Adam inachevé ou blessé ?

« La Révélation nous donne la certitude de foi que toute l’histoire humaine est marquée par la faute originelle librement commise par nos premiers parents [1] ».

 

L’on doit au dessinateur et scénariste Brunor une série de 11 volumes d’apologétique intitulés Enquête sur Dieu. Les indices pensables, qui ont été publiés sur 11 années et sont distribués en trois saisons : l’une consacrée à l’existence de Dieu, la deuxième à l’homme et la troisième à l’homme-Dieu, le Christ [2].

Nous nous centrerons sur le sixième opus [3] et, en celui-ci, sur ce qui est dit du péché originel (p. 21-55) [4]. Même s’il est présenté comme constituant un tout avec le septième, Les jours effacés (2016) dont l’objet est la divinisation (de l’homme), voire comme solidaire des cinq premiers volumes de la première saison, le thème et les arguments avancés en sa faveur sont suffisamment délimités pour que le volume 6 puisse être traité pour lui-même.

 

Soulignons d’abord les qualités de la BD : l’intention apologétique, c’est-à-dire le souci de montrer que la foi est non pas rationnelle, mais raisonnable, donc de défendre, à partir de signes (indices) pensables, la compatibilité entre la foi et la raison ; la critique du fondamentalisme et l’affirmation d’une compatibilité entre la création et l’évolution ; la créativité des planches qui se succèdent sans (trop) se ressembler (cf., par exemple, la réjouissante vue de la nef des Bernardins en arrière-fond, p. 11) ; l’affirmation claire de la double altérité, entre le Dieu créateur et l’homme, entre celui-ci et les autres créatures ; l’appel aux Saintes Écritures, à la Tradition et au Magistère ; l’affrontement de la question trop souvent évitée du péché originel ; la critique de son interprétation pessimiste véhiculée par le jansénisme et Luther (la Réforme a évolué).

 

Mais, justement, la présentation qu’offre Brunor du péché originel est-elle conforme à ce que dit notre foi ? Il se pose trois sortes de problèmes de fond.

 

Les premiers concernent les sources.

Brunor n’offre qu’une approche sélective des Saintes Écritures, de la Tradition et du Magistère, sélection qui va dans le sens de sa thèse qui est optimiste ou minimaliste. Pour l’Écriture, il ne fait pas mention des différents textes décisifs traitant de cette faute des origines, à commencer par le récit de Gn 3, et ne fait que mentionner la traduction discutée de Rm 5,12, sans citer tout le passage qui compare le péché du premier Adam avec le salut du second Adam qu’est le Christ (v. 12-21). Pour la Tradition, si l’on en reste à saint Irénée de Lyon, le Père qui a manifestement la faveur de l’auteur, et dont l’objet n’est assurément pas, en cette fin de deuxième siècle marqué par la querelle contre les gnoses, de souligner cette faute originelle, il ne fait pas mention des passages où, pour autant, il l’évoque [5]. A fortiori un saint Thomas d’Aquin dont les citations ignorent sa doctrine très classique sur le péché originel [6]. Enfin, et c’est ici que le manque est le plus criant, Brunor fait totalement l’impasse sur les affirmations massives du Magistère concernant le péché originel au Concile de Trente et synthétisées par le Catéchisme de l’Église catholique, dans un long paragraphe justement intitulé « La chute », terme traditionnel que, pourtant, notre auteur refuse [7].

Ajoutons, ce qui concerne la seule raison philosophique et est plus accidentel à notre propos, qu’il est erroné de faire de Platon un gnostique (p. 35-36) défendant la chute de l’un dans le multiple (p. 24-29) ou la malice de la matière (ici, Brunor confond Platon et Plotin), de Kant un pur rationaliste (p. 18), de Descartes purement et simplement un dualiste qui « n’a jamais trouvé » « le point de jonction entre le corps-machine et l’esprit » (p. 23).

 

Les deuxièmes difficultés sont d’ordre doctrinal.

La doctrine catholique sur le péché originel affirme notamment trois choses : nos premiers parents ont péché (péché originel originant) ; ce péché fut transmis à tous les hommes « non point par imitation, mais par génération », de sorte que nous subissons ce péché (péché originel originé), qui n’en est pas pour autant un péché personnel, mais un péché de nature, car hérité avec notre nature humaine ; avec la perte de la grâce, le péché originel a introduit en l’homme non pas une corruption, mais une blessure qui a affaibli notre nature.

Or, Brunor nie ces trois données. Tout d’abord, il fait l’impasse sur la faute de nos premiers parents, en n’en mentionnant pas le dramatique récit, ainsi que nous le disions. Ensuite, il rend impossible toute transmission de la faute aux descendants du couple originel (p. 29-31). Enfin, il réduit le péché originel à être une étape dans la croissance de l’homme : « Pour les conciles, l’expression péché originel désigne avant tout l’état qui précède la nouvelle naissance », c’est-à-dire « la sainteté » (p. 55). Plus encore, selon lui, il s’agit non pas d’une « chute », mais d’une « montée » (p. 30). Ce faisant, Brunor lit la faute à partir d’un modèle plus général expliquant l’histoire à partir des notions de couches (p. 8), étapes (p. 14 ; 39-45 ; 55) et inachèvement (p. 11) ; il tombe donc dans une réduction naturaliste ou cosmocentrique (Balthasar) [8]. Prenons l’exemple de la raison que l’auteur valorise. S’il a raison d’affirmer que « le péché originel » n’a pas « abîmé la raison de l’homme » au point de la corromper et donc de la faire sombrer dans le fidéisme, en revanche, il a tort de dire que « l’Église catholique affirme la dignité de la raison humaine » (p. 19) sans ajouter aussi que celle-ci est désormais blessée :

 

« L’esprit humain, pour acquérir de semblables vérités, souffre difficulté de la part des sens et de l’imagination, ainsi que des mauvais désirs nés du péché originel. De là vient qu’en de telles matières [la connaissance vraie et certaine d’un Dieu personnel] les hommes se persuadent facilement de la fausseté ou du moins de l’incertitude des choses dont ils ne voudraient pas qu’elles soient vraies [9] ».

 

Ajoutons deux points anthropologiques d’importance. D’une part, la blessure du péché originel n’est pas un inachèvement, comme le dit Brunor, mais une véritable perte (et, en ce sens, une chute). L’inachèvement est l’étape intermédiaire entre la pure puissance et l’achèvement (selon l’image astucieuse de l’échelle, p. 55), alors que la perte correspond au passage d’un achèvement à un manque douloureux. Dans le premier cas, l’homme est un pauvre qui aspire à la richesse, dans le second, il est un riche devenu pauvre qui se souvient de sa richesse et souffre de cette carence. D’où la « misère » dont parle Pascal, d’où l’angoisse de mourir dont parle Rahner (qui ne serait pas telle si le premier homme n’avait été doté de l’immortalité).

Par ailleurs, le péché originel n’est pas seulement une blessure frappant notre nature, mais une véritable faute qui demande le salut. Et celui-ci concerne non seulement nos péchés actuels, mais le péché originel. Voilà pourquoi le Baptiste peut désigner le Messie comme « l’agneau qui enlève le péché du monde » (Jn 1,29). En annulant le caractère fautif du péché originel, Brunor rend aussi incompréhensible la Rédemption du Christ.

 

L’on pourrait ajouter un troisième type de problèmes qui est d’ordre méthodologique. Brunor s’oppose presque exclusivement au jansénisme. Or, le contraire d’une erreur… est l’erreur contraire. Beaucoup plus équilibrée, la position de l’Église avance entre deux extrêmes : le pélagianisme qui est un optimisme (la nature humaine est suffisamment bonne pour pouvoir se sauver par ses propres forces) et la Réforme protestante qui est pessimiste (la nature humaine est corrompue) – et son avatar catholique qu’est le jansénisme. Une exception. Brunor affirme : « Selon l’Église, l’expression peccatum originale ne signifie pas du tout la corruption générale de la nature humaine, mais l’état de l’Homme avant cette nouvelle naissance […], un état qui n’est ni la sainteté – erreur de Pélage et de Rousseau – ni le crime – erreur de Jansénius et de Luther » (p. 49. Souligné dans le texte). Toutefois, l’équilibre est erroné. De même la seconde affirmation : avant la chute, l’homme est créé « en justice et sainteté », dit le Concile de Trente. Donc, le premier homme a reçu la sainteté dès sa naissance – ce qui est orthogonalement opposé à l’affirmation de Brunor : « On n’a pas la sainteté à la naissance » (p. 55).

Ajoutons que, comme dans les volumes de la première saison, Brunor est l’héritier de Claude Tresmontant. Pour le meilleur (l’apologétique, la ferme condamnation de la gnose panthéiste, qu’elle soit spiritualiste-dualite ou matérialiste, la défense de la rationalité de la foi) ou pour le pire (la réduction de l’âme à l’information et donc la négation de l’individuation par la matière, la négation du péché originel, la défense trop unilatérale du phylétisme, donc de la personnalité corporative d’Adam, la réactivité à l’égard de la gnose).

 

Concluons clairement (et à regret de devoir être aussi ferme dans notre jugement). Brunor dit « suivre la piste du paradigme chrétien » (p. 2). Mais l’interprétation qu’il donne du péché originel n’est pas conforme à la doctrine catholique. Bien connue dans l’histoire des contre-façons, son assimilation de la faute originelle à une crise de croissance fut largement développée par les Lumières, françaises et allemandes, qui défendait une naïve philosophie du progrès, en réaction contre le prétendu pessimisme chrétien [10].

Pascal Ide

[1] Catéchisme de l’Église catholique, 8 décembre 1992, n. 390.

[2] Qui a parlé du plan de la Somme de théologie de saint Thomas d’Aquin ?

[3] Brunor, Enquête sur Dieu. Les indices pensables. 6. Le secret de l’ADAM inachevé, Paris, Éd. Brunor, 2015. Les citations de pages entre parenthèses sont tirées de ce volume.

[4] Toute la première partie tente d’établir la théorie de la création continuée : « La Création n’est pas encore achevée » (p. 11). Or, outre qu’elle n’est ni scripturaire ni traditionnelle (les Pères de l’Église et les Docteurs médiévaux enseignaient la distinction entre création et gouvernement divin), cette théorie est très coûteuse, en supposant une intervention permanente de Dieu, voire une minimisation de l’autonomie de la créature.

[5] « Avec le premier Adam nous avons offensé Dieu en n’observant pas son commandement ; mais avec le deuxième Adam, nous avons été réconciliés et nous sommes devenus obéissants jusqu’à la mort » (Adversus haereses, L. V, 16, 3). L’homme a été « lésé à cause du serpent corrupteur » (III, 23, 1), de sorte que nous sommes désormais dans un état de captivité : « Nous sommes tous issus de lui et, parce que nous sommes issus de lui, nous avons hérité de son nom » (Ibid., 2). La conséquence de cette séparation de Dieu conduit l’homme « à un tel degré de sauvagerie, qu’il considéra comme ennemis jusqu’à ceux de sa parenté et qu’il se précipita sans la moindre crainte dans toute espèce de désordre, de meurtre et de cupidité » (V, 24, 2).

[6] Cf. Somme de théologie, Ia-IIæ, q. 83-85.

[7] Catéchisme de l’Église catholique, n. 385-421 ; sur le seul péché originel, n. 396-412.

[8] Cet optimisme intempestif s’étend à la nature dans une vision trop finaliste de la Terre, résorbant trop la part de contingence qui peut être destructrice dans le cosmos (p. 17-18).

[9] Pie XII, Encyclique Humani Generis, 1950 : DS 3875.

[10] Pour le détail, je renvoie à Bernard Pottier, Le péché originel selon Hegel. Commentaire et synthèse critique, Paris, Lethielleux, Namur, Culture et vérité, Le Sycomore, 1990.

30.7.2024
 

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