Le dilemme de l’historien et la solution blondélienne

L’historien est toujours pris entre l’objectivité de son travail documentaire et la subjectivité de son interprétation. Comment concilier les deux sans sombrer soit dans l’illusion toute-puissante d’accéder à la vérité prétendue du fait découplé de toute herméneutique soit dans le scepticisme impuissant d’être sans cesse renvoyé à des perspectives toujours partielles, inachevées et contradictoires ? L’argumentation suivie par Maurice Blondel dans Histoire et dogme offre une féconde proposition synthétisant la part de vérité contenue dans ces deux postures extrêmes [1].

Systématisons le propos du philosophe français. Il distingue deux aspects dans la réalité : le fait pensé et le fait réel. Or, le fait réel est toujours plus riche que le fait pensé : celui-ci laisse un résidu, un reste, inévitablement. En effet, le fait pensé est abstrait ; or, le réel, concret, est plus riche que toute abstraction. Ainsi, chaque science est constituée d’ « un rythme alternatif de vie et de réflexion, d’action et de pensée, qui s’éclairent, se déterminent, se prouvent mutuellement [2] ». Elle est une « vue sur la réalité concrète [3] ». On peut préciser : la science est le fait du scientifique, est une activité scientifique ; or, cette activité déborde le discours réflexif et « conditionne les sciences élaborées », elle « fait partie de l’action humaine [4] » et donc obéit à ses lois générales. Pour systématiser, la distinction opérée par Blondel est celle de la pensée et de la vie, la vie devant s’entendre au sens non seulement ni d’abord biologique mais spirituel [5]. Exemple : « Tant qu’une science a conscience d’être une abstraction solidaire d’une pensée et d’une vie, auxquelles elle emprunte ses aliments pour les élaborer, elle est utile et légitime [6] ».

Appliquons ces réflexions à la science historique en particulier. Elle tombe sous le coup de la loi générale qui distingue d’un côté la science historique et de l’autre l’activité de l’historien en tant qu’historien. La science historique se fonde sur le fait historique qui est la « succession chronologique et à la continuité réelle du passé et du présent [7] ». Mais, en réalité, les faits sont discontinus. Donc, par la narration, la science historique introduit une continuité fictive, injecte une intelligibilité. Or, celle-ci relève du sujet, de sa vision. Par conséquent, la science historique est autant constituée de faits que d’interprétations : « Derrière le témoin et le témoignage, pour qu’ils entrent vraiment dans l’histoire, le critique met une interprétation, une relation, une synthèse ; derrière ces données critiques, l’historien met une vue d’ensemble, de larges préoccupations humaines ; c’est-à-dire que l’homme avec ses croyances, ses idées métaphysiques, ses solutions religieuses conditionne toutes les recherches subalternes de la science autant qu’il est conditionné par elles [8] ». Autrement dit, en histoire, le résidu concret qui déborde le découpage abstrait des faits est constitué par l’interprétation, la synthèse unifiante et les préconceptions métaphysiques et religieuses du rédacteur ; tous points qui relèvent du sujet et de son activité, ici historienne. Blondel résume son argumentation en un syllogisme rigoureux : « L’histoire réelle est faite de vies humaines et la vie humaine c’est la métaphysique en acte [9] ». Nous ne sommes pas loin du regret émis par Balthasar constatant, au début de la Gloire et la Croix, la dissociation actuelle de Historie et de Geschichte dans l’exégèse et la théologie. Ainsi, le propre du scientisme, ici de l’historicisme, consiste à couper le fait historique de l’activité de l’historien. Inversement, le salut de la science historique comme de son auteur réside dans la réconciliation de ces deux pôles, objectif et subjectif, du discours et de la raison, ainsi que, ultimement, de la raison (au sens cartésien) et du cœur (au sens pascalien).

Pascal Ide

[1] Histoire et dogme est cité selon Premiers écrits, Paris, PUF, 1956.

[2] Histoire et dogme, p. 169.

[3] Ibid.

[4] Marc Leclerc, La destinée humaine. Pour un discernement philosophique, Namur, Culture et Vérité, 1993, p. 126.

[5] Cf. Marie-Jeanne Coutagne, “Au cœur d’Histoire et Dogme, le concept de vie”, Théophylion, IX/1 (2004), p. 151-161.

[6] Histoire et dogme, p. 169. Souligné par moi.

[7] Histoire et dogme, p. 190.

[8] Histoire et dogme, p. 168-169.

[9] Histoire et dogme, p. 168.

6.1.2022
 

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