tant que principe de cet acte actualisé par lui [18] ».

 

Et ces trois moments – 1, 2 et 3 – font « cercle », le point d’arrivée (3) coïncide avec le point de départ (1), non sans l’enrichissement de la connaissance actuelle (2), de sorte que « la connaissance habituelle » (1) est « désormais actualisée » grâce à (2) :

 

« La réflexion joue le rôle d’actualisateur de la connaissance habituelle, mais c’est la connaissance habituelle qui finalement boucle le processus et donne à la conscience actuelle d’atteindre immédiatement, donc expérimentalement, non pas les phénomènes, mais la substance même de l’âme [19] ».

 

1’) Le premier moment : la connaissance habituelle

C’est celui de la connaissance habituelle, immédiate et directe.

a’) Exposé

La question posée est celle de savoir si l’âme peut se connaître, en son essence, de manière immédiate, sans concept.

  1. Considérons d’abord l’objet connu. Thomas affirme clairement cette auto-intelligibilité radicale de l’âme. Déjà saint Augustin le disait : « l’esprit se connaît lui-même par lui-même [20]».

 

« Quant à la connaissance habituelle, je dis ceci : l’âme se voit par son essence, c’est-à-dire que, du fait même que son essence lui est présente, elle est capable de passer à l’acte de connaissance d’elle-même ; de même, dès lors qu’on a l’habitus d’une science, par la présence même de l’habitus on est capable de percevoir les choses qui se trouvent sous cet habitus. Mais pour que l’âme perçoive qu’elle existe, et qu’elle soit attentive à ce qui se passe en elle, aucun habitus n’est requis, mais il suffit pour cela de la seule essence de l’âme, qui est présente à l’esprit : c’est d’elle, en effet, qu’émanent les actes en lesquels elle est actuellement perçue [21] ».

 

La raison réside, pour notre auteur, dans la présence. En effet, « est dit proprement présent ce dont l’essence est présentée à l’intellect ou au sens [illud proprie dicitur praesens cujus essentia intellectui vel sensui praesentatur] [22] ». Or, l’âme est intelligible : « Tout esprit, parce que sa substance est à la fois parfaitement intelligible et parfaitement intelligente, se trouve originellement comme divisé intérieurement, en sujet et objet de connaissance [23] ». Disons-le autrement. L’espèce est le fruit de l’abstraction. Or, celle-ci est en quelque sorte l’extraction de l’essence intelligible, la séparation du noyau de vérité d’avec sa gangue sensible. Mais l’âme est immatérielle, elle n’a pas besoin d’être dépouillée de matérialité. Donc, nulle espèce n’est utile pour que l’âme se comprenne.

Précisons encore : qu’est-ce que l’esprit connaît de l’âme ? Son essence. Mais l’essence s’entend soit de la substance seconde, c’est-à-dire universelle et abstraite, soit de la substance première, c’est-à-dire singulière et concrète. Or, la première est saisie par concept, mais point la seconde. Donc, l’esprit connaît sa propre âme, concrète, celle qui anime son corps. Peut-on encore préciser ? Gardeil affirme qu’il connaît son âme en tant qu’elle est le sujet et le principe de ses actes :

 

« Cette réalité est non seulement une essence ou nature, mais le principe profond des actes de l’âme et leur sujet, car ils sont immanents. En d’autres termes, par la connaissance habituelle, l’âme possède de quoi connaître ses actes et de quoi se saisir immédiatement comme principe de ses actes. […] Ce point est des plus importants à relever, car c’est comme principe de ses actes que la réflexion actuelle retrouvera l’âme [24] ».

 

Je relèverai en passant un adjectif inattendu, de consonance augustinienne, qui serait presque poétique, s’il n’enrichissait pas son exposé d’une note ontophanique inattendue : « profond »…

  1. Considérons maintenant le sujet connaissant. Pourquoi Thomas limite-t-il cette connaissance immédiate à la connaissance habituelle ?
  2. La raison en est que l’intelligence humaine connaît l’essence à partir de ce que les sens lui en révèlent. Voilà pourquoi elle est proportionnée à la quiddité des choses sensibles. Or, l’âme humaine n’est pas en elle-même accessible aux sens.

 

« Dans sa condition présente, en effet, qui est d’être unie à un corps, – ce qui concerne son essence, et conséquemment ses opérations, – l’âme ne peut faire acte d’intelligence sans puiser la matière de ses intellections dans les réalités matérielles. Or, l’âme intelligible à laquelle l’âme intelligente est nativement coordonnée, dans le fond même de leur substance identique, n’a rien de matériel. Force est donc à l’âme intelligente de demeurer en suspens vis-à-vis de cet objet qui lui est cependant immanent, qu’elle a tout ce qu’il faut pour connaître, mais dont elle ne peut réaliser la connaissance actuelle en raison de sa constitution organique présente, qui la lie au corps dans son être et dans son opération. C’est cet état de connaissance liée qui est appelé par saint Thomas du nom de connaissance habituelle [25] ».

 

  1. Confirmation est fournie par la connaissance que l’âme prend d’elle-même lorsqu’elle est séparée de son corps. Cette comparaison éclairante fut faite en premier par Jean de Saint-Thomas.

 

« Tant que l’âme est unie au corps, elle intellige en se tournant vers les phantasmes. Et c’est pourquoi elle ne peut s’intelliger elle-même que lorsqu’elle intellige en acte par une species abstraite des phantasmes ; c’est en effet par son acte qu’elle s’intellige soi-même, comme nous l’avons dit. Mais lorsqu’elle sera séparée du corps, elle connaîtra non pas en se tournant vers les phantasmes, mais vers ce qui est de soi intelligible ; par conséquent, elle s’intelligera elle-même par soi-même [26] ».

 

  1. Considérons une éventuelle médiation. Ce n’est pas un concept abstrait, une species, avons-nous dit. Ce pourrait être un habitus. Or, Thomas l’écarte expressément : « pour que l’âme perçoive [percipiat] qu’elle existe, et qu’elle se rende attentive [attendat] à ce qui se passe en elle, aucun habitus n’est requis, mais il suffit pour cela de la seule essence de l’âme, qui est présente à l’esprit : c’est d’elle, en effet, que procèdent les actes dans lesquels elle se perçoit actuellement [27]». Donc, aucune forme ne vient médiatiser cette connaissance de soi. On ne peut imaginer liaison plus étroite.

Cette connaissance de l’âme par l’esprit est immédiate. En effet, une connaissance est immédiate quand « elle ne s’opère pas par l’intermédiaire d’une espèce ou idée ». Or, « l’idée n’est nécessaire que là où il y a distance de l’objet intelligible à l’intelligence, ou encore lorsque l’objet, étant en soi matériel, demande à être abstrait de sa matière pour être représenté à l’intelligence [28] ». Or, d’une part, l’objet (connaissable) qu’est l’âme est immatériel ; d’autre part, il est au plus près.

Cette connaissance de l’âme par l’esprit est directe [29]. En effet, est directe une connaissance qui ne passe pas par autre chose : par exemple, la connaissance visuelle est directe. Autrement dit, direct élargit le concept d’immédiateté qui était limité à la seule species. Or, pour se connaître habituellement, l’âme n’a nul besoin de recourir « à la connaissance d’autre chose, – d’un acte ou phénomène, – pour revenir ensuite sur sa substance et la percevoir actuelle et présente par le moyen de cette autre connaissance [30] ». Concrètement, l’âme n’a pas besoin de passer par un objet, ni par l’acte que celui-ci spécifie ni par la puissance elle-même spécifiée par cet acte, pour accéder à elle-même. Donc, l’autoconnaissance de l’âme est directe.

b’) Confirmation

Pour le dire autrement, Gardeil navigue entre deux extrêmes : le défaut que serait l’absence de toute connaissance immédiate de l’âme par elle-même ; l’excès que serait la connaissance immédiate et actuelle de l’âme par elle-même. Entre les deux, il tient que l’âme se connaît immédiatement, mais de manière seulement habituelle, non pas actuelle. « Si [la connaissance habituelle] pouvait exercer le pouvoir qu’elle a ainsi de la [l’âme] connaître, sa connaissance serait, dans l’ordre intellectuel, une perception immédiate [31] ».

La raison, on la connaît : l’âme est forme du corps. Or, liée au corps, l’âme a besoin des sens pour connaître. Mais l’âme n’est pas accessible aux sens. Tel est donc le principal obstacle à cette connaissance actuelle de l’âme par elle-même.

Et la connaissance habituelle vient remédier à cette impossible connaissance actuelle.

c’) Objection contre la connaissance habituelle

Toute connaissance est actuelle ; or, l’habitus n’est pas l’acte ; donc, il ne peut y avoir de connaissance habituelle.

Cette objection confond deux perspectives. Gardeil a prévenu l’objection d’emblée en distinguant un point de vue psychologique (autrement dit, phénoménologique) et un point de vue métaphysique :

 

« La conscience que nous avons de notre âme et de ses actes peut être envisagée comme la perception d’un fait. […] C’est le point de vue proprement psychologique. Mais, on peut rechercher dans la structure organique de l’être humain les causes explicatives de cette perception. L’étude de la conscience prend alors un caractère métaphysique. Saint Thomas, s’inspirant de saint Augustin, mais modifiant ses données pour les mettre en harmonie avec la doctrine aristotélicienne, nous a laissé un exposé très approfondi de cette métaphysique du fait de conscience. Notre intention présente est de le mettre en lumière [32] ».

 

Autrement dit, la tentation serait de se donner de la connaissance habituelle une expérience, donc de chercher à en rendre compte phénoménologiquement. Gardeil précise : « Cette connaissance habituelle, réelle et pourtant située dans les lignes de la puissance, nullement actuelle donc, est tout ce qu’il y a de plus délicat à percevoir et à se représenter. Aussi a-t-on cherché parfois à la concevoir en l’actualisant quelque peu. Toute la lettre de saint Thomas proteste contre cette exégèse [33] ». D’autres exégètes le confirment : « la connaissance de notre âme par elle-même […] ne peut être à la fois actuelle et se réaliser par essence ; si elle est habituelle, la connaissance de soi par essence n’est ni consciente ni pensée ; si elle est consciente, elle n’est pas habituelle et s’exerce par le recours à l’acte direct [34] ».

Lorsque la connaissance devient actuelle, la conscience de soi ne porte plus sur l’essence, mais sur l’acte, elle est une conscience concomitante aux actes, comme une « perception sourde et continue de soi qui accompagne toute notre vie psychique [35] ».

d’) Objection contre l’intelligibilité de l’âme

Une autre objection porte sur l’intelligibilité prétendue de l’âme humaine (donc de l’objet connaissable). En effet, Thomas ne cesse de le répéter, l’âme humaine est au plus bas de l’échelle des intelligences ; or, les intelligences sont graduées en fonction de leur intelligibilité. De fait, l’intellect possible est pure puissance dans l’ordre intelligible ; or, seul est connaissable ce qui est en acte. Enfin, la matière première n’est pas intelligible en elle-même que relativement à la forme qui l’actue. Or, la matière première est dans l’ordre sensible ce que l’intellect possible est dans l’ordre intelligible. Donc, l’intellect possible n’est pas intelligible. Ainsi, il ne devient véritablement intelligible que lorsque se retrouve « surajoutée » une espèce intelligible :

 

« En effet, de même que la matière première est en puissance à toutes les formes sensibles, de même notre intellect possible est en puissance à toutes les formes intelligibles ; c’est pourquoi il est comme une pure puissance dans l’ordre des intelligibles, comme la matière dans l’ordre des sensibles. Voilà pourquoi, de même que la matière n’est sensible que par une forme qui lui survient, de même l’intellect possible n’est intelligible que par une espèce surajoutée [superinducta] [36] ».

 

Nous répondrons que l’objection parle de l’intellect possible ; mais Thomas traite de l’intelligibilité de l’âme. Or, l’âme est acte, et doublement, certes, en tant qu’elle est subsistante ; mais aussi en tant qu’elle est forme de ce corps. En effet, « bien que l’âme soit unie à la matière comme sa forme, cependant elle n’est pas soumise à la matière au point d’être rendue matérielle et donc ne pas être intelligible en acte, mais seulement en puissance par abstraction depuis la matière [37] ». Autrement dit, pour le père Gardeil, fidèle interprète de Thomas, l’obstacle ne doit pas se prendre du côté de l’intelligibilité de l’objet, à savoir l’âme (et non pas du seul intellect possible), mais du côté de l’intellectualité du sujet, c’est-à-dire l’âme intelligente.

e’) Objection contre l’immédiateté

Une objection pourrait jaillir de l’absence de phantasme. Elle est formalisée par la première difficulté. Elle se fonde sur un principe arisotélicien : « notre intelligence n’intellige rien sans phantasme [38] ». Or, aucun phantasme de l’essence même de l’âme ne peut être reçu. Il est donc nécessaire que notre esprit se pense lui-même par quelque autre espèce abstraite des phantasmes [39] ».

Thomas répond très clairement :

 

« Notre intelligence ne peut rien penser actuellement avant d’abstraire à partir des phantasmes ; et elle ne peut pas non plus avoir une connaissance habituelle de choses autres qu’elle – c’est-à-dire qui ne sont pas en elle – avant l’abstraction susdite, attendu que les espèces des autres intelligibles ne lui sont pas innées. Mais son essence, elle, lui est innée [innata], de sorte qu’il ne lui est pas nécessaire de l’acquérir à partir des phantasmes […]. Voilà pourquoi l’esprit, avant toute abstraction à partir des phantasmes, possède une connaissance habituelle de soi, par laquelle il peut percevoir qu’il est [40] ».

 

Autrement dit, pour Thomas, la seule présence ontologique et innée de la mens à elle-même suffit à son autoconnaissance.

Pascal Ide

[1] S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIae, q. 112, a. 5, ad 1um.

[2] Cité par Gilles Berceville, dans sa recension de Camille de Belloy (cité plus bas) dans la Revue thomiste, 116 (2016), p. 691-693, ici p. 691.

[3] Cf. Ambroise Gardeil, « La perception expérimentale de l’âme par elle-même d’après saint Thomas », Mélanges thomistes, publiés par les Dominicains de la Province de France à l’occasion du vie centenaire de la canonisation de saint Thomas d’Aquin (18 juillet 1323), Kain (Belgique), coll. « Bibliothèque thomiste » n° 3, Le Saulchoir, Revue des Sciences philosophiques et théologiques, 1923, p. 219-236.

[4] Cf. Ambroise Gardeil, La structure de l’âme et l’expérience mystique, Paris, Gabalda, 1927, 2 tomes, vol. 2, ive partie, question 1 : « La perception expérimentale de l’âme par elle-même », p. 94-121.

[5] Cité dans Camille de Belloy, Dieu comme soi-même. Connaissance de soi et connaissance de Dieu selon Thomas d’Aquin : l’herméneutique d’Ambroise Gardeil, coll. « Bibliothèque thomiste » n° 63, Paris, Vrin, 2014, p. 263-264.

[6] Nos références sont empruntées à Camille de Belloy, Dieu comme soi-même, chap. 1.

[7] Camille de Belloy, Dieu comme soi-même, p. 24.

[8] A noter que, des deux traductions disponibles en français, la première (Thomas d’Aquin, Questions disputées sur la vérité. Questions X. L’esprit (De mente), trad. Kim Sang Ong-Van-Cung, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 1988) est « entachée de nombreuses fautes », et la seconde (Saint Thomas d’Aquin, Questions disputées De veritate, trad. André Aniorté, Le Barroux, éd. Sainte-Madeleine, 2011, 2 vol.) est fondée sur le texte latin publié sur le site corpusthomisticum et non sur celui de l’édition Léonine, établi sur le manuscrit original dicté par Thomas ; or, ce dernier travail a permis de corriger pas moins de 10 000 passages fautifs ! (ces informations sont tirées de Camille de Belloy, Dieu comme soi-même, note 2, p. 24).

[9] Camille de Belloy, Dieu comme soi-même, p. 166.

[10] Cf. Camille de Belloy, Dieu comme soi-même, chap. 3.

[11] Ambroise Gardeil, « Examen de conscience. Question I », p. 158-159.

[12] Cf. avant tout les textes présentés par Camille de Belloy dans Dieu comme soi-même. Cf. aussi Marie-Dominique Roland-Gosselin, « Peut-on parler d’intuition intellectuelle dans la philosophie thomiste ? », Von Rintelen (éd.), Philosophia perennis. Abhandlungen zu ihrer Vergangenheit und Gegenwart, Festgabe Josef Geyser zum 60. Geburstag, coll. « Abhandlungen zur systematischen Philosophie », Regensburg, J. Habbel, 1930, p. 709-730.

[13] Cf. Réginald Garrigou-Lagrange, « Utrum mens seipsam per essentiam cognoscat, an per aliquam speciem », Angelicum, 5 (1928), p. 37-54. Présente un excellent état de la question.

[14] Cf. Jacques Maritain, Distinguer pour unir ou Les degrés du savoir, coll. « L’Ordinaire », Paris, DDB, 1963, annexe « Sur un ouvrage du Père A. Gardeil », p. 855-867, en particulier p. 856-861 : Jacques et Raïssa Maritain, Œuvres complètes, Fribourg Suisse, Éd. Universitaires, Paris, Saint-Paul, 17 volumes, 1982-2008, vol. IV (1929-1932), 1983, p. 1063-1075, en particulier p. 1064-1069.

[15] François-Xavier Putallaz, Le sens de la réflexion chez Thomas d’Aquin, p. 100-104.

[16] Pour le détail, cf. Camille de Belloy, Dieu comme soi-même, chap. 2. Là encore, nos références lui sont empruntées.

[17] « À ce stade de la discussion entre les deux dominicains, il ne sied plus de nous poser en arbitre, de distribuer les avantages ou les pénalités, pour déclarer finalement la victoire de l’un et la défaite de l’autre », et la suite (Camille de Belloy, Dieu comme soi-même, p. 121 s).

[18] Ambroise Gardeil, « La perception expérimentale de l’âme par elle-même d’après saint Thomas », p. 220 : La structure de l’âme et l’expérience mystique, tome 2, p. 95.

[19] Ambroise Gardeil, « La perception expérimentale de l’âme par elle-même d’après saint Thomas », p. 223 : La structure de l’âme et l’expérience mystique, tome 2, p. 95-96.

[20] Augustin, De Trinitate, L. IX, iii, 3, éd. W. J. Mountain, coll. « CCSL » 50, Turnhout, Brepols, 1968, p. 296. Cité dans Q.D. de veritate, q. 10, a. 8, s. c. 1.

[21] Q.D. de veritate, q. 10, a. 8, resp. : « Sed quantum ad habitualem cognitionem, sic dico, quod anima per essentiam suam se videt, id est ex hoc ipso quod essentia sua est sibi praesens est potens exire in actum cognitionis sui ipsius ; sicut aliquis ex hoc quod habet habitum alicuius scientiae, ex ipsa praesentia habitus, est potens percipere illa quae subsunt illi habitui. Ad hoc autem quod percipiat anima se esse, et quid in seipsa agatur attendat, non requiritur aliquis habitus ; sed ad hoc sufficit sola essentia animae, quae menti est praesens : ex ea enim actus progrediuntur, in quibus actualiter ipsa percipitur ».

[22] In III Sent., d. 24, a. 2, qla 3, ad 4um.

[23] Ambroise Gardeil, « La perception expérimentale de l’âme par elle-même d’après saint Thomas », p. 220 : La structure de l’âme et l’expérience mystique, tome 2, p. 100.

[24] Ambroise Gardeil, « La perception expérimentale de l’âme par elle-même d’après saint Thomas », p. 227 : La structure de l’âme et l’expérience mystique, tome 2, p. 106. Souligné dans le texte.

[25] Ambroise Gardeil, « La perception expérimentale de l’âme par elle-même d’après saint Thomas », p. 223-224 : La structure de l’âme et l’expérience mystique, tome 2, p. 101-102.

[26] S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 89, a. 2.

[27] Q.D. de veritate, q. 10, a. 8, resp.

[28] Ambroise Gardeil, « La perception expérimentale de l’âme par elle-même d’après saint Thomas », p. 225 : La structure de l’âme et l’expérience mystique, tome 2, p. 104.

[29] La distinction entre « immédiat » et « direct » est empruntée par Gardeil à Gaetano Sanseverino, Philosophia christiana cum antiqua et nova comparata. Dynamilogia, Napoli, V. Manfredi, 1862, 3 tomes, vol. 2, p. 861-862.

[30] Ambroise Gardeil, « La perception expérimentale de l’âme par elle-même d’après saint Thomas », p. 226 : La structure de l’âme et l’expérience mystique, tome 2, p. 105.

[31] Ambroise Gardeil, « La perception expérimentale de l’âme par elle-même d’après saint Thomas », p. 225-226 : La structure de l’âme et l’expérience mystique, tome 2, p. 104-105.

[32] Ambroise Gardeil, « La perception expérimentale de l’âme par elle-même d’après saint Thomas », p. 219-220 : La structure de l’âme et l’expérience mystique, tome 2, p. 94-95. Souligné par moi.

[33] Ibid., note 3, p. 224 et note 3, p. 102-103.

[34] François-Xavier Putallaz, Le sens de la réflexion chez Thomas d’Aquin, coll. « Études de philosophie médiévale » n° 66, Paris, Vrin, 1991, p. 95.

[35] Henri-Dominique Gardeil, Initiation à la philosophie de saint Thomas d’Aquin. Vol. II. Tome 3. Psychologie, Paris, Le Cerf, 1953, p. 130 : rééd. coll. « Initiations », Paris, Le Cerf, 2007, p. 556.

[36] Q.D. de veritate, q. 10, a. 8, resp.

[37] Ibid., ad 4um.

[38] Aristote, De l’âme, III, 7, 431 a 16-17.

[39] Q.D. de veritate, q. 10, a. 8, arg. 1.

[40] Ibid., ad 1um.

11.12.2024
 

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