« Depuis Darwin, la théorie de l’évolution est la principale idée unificatrice de la biologie [1] ».
Jusqu’à maintenant, nous avons considéré le vivant dans son être et dans son agir, mais non dans son histoire.
Au point de départ est le fixisme. George Cuvier (1769-1832), surnommé le « dictateur de la biologie », est le plus célèbre représentant du fixisme, au début du xixe siècle. C’était un biologiste, créateur de l’anatomie comparée et de la paléontologie. Mais il s’opposa aux théories évolutionnistes. Pour expliquer la diversité des espèces et concilier ce savoir nouveau avec l’Ancien Testament, Cuvier tenta un compromis bien connu sous le nom de catastrophisme ou théorie des catastrophes (mais en un tout autre sens que celle de Thom). « La vie a donc été souvent troublée sur cette terre par des événements terribles […]. Des êtres vivants sans nombre ont été les victimes de ces catastrophes ; les uns ont été détruits par des déluges, les autres ont été mis à sec avec le fond des mers subitement relevé, leurs races mêmes ont fini pour jamais, et ne laissent dans le monde que quelques débris à peine reconnissables pour le naturaliste [2] ». Une controverse oppose Cuvier à Geoffroy Saint-Hilaire à propos des crocodiles de Caen et de Honfleur. Ce dernier, plus audacieux que Cuvier, soutient qu’il existe une « voie ininterrompue de génération » entre les formes passées et présentes de crocodiles. Mais il n’adopte nullement une vision globalement évolutionniste de la nature vivante.
On l’a évoqué en parlant du xixe siècle, le grand apport de cette époque fut non pas le sens de l’histoire (ce serait de la cruistrerie d’imaginer qu’il est né si tardivement), mais l’élévation de l’histoire au range de discipline rigoureuse. De fait, pendant des siècles, l’étude des phénomènes biologiques fut répartie en deux disciplines : la physiologie (intégrant l’anatomie, etc.) et l’histoire naturelle. Mais seule la première prétendait accéder au statut de science rigoureuse, quantitative, la seconde au statut de discipline qualitative et seulement descriptive. « Cela en resta à ce point jusqu’à la révolution darwinienne » qui « permit le développement de la biologie évolutionniste [3] ». En effet, désormais, les récits historiques présentent une valeur non seulement descriptive mais explicative : on y montre que les événements précoces exercent une influence sur les événements ultérieurs. Or, qui dit connaissance par les causes dit science, selon la célèbre définition aristotélicienne de la cause.
En fait, pour être juste, il faut remonter plus haut que Darwin, à Lamarck pour voir apparaître la première tentative d’explication historique, évolutionniste du vivant.
A) Avant l’histoire de l’histoire du vivant
1) Le fixisme mécaniste
Comment l’esprit humain a-t-il pu penser le transformisme, c’est-à-dire la transformation progressive des espèces vivantes ? Jacques Roger propose les hypothèses suivantes, s’interrogeant en particulier sur les courants intellectuels qui ont permis l’émergence de cette théorie [4].
a) Exposé
En un premier temps, les cadres de la science nouvelle dont parle Galilée, étaient plutôt étrangers voire hostiles au transformisme. Il y a à cela une raison théologique extrinsèque. L’univers mécaniste est, pour un Galilée autant que pour un Descartes ou un Newton, l’univers voulu par Dieu. Autrement dit, le scientifique contemple de ses yeux la nature telle qu’elle est sortie des mains de son Créateur. Elle n’a pas donc évolué. Concrètement, l’adaptation du vivant au milieu est une prédonné depuis toujours déjà là : le vivant a été installé par Dieu dans son milieu et n’a fait preuve d’aucune inventivité.
Mais il y a des raisons directement liées au mécanisme. Pour les biologistes du xviie siècle, Dieu a donc créé non seulement les êtres tels qu’il sont aujourd’hui, mais aussi tous les êtres de chaque espèce. En effet, comment expliquer la reproduction ? Le biologiste de l’époque n’a le choix qu’entre deux solutions : ou le mécanisme qui l’ignore, ou le recours à des esprits ou des forces occultes ; or, le grand mérite du mécanisme, ce qui explique son engouement, est les idées claires. Seule solution possible au problème : Dieu a créé d’un coup tous les êtres vivants nés et à naître sous la forme de germes qui contiennent tout l’animal, mais sous forme infiniment petite. Or, nier l’hérédité, c’est nier la nouveauté et l’histoire dans laquelle elle s’inscrit de manière novatrice. En conséquence, le mécanisme qui identifie le monde à une grande machine est d’abord profondément fixiste. Les Noirs sont noirs parce qu’ils ont été créés tels. Le meilleur témoin de cette opinion, ce qui ne manquera pas de surprendre, est Voltaire. « Les blancs barbus, les nègres portant laine, les jaunes portant crins et les hommes sans barbes, écrit-il dans le Traité de métaphysique, ne viennent pas du même homme [5] ».
Cette doctrine qui défie l’expérience durera plus d’un siècle, du dernier quart du xviie siècle au début du siècle dernier.
b) Les difficultés
Cette doctrine conduit à des difficultés sans nombre. La préexistence des germes, on le voit au milieu du xviiie siècle, demande celle des monstres ou des hybrides, ce qui est absurde.
2) Les préparations
a) Les tentatives du matérialisme épicurien
La première sortie, partielle, du mécanisme fut l’épicurisme. En effet, le matérialisme épicurien avait été rejeté entre 1680 et 1740, parce qu’il reconnaît la génération spontanée actuelle (par rassemblement fortuit d’atomes ou d’être vivants simples) ; or, les expériences de Redi ont montré en 1666 que les vers ne naissent pas par génération spontanée et les observations microscopiques de la fin du xviie siècle montrent la complexité de l’organisation des êtres vivants réputés simples. Mais les absurdités à quoi conduisaient le mécanisme en biologie, revivifient cette doctrine tombée en désuétude, sauf dans les milieux philosophiques. Tel est notamment le cas d’un Buffon qui est séduit par l’épicurisme : ce matérialisme athée, rend sa vitalité à la nature. Il aménage la doctrine de la génération spontanée dont il rend compte à partir des connaissances chimiques actuelles. Surtout, l’atomisme épicurien le conduit à admettre la variabilité des formes, l’influence du milieu et l’hérédité des caractères acquis. Diderot adoptera ses idées. Buffon va jusqu’à formuler une idée très larmarckienne dans Le Rêve de d’Alembert : « Les organes produisent les besoins, et réciproquement, les besoins produisent les organes [6] ».
On le voit : pour introduire au transformisme, il faut rendre à la nature autonomie et plus encore activité. Ce que le mécanisme lui a ôté.
Toutefois, ni Buffon ni Diderot (malgré l’influence du vitalisme de l’école de Montpellier) ne sont évolutionnistes, preuve factuelle de l’impuissance du matérialisme épicurien à fonder le transformisme, c’est-à-dire une histoire générale des êtres vivants. Quelle en est la cause ? Penser l’évolution ne demande pas seulement une nature active, voire inventive. D’abord, l’atomisme épicurien demeure mécaniste sur le fond : les êtres vivants sont régis par les mêmes lois que les êtres inertes, à la complexité près. C’est pour cela que cette pensée matérialisme ne croit pas à une échelle linéaire des êtres. Pour un Buffon, les vivants forment plus un réseau qu’une hiérarchie. D’ailleurs, classer ainsi les êtres serait placer l’homme à son sommet, ce qui est un anthropocentrisme naïf et prétentieux. Ensuite, la vision épicurienne laisse une grande place au hasard, à l’origine des processus. De même Diderot admet que de l’océan de la matière brute ne cessent d’émerger des formes vivantes. Mais une évolution individuelle et anarchique des formes vivantes n’est pas une évolution. En revanche, une histoire suppose une durée et un sens. Et nous touchons le manque principal : une vision historique, intégrant le temps. Or, le temps, chez Diderot, se confond avec l’éternité. « Tout change, tout passe, il n’y a que le tout qui reste. Le monde commence et finit sans cesse ; il est à chaque instant à son commencement et à sa fin ; il n’en a jamais eu d’autre, et n’en aura jamais d’autre [7] ». De même, pour Benoît de Maillet, autre matérialiste du xviiie siècle, dans son Telliamed, l’histoire de la terre et des êtres vivants obéit à un cycle indéfiniment répété.
Enfin, l’impuissance à concevoir une histoire générale de la vie vient d’un pessimisme fondamental : l’histoire du monde que Buffon découpe, comme une tranche, dans l’histoire du monde est celle d’une « dégénération » ; or, Buffon oppose ce terme au « perfectionnement ». En effet, Buffon se refuse au finalisme providentialiste naïf (les abeilles ont été créées pour donner à l’homme le miel…) ; aussi se refuse-t-il à doter l’homme d’une nature supérieure ; plus encore, l’homme ne s’impose à la nature qu’en la détruisant. Aussi, estime Buffon, l’homme est-il condamné à mourir de froid, comme les autes espèces vivantes. Anticipant les thèses vigoureusement défendues aujourd’hui par le Nouvel Age, Diderot, autant que Buffon, font de l’espèce humaine une espèce animale parmi d’autres et appelée à disparaître en se transformant : « Qui sait si ce bipède déformé qui n’a que quatre pieds de hauteur, qu’on appelel encore, dans le voisinage du pôle, un homme, et qui ne tarderait pas à perdre ce nom, en se déformant un peu davantage, n’est pas l’image d’une espèce qui passe [8] ? »
b) Véritable médiation
La sortie, définitive, va se faire par une médiation inattendue : le christianisme. Pour qu’apparaisse le transformisme, il faut d’abord avoir une conception hiérarchisée de la nature. Cette première supposition nous fait échapper au nivellement mécaniste. En revanche, elle nous fait retrouver une conception plus classique de la nature où les êtres vivants sont classés selon une série complète, qui va du plus simple au plus complexe. Or, nous avons vu que le matérialisme épicurien était allergique à cette vision des choses. Mais encore faut-il injecter un dynamisme historique, pour transformer cette échelle d’êtres vivants en évolution et les ordonner en une immense orthogénèse.
Pour cela, la pensée leibnizienne, ou plutôt deux idées de Leibniz qui seront soumises à distorsion vont jouer un rôle décisif [9]. La première est que la création de l’univers est complète et instantanée, mais se révèle dans le temps : voilà pourquoi le penseur de Hanovre évoque une histoire de la vie [10]. La seconde est que l’être vivant est doué d’une unité indépendante des atomes le constituant : la monade. Au xviiie siècle, le vitalisme exploitera cette idée en faisant de l’être vivant un être autonome et original ; or, un être autonome est capable de créativité, de réponse à son milieu ; mais une telle adaptation est indispensable à la possibilité de l’évolution.
C’est pour cela que les premières formulations complètes du transformisme se retrouve au siècle des Lumières sous la plume d’un déiste, Maupertuis, qui écrivité Système de la Nature en 1751 et d’un chrétien, l’abbé Needham qui rédigea Nouvelles Recherches sur la Nature et la Religion en 1767.
Ne négligeons toutefois pas l’influence du matérialisme, notamment épicurien qui fait perdre à la pensée leibnizienne son caractère trop étroitement théocentrique ou spiritualiste. Au total, c’est une double influence, spirituelle déiste et même chrétienne, d’un côté et matérialiste ou plutôt sécularisante (redonnant toute leur consistance aux réalités matérielles) qui permet l’émergence du transformisme : il a fallu cette convergence. En effet, l’action de la pensée, du courant matérialiste, naturaliste pour que l’histoire apparente imaginée par le courant spiritualiste devienne histoire réelle.
c) L’influence de Buffon
Il faudra attendre Buffon (-1788) pour que ce soit non plus l’espace, mais l’histoire de la Terre qui se modifie. Grâce à Bernard Palissy (mort en 1589), on connaît le sens des fossiles, qui sont les reliques de vivants des temps anciens. Buffon étudie en particulier un fossile, l’ammonite qui abonde en Bourgogne ou à Marly-le-Roi et en déduit dans son Histoire de la Terre, parue en 1751, que celle-ci a 70 mille ans. Là encore, la vision médiévale qui, se fondant sur une lecture littérale de la Bible, datait l’apparition du monde d’il y a moins de six mille ans avait vécue. [11]
« Il n’y a aucune différence absolument essentielle et générale entre les animaux et les végétaux. […] La Nature descend par degrés et par nuances imperceptibles d’un animal qui nous paroît le plus parfait à celle qui l’est le moins, et de celui-ci au végétal [12] ».
On se souvient d’une célèbre définition achevant le premier chapitre de l’Histoire des animaux : « Le vivant et l’animé, au lieu d’être un degré métaphysique des êtres, est une propriété physique de la matière [13] ». De même : « Il me paroît que la division générale qu’on devroit faire de la matière, est matière vivante et matière morte, au lieu de dire matière organisée et matière brute [14] ».
Bien que fixiste, Buffon jouera un rôle décisif dans l’édification de la théorie évolutionniste pour plusieurs raisons [15]. Tout d’abord, il voit dans la nature non pas une réalité statique sortie toute faite des mains de Dieu, mais une puissance dynamique, active, règlée par des lois dont les vivants sont les produits : aussi l’étude de la production des êtres prime la question de la classification. C’est pour cela qu’au rebours de Linné, Buffon cherche toujours à rassembler les êtres vivants de même souche. De plus, l’auteur de l’Histoire de la Terre pense que les processus naturels prennent du temps ; en outre, ce temps est irréversible, ce qui permet à Buffon d’accéder progressivement à l’idée d’une histoire de la Terre et de la vie. Il en cherche des traces de cette histoire dans les fossiles. Enfin, Buffon s’est intéressé à l’animal inséré dans son milieu, dans les conditions concrètes de la vie : il s’intéresse à la distribution géographique des espèces et aux migrations ; éthologue avant la lettre, il étudie les mœurs animales. Or, le dynamisme de la nature, l’historicité des processus naturels, le rôle du milieu sont autant de concepts et de facteurs essentiels à une théorie naturaliste de l’évolution.
d) Ultime progrès
Needham et Maupertuis sont trop ignorants de la zoologie pour faire de leur idée plus qu’un système a priori, une hypothèse. Pour introduire à une véritable doctrine et science évolutionniste, il faudra encore franchir deux étapes : l’épreuve des faits et l’invention de causes. On doit à Lamarck d’avoir relever les faits et à Darwin d’avoir, le premier, proposé une théorie causale. Celle-ci est insuffisante, comme peut l’être le mécanisme. Elle a du moins eu le mérite d’exister et de présenter une certaine fécondité.
Conséquence : « Pour nous qui connaissons l’histoire du transformisme au xixe siècle, et qui savons quelles luttes il dut soutenir contre les Eglises chrétiennes, il peut paraître hautement paradoxal de voir que le transformisme n’a pu naître qu’en s’appuyant sur une pensée créationiste [16] ». Mais, continue Roger, il faudra que le matérialisme du siècle dernier poursuive jusqu’au bout le processus de sécularisation, autrement dit la sortie d’une explication métaphysique de l’histoire en termes de volonté providentialiste et l’introduction du matérialisme historique, pour que se développe une vision transformiste.
Pascal Ide
[1] John Maynard-Smith, Evolutionary Genetics, Oxford, Oxford University Press, 1989, p. v.
[2] Recherches sur les ossements fossiles de quadrupèdes, Paris, Déterville, vol. I, 1812, p. 11-12.
[3] Ernst Mayr, Histoire de la biologie. Diversité, évolution et hérédité (1982), trad. Marcel Blanc, coll. « Le temps des sciences », Paris, Fayard, 1989, p. 79. Cf. p. 76 s.
[4] Jacques Roger, « Les conditions intellectuelles de l’apparition du transformisme », in Pour une histoire des sciences à part entière, Éd. établie par Claude Blanckaert, Paris, Albin Michel, 1995, p. 227 à 236.
[5] Cité par Jacques Roger, « Les conditions intellectuelles de l’apparition du transformisme », ici p. 229.
[6] Cité Ibid., p. 230.
[7] Le Rêve de d’Alembert.
[8] Le Rêve de d’Alembert.
[9] Pour plus de détail sur cette influence de Leibniz, cf. Jacque Roger, « L’histoire naturelle au xviiie siècle de l’échelle des êtres à l’évolution », in Pour une histoire des sciences à part entière, p. 237 à 251.
[10] Nouveaux Essais sur l’entendement humain. Mais ne crions pas au transformisme comme chez Augustin, la préexistence universelle de toutes choses, leur création simultanée à l’origine, fait de l’histoire naturelle une apparence.
[11] Cf. Jacques Roger, Buffon, un philosophe au Jardin du roi, Paris, Fayard, 1989, p. 135-152.
[12] Buffon, Histoire naturelle, Paris, Imprimerie Royale, 1749, II, p. 8.
[13] Ibid., II, p. 17.
[14] Ibid., II, p. 39.
[15] Cf. la synthèse qu’en propose Jacques Roger, « Buffon et le transformisme », in Pour une histoire des sciences à part entière, p. 272 à 286, ici p. 284 et 285.
[16] Jacques Roger, « Les conditions intellectuelles de l’apparition du transformisme », p. 235.