Marlène Zarader (1949-) est une philosophe française attachante, dont la plume est aussi limpide que le propos est véridique [1]. L’intention de son dernier livre – Cet obscur objet du vouloir – est d’interpréter philosophiquement la pulsion de mort. En effet, Freud l’a interprété biologiquement comme une pulsion caractéristique du vivant qui serait animé par deux mouvements contraires : la vie et la mort. Mais, disciple de Heidegger [2] – avec qui elle n’hésite pas à prendre ses distances [3] –, la philosophe Marlène Zarader estime qu’elle parle non pas de la vie, mais de l’être.
Pour le montrer, elle part des sens multiples de l’expression apparemment banale : « Je ne veux rien ». Elle montre qu’elle signifie notamment deux choses : l’amour désintéressé (« Je ne veux rien… pour moi ») ; le renoncement à la vie (« Je ne veux rien… du tout »). Or, de prime abord, ces deux significations sont opposées, contradictoires. Mais elle en montre la connexion : il y a bien un chemin qui va de l’amour à la mort. Nous y reviendrons. Partant de là, Marlène Zarader affirme sa thèse, celle d’une structure agonistique de l’existence. Elle y a accédé pas à pas dans ses trois derniers essais.
Le premier, consacré à Maurice Blanchot, est centré sur le non-sens [4]. Analysant systématiquement l’expérience de la nuit qui neutralise, il en explicitait la nature qui est quadruple effondrement : du monde, de l’histoire, du langage et enfin du sujet lui-même. Or, cette déchirure suppose que le sujet s’abolisse au profit du seul objet. Donc, derrière l’accueil apparemment passif de la pure absence de la mort joue une énergie, la puissance éminemment active et en l’occurrence destructrice de Thanatos. Zarader avait ainsi perçu la voix tentatrice du non-être. Cependant, elle n’en développe pas la nature et encore moins ne l’interprète dans le cadre d’une analytique du Dasein.
Le deuxième livre, lui, interrogeait la notion d’identité [5]. Or, il décelait en elle, une tension paradoxale : les identités sont divisées entre des pôles inconciliables, le premier qui porte vers la vie, le second qui incline à la mort. Néanmoins Zarader à cette structure « agonistique » de l’identité qui est le plus souvent méconnue, sans remonter jusqu’à l’existence et faire de la tentation du non-être une dimension existentiale au sens que Heidegger a donné à ce qualificatif. Ainsi donc, notre auteur est passée du non-sens au non-être, mais pas encore à l’existence.
J’ajouterais que, latéralement, Zarader a comme exploré le pendant esthétique de cette bipolarité anthropologique, à travers le thème de la démesure. Au contraire des Grecs, les artistes contemporains, que ce soit les peintres, les romanciers ou les cinéastes, furent fascinés par l’hubris. Or, celle-ci appelle son châtiment, Némésis, donc son opposé nocturne [6].
C’est seulement dans ce troisième livre que notre auteur, enfin, affronte le sujet et affirme que « l’existence est le lieu d’un combat entre deux inclinations contraires : l’une qui nous porte vers l’autre, lautre qui nous en détourne et aspire au non-être [7] ». Zarader a donc réinterprété le dipôle freudien en termes philosophiques, faisant du non-être l’obscur objet du vouloir.
Revenons au lien que Marlène Zarader opère entre amour et mort. Prenant acte de la polysémie du terme amour, elle propose un fin discernement qui mérite toute notre attention et justifie cette note. Tout d’abord, implicitement, elle refuse de se contenter à faire rimer éros et tanathos : loin de se limiter à la littérature romantique, cette thèse est coextensive à l’Occident, depuis par exemple, la passion mortifère de Didon pour Énée.
Ensuite, elle récuse tout autant l’assimilation de l’agapè, c’est-à-dire « l’amour spécifiquement chrétien », à la mort. En effet, « l’amour-charité, ou amour compassionnel, dont se réclame le christianisme, ne trahit, par lui-même, nul désir de mort – on peut même penser, ainsi que le font les chrétiens, qu’il est tout au contraire source et principe de vie [8] ».
Si éros et agapè nous sont interdits, quelle voie nous est ouverte ? Celle du croisement entre eux deux, précisément, une agapè au-delà de l’éros, c’est-à-dire contre l’éros. En effet, « une agapè coupée de tout lien avec éros […] se retourne en quelque manière contre celui-ci. Alors – alors seulement – commencent à se dessiner ses liens cachés avec Thanatos [9] ». Zarader le montre à partir de trois exemples emblématiques et gradués : l’amour de Tomek pour Magda [10] ; l’amour du prince Mychkine pour Nastassia Filippovna [11] ; l’amour pur de Madame Guyon pour Dieu. En effet, tous trois prononcent l’expression ambivalente relevée ci-dessus : « Je ne veux rien ».
De la première thèse, celle de la présence en l’homme, d’une double inclination, vers l’être et le non-être, je relèverai seulement deux faiblesses. La première, méthodologique, est argumentative : Zarader fonde sa thèse sur une induction trop étroite, constituée de quelques films, même s’ils sont de première grandeur, et de quelques exemples même s’ils sont de grande portée. La seconde, plus décisive, concerne le contenu conceptuel : la perspective herméneutique qui est celle de notre auteur [12] exclut une double perspective autrement pertinente pour explorer sa thèse, l’éthique, précisément, l’éthique du mal non pas tant subi que volontaire – s’il y a en nous une puissance de néantisation, c’est bien celle du péché, qui, justement, n’est pas inclination au non-être, mais substitution idolâtrique du bien fini à la Bonté infinie – et la métaphysique, précisément l’ontologie du mal comme privatio entis, ce qui est plus que la simple absence, mais moins que son contraire.
En revanche, je salue avec gratitude, la seconde thèse. Tout d’abord, dans l’ambiance si politiquement incorrecte d’un massif antichristianisme qui a assimilé de manière acritique la suspicion nietzschéenne accusant l’agapè d’empoisonner l’éros, comment ne pas se réjouir de la justesse de ce diagnostic qui revalorise l’agapè ? Ensuite, face à la tentation symétrique d’une survalorisation massive de l’agapè versus l’éros – explicitement défendue par Nygren, implicitement présente chez Marion –, comment ne pas signer cette interprétation particulièrement équilibrée qui fait écho à la première partie de l’encyclique programmatique de Benoît XVI, Deus caritas est [13] ? Dès lors, la réflexion de Marlène Zarader montre que, sans éros, l’agapè n’est pas seulement dénuée de nature, c’est-à-dire déracinée de son fondement créé (la thèse du pape allemand), mais arrachée à l’être et fascinée par le néant [14].
Pascal Ide
[1] Un témoignage parmi beaucoup tiré du dernier livre que nous commentons brièvement. Se demandant : « Si, comme on l’a vu, une certaine forme de compassion exacerbée conduisait à vouloir la mort, comment comprendre que la mort puisse conduire à la compassion ? », elle répond simplement en avouant son incapacité à répondre : « Une fois de plus, je n’ai pas vraiment de réponse à une telle question » (Marlène Zarader, Cet obscur objet du vouloir, coll. « Philosophie », Lagrasse, Verdier, 2019, p. 137-138).
[2] Cf. Marlène Zarader, Heidegger et les paroles de l’origine, Paris, Vrin, 1986, réédition 2013 ; Lire « Être et temps » de Heidegger, Paris, Vrin, 2012, réédition 2020.
[3] Cf. son remarquable ouvrage Id., La dette impensée. Heidegger et l’héritage hébraïque, Paris, Le Seuil, 1990, réédition Paris, Vrin, 2013.
[4] Cf. Id., L’Être et le neutre. À partir de Maurice Blanchot, Lagrasse, Verdier, 2001.
[5] Cf. Id., Lequel suis-je ? Variations sur l’identité, coll. « Encre marine », Paris, Les Belles Lettres, 2015.
[6] Cf. Id., La patience de Némésis, coll. « Essais d’esthétique », Chatou, Les Éditions de la Transparence, 2009.
[7] Marlène Zarader, Cet obscur objet du vouloir, p. 151.
[8] Ibid., p. 144.
[9] Ibid.
[10] Cf. Krzysztof Kieslowski, Décalogue VI. « Tu ne seras pas luxurieux », film dramatique, 1988. Cf. l’analyse sur le site pascalide.fr
[11] Cf. Fedor Dostoïevski, L’Idiot, trad. Albert Mousset, coll. « Folio », Paris, Gallimard, 1953.
[12] Cf. Id., Lire « Vérité et méthode » de Gadamer, Paris, Vrin, 2016.
[13] Cf. Pascal Ide, « La distinction entre éros et agapè dans Deus caritas est », Nouvelle revue théologique, 128 (2006) n° 3, p. 353-369.
[14] Voilà pourquoi Marion peut affirmer du moi qu’il se hait (cf. Jean-Luc Marion, Le phénomène érotique. Six études, Paris, Grasset, 2003, chap. 2).