À Dieu, Benoît XVI

Pascal Ide, prêtre du diocèse de Paris, est docteur en médecine, en philosophie et en théologie. Il a publié en 2007 aux Éditions de l’Emmanuel Le Christ donne tout, Benoit XVI une théologie de l’amour. Il revient pour La Libre Belgique sur la pensée, si souvent commentée, du pape allemand.

Après Jean-Paul II, avant tout philosophe, Benoît XVI restera comme un des plus grands théologiens de sa génération. Mais quel théologien fut-il ? A-t-il synthétisé et commenté la théologie qui l’a précédé, ou s’est-il démarqué par une pensée nouvelle ?

C’est une question difficile. D’un côté, l’on serait tenté de répondre négativement. En effet, dans un livre d’interview, Le sel de la Terre, il affirme : « Mon impulsion fondamentale, au Concile, a toujours été de dégager le cœur propre de la foi sous des couches sclérosées, et de donner à ce cœur force et dynamisme. Cette impulsion est la constante de ma vie ». De plus, la simplicité limpide de son propos est trompeuse : elle recèle une rare profondeur de contemplation. Enfin, nommé évêque à la tête d’un gigantesque diocèse à l’âge de 50 ans, c’est-à-dire à l’âge où le théologien commence à exposer sa propre pensée, il n’a jamais eu le temps d’exposer la sienne systématiquement. Il a cependant proposé un regard personnel sur la théologie. Du point de vue de la méthode, il a constamment cherché à articuler les différents sens de l’Écriture. Il part systématiquement de la lecture de la Bible, qui reste pour lui le fondement de la pensée, il l’approfondit ensuite pour en interpréter le sens, et l’ouvre enfin sur une application pratique ou sur une perspective spirituelle. Il s’agit d’une manière de faire qui est devenue rare chez les théologiens qui cloisonnent désormais ces étapes. Maîtrisant tous les champs de la théologie (autant l’exégèse que la liturgie, la dogmatique ou la catéchèse, il était capable de passer de l’un à l’autre. C’est une première originalité qui donne unité, vie et profondeur à sa pensée. Par ailleurs, du point de vue du contenu, il me semble qu’il tente de relit l’ensemble de la foi chrétienne à partir de son centre, qui est l’amour. C’est ce que j’ai tenté de montrer dans un petit livre malheureusement épuisé sur lui (Pascal Ide, « Le Christ donne tout ». Benoît XVI, une théologie de l’amour, Paris, L’Emmanuel, 2007).

À quoi le voyez-vous ?

Il faut toujours porter une attention particulière à la première encyclique d’un pontificat. Elle est souvent programmatique. C’est ainsi que Ecclesiam suam de Paul VI porte sur l’Église et Redemptor hominis de Jean-Paul II porte sur l’homme révélé autant que racheté par le Christ. Or, la première encyclique du pape Benoît s’intitule Deus Caritas est (« Dieu est amour »). Ce n’est pas anodin : il place d’emblée la lumière sur ce qu’il ne cesse de contempler en Dieu : l’amour. Un deuxième signe de cela se trouve dans un ouvrage qu’il écrit en 1968, alors qu’il a 41 ans, et qui s’intitule La foi chrétienne hier et aujourd’hui. On y découvre une note annexe, que je conseille à chacun de lire. Dans celle-ci, le théologien Ratzinger s’essaye à une brève systématisation de la foi chrétienne. Or, il y souligne que le principe clé du christianisme est le principe « pour ». Jésus n’est pas seulement un être « avec » les Hommes, mais c’est un être « pour » les Hommes. Le futur Benoît XVI utilise le terme de « proexistence » pour évoquer ce qui caractérise pour lui le plus profondément le christianisme, et ce à quoi les chrétiens sont appelés. Quand on regarde la croix, on contemple le fait que Jésus a les bras étendus pour embrasser tous les hommes. Il est l’exemple d’un être totalement donné, livré aux autres. Le mot « pour » exprime donc la véritable loi fondamentale de l’existence chrétienne,. C’est à partir de ce centre, le don l’amour, que Benoît XVI a essayé de revisiter toute la foi chrétienne.

La théologie de Benoît XVI trouverait donc sa source, son sommet et son unité dans le primat de l’amour ?

Oui, c’est ce que je remarque dans tous ses écrits. C’est la principale clé de lecture de sa pensée. Un simple repérage lexical le confirme : amour est l’un des termes les plus souvent cités.

C’est étonnant, car l’amour n’est pas a priori pas ce qui le caractérise auprès du grand public. On a plutôt l’image d’un pape austère, jugeant…

Pour avoir travaillé au Vatican (à la Congrégation pour l’éducation catholique) pendant 13 ans, entre septembre 1999 et septembre 2012, je peux vous dire que Benoît XVI était un homme très bon, doux et patient, et qu’il fut tout sauf un polémiste ou un juge. Ce qui est d’ailleurs très frappant quand on lit ses écrits, c’est le caractère réellement serein, pacifié, qui est aux antipodes de celui d’un homme de la raideur ou de la condamnation. Il témoignait d’une grande hauteur de vue et d’une capacité à percevoir tous les enjeux d’une question, sans verser dans la polémique. La représentation qu’on en a est donc erronée.

Comment l’expliquer ?

On plaque sur Benoît XVI une grille sociopolitique (gauche/droite, progressiste/conservateur) qui est absolument inadéquate. Cette grille a déjà peu de sens en politique, alors en ecclésiologie… Comme on ne peut le ranger parmi les progressistes, on le considère comme un conservateur. En réalité, Benoît XVI n’est pas vraiment classifiable, et a même été longtemps considéré comme un théologien progressiste. Aujourd’hui, si on considère ses positions liturgiques, on va en effet dire qu’il a une vision traditionnelle. Mais là encore, c’est passer à côté de ce qu’est la liturgie qui ne relève pas de notre temporalité, mais de l’actualisation de l’éternel. Quant au fond de sa pensée, alors que les profils plus classiques sont plutôt pour maître, saint Thomas d’Aquin, on constate que Benoît XVI suit Saint Augustin ou Saint Bonaventure.

Peut-on dire que le grand maître intellectuel de Benoît XVI est Saint Augustin ?

L’on demandait au pape Benoît XVI : « Quel livre emmèneriez-vous sur une île déserte ? » Il répondit : « Naturellement, la Bible… et Les Confessions de Saint-Augustin ». En même temps, on ne peut réduire sa vision à celle de ses maîtres, tant il a développé une pensée personnelle. Du point de vue de la forme de l’esprit cependant, on peut dire qu’il est « augustinien ». Il partage d’ailleurs avec lui une grande proximité d’esprit et de cœur. Mais ses maîtres n’en restent pas moins multiples, Benoît XVI ayant développé une forte intimité intellectuelle avec les grands théologiens de son époque, tels Guardini ou Balthazar. En définitive, ce qui le caractérise théologiquement, c’est son tropisme patristique : il va puiser chez les Pères de l’Église (les grands théologiens de l’église ancienne NdlR), chez les penseurs médiévaux, dont saint Bonaventure et saint Bernard, et dans la tradition monastique à laquelle il est très sensible. Il s’en inspire, tout en les faisant dialoguer avec l’époque contemporaine.

Que voulez-vous dire quand vous précisez que Benoît XVI a déployé une forme d’esprit augustinienne ?

Repensez à la belle fresque de « L’école d’Athènes » de Raphaël. On y voit d’une part Platon qui montre le ciel, et de l’autre Aristote qui désigne la terre. La pensée augustinienne, un peu à la suite de Platon, présente une grande sensibilité à la transcendance, au divin. Alors que Jean-Paul II partageait la sensibilité de Thomas d’Aquin et donc d’Aristote, tout en reconnaissant le primat de Dieu, Benoît XVI ne va cesser d’insister sur le désir naturel de voir Dieu qui habite chaque homme. Et sur la nécessité pour la politique et pour le monde, d’avoir Dieu et l’amour inconditionnel auquel il nous appelle, comme ultime référence.

Comment peut-on demander au monde politique de prendre Dieu comme référence, et inviter en même temps à articuler la foi et la raison, comme Benoît XVI a toujours cherché à le faire ?

Benoît XVI a proposé le concept original de la « raison élargie ». Il montre que la raison humaine fonctionne selon plusieurs cercles. Le premier est celui de la science, de la raison opératoire. Ce cercle, dit-il, est devenu extrêmement performant, au risque de se penser suffisant. Le deuxième est celui de la raison contemplative, de la philosophie. Ce deuxième cercle, parfois oublié par la science, offre une ouverture vers un au-delà. Par un chemin ascendant, Benoît XVI en arrive au cercle de la foi, avant de l’élargir dans un ultime cercle, celui de l’amour, sans lequel la seule raison se dessèche et interdit à l’homme une action pleinement humaine.

Le pape François a utilisé l’expression de « théologien à genoux » pour qualifier son prédécesseur. Que voulait-il dire ?

C’est une expression du cardinal Hans Urs von Balthasar utilisée pour distinguer les théologiens qui se limitent à leur intellect, et ceux qui nourrissent leur pensée par la prière. C’est cette prière, source de sa pensée, qui a donné profondeur et unité au discours théologique de Benoît XVI.

Parlera-t-on encore du théologien Ratzinger dans quelques siècles ?

Il me semble. D’abord, parce que, comparativement à Jean-Paul II, son œuvre est encore peu travaillée, alors qu’elle est porteuse de grande richesse : les thèses et les colloques portant sur elle sont rares. Ensuite, et cette affirmation étonnera, parce que Benoît XVI est le premier pape à pleinement dialoguer avec le monde actuel. Savez-vous quel est le premier auteur cité dans son encyclique sur l’amour ? Nietzsche. Prenez sa très belle encyclique sur l’espérance : elle prend très au sérieux l’objection marxiste selon laquelle l’espoir peut être l’occasion d’une fuite de la responsabilité à l’égard de ce monde. Contrairement à ce que l’on nous dit, Benoît XVI fut un théologien et un pape résolument moderne – tout en demeurant enraciné dans la Tradition.

 

5.1.2023
 

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