Un plaidoyer pour une narrativité complexe. Être empêtré dans des histoires selon Wilhelm Schapp

Wilhelm Schapp a développé une originale et passionnante théorie de la narrativité pure qu’il résume dans le terme Verstrickung que Jean Greisch traduit par l’adjectif « empêtré » [1].

Il part d’abord de l’idée désormais commune aux théoriciens de la narrativité, à commencer par Paul Ricœur, selon laquelle l’ipséité se constitue dans une histoire et celle-ci dans un récit. « L’histoire tient lieu de l’homme [2] », dit-il dans une thèse audacieuse.

Schapp note aussi que l’histoire dont il est question n’est pas un à côté du sujet, un attribut qui pourrait s’en distinguer, une chose que l’on pourrait objectiver. Mais elle lui est intimement et inextricablement liée :

 

« L’histoire en tout cas ne se laisse pas analyser comme un objet, parce qu’une chose n’est histoire que dans la mesure où je suis empêtré dans l’histoire. Cet être empêtré ne se laisse pas détacher de l’histoire de manière telle que l’histoire resterait d’un côté et de l’autre mon être empêtré ou que l’histoire comme telle serait encore quelque chose d’autre sans l’empêtré, ou que l’empêtré serait encore quelque chose sans l’histoire [3] ».

 

Il précise ensuite que l’histoire n’est pas unique, mais multiple : « Les histoires sont le fondamental [4] ». Et, de même que le sujet ne se délace pas de l’histoire, de même ne peut-il être détaché des histoires :

 

« Chez nous le monde ne se divise pas en être et en pensée, au contraire, ce monde-ci n’est certes que dans des histoires et par des histoires, mais il est en permanence dans l’horizon des histoires du moi et des histoires collectives sous le mode de ce qui figure dans des histoires. S’interroger sur une existence en dehors de ces histoires n’a pas de sens [5] ».

 

Enfin, cette histoire est constituée pas seulement ni d’abord par les actions de l’homme, mais aussi par ce qu’il subit. De fait, Schapp part d’expériences extrêmement traumatisantes. « Ce qui frappe le plus dans ce recentrage de la définition traditionnelle de l’homme – écrit Jean Greisch –, c’est l’accent mis sur la dimension du pâtir [6] ».

Or, le terme étrange d’« empêtré » puise son origine dans ces trois raisons : un sujet n’est pas isolable de son histoire, de l’entrelacs des histoires au sein desquelles il s’inscrit, surtout lorsqu’elles sont subies, pâties. Voilà pourquoi la perspective de Schnapp est résolument nouvelle. En effet, il substitue

 

« à l’ontologie fondamentale heideggérienne un autre modèle d’analyse, dans lequel le phénomène des phénomènes n’est pas tant l’historialité et le souci, mais l’’être empêtré dans des histoires’ [7] ».

Pascal Ide

[1] Wilhelm Schapp, Empêtrès dans des histoires. L’être de l’homme et de la chose, 1953, trad. Jean Greisch, coll. « La nuit surveillée », Paris, Le Cerf, 1992. Cf. la postface de Jean Greisch, « Empêtrement et intrigue. Une phénoménologie pure de la narrativité est-elle concevable ? »

[2] Ibid., p. 123-130.

[3] Ibid., p. 108.

[4] Ibid., p. 108.

[5] Ibid., p. 194.

[6] Ibid., p. 260.

[7] Ibid., p. 242.

4.2.2022
 

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