D) La nature comme système complexe selon Edgar Morin
1) Première préparation. Autour de la théorie générale des systèmes (Ludwig von Bertalanffy)
a) Naissance
La théorie générale des systèmes (TGS) élaborée par Ludwig von Bertalanffy [1] est notamment née en réaction à l’égard d’« une spécialisation toujours plus poussée » de « la science moderne », « rendue nécessaire par l’importance numérique des données, la complexité des techniques et des structures théoriques, ceci dans tous les domaines [2] ». De plus, Ludwig von Bertalanffy constate qu’ »il existe des modèles, des principes et des lois, qui s’appliquent aux systèmes généralisés ou à leurs sous-systèmes ; ils ne tiennent pas compte de leur espèces particulière, de la nature de leurs éléments et des relations ou «forces» entre ceux-ci [3] ». Or, quelle conception similaire se fait jour ?
« Alors que dans le passé la science essayait d’expliquer les phénomènes observables en les réduisant à un jeu d’unités élémentaires étudiables indépendamment les unes des autres, des conceptions apparaissent dans la science contemporaine, s’attachait à ce qu’on appelle assez vaguement la «totalité» ; c’est-à-dire les problèmes d’organisation, les phénomènes qui ne se réduisent pas à des évènements locaux, les interactions dynamiques manifestées dans la différence de comportement des parties quand elle sont isolées ou situées dans un ensemble complexe, etc., en bref, les ‘systèmes’ de divers ordres qui ne peuvent s’appréhender par l’étude de leurs parties prises isolément [4] ».
Ludwig von Bertalanffy note aussi que ces derniers siècles, c’était le mécanisme qui avait le dernier mot ; il était lié à une vision atomiste, analytique : « scission de la réalité en des unités chaque fois plus petites et isolement des chaînes causales individuelles ». Or, ce schéma s’est avéré insuffisant. « D’où l’apparition dans toutes les disciplines scientifiques de notions comme celles de totalité, d’organisme, de forme (Gestalt), etc. qui signifient toutes en dernier ressort que nous devons penser en termes de systèmes d’éléments en interaction mutuelle ».
À ce retour en force de la cause formelle, on ne saurait s’étonner de voir se joindre un retour des « notions de téléologie, de directivité », car « on ne peut peut concevoir un organisme vivant et encore plus le comportement ou les sociétés humaines, sans tenir compte de ce que l’on appelle diversement et assez vaguement, l’adpatation, l’existence d’un but, la recherche d’un but, etc ». Plus encore, « le comportement téléologique dirigé vesr un état final caractéristique ou but n’est pas une chose située hors des limites des sciences naturelles ou une mauvaise conception anthropomorphique de processus, en eux-mêmes non dirigés ou accidentels », « c’est au contraire une forme de comportement qui peut très bien se définir en termes scientifiques [5] ».
b) Définition des systèmes [6]
En fait, Ludwig von Bertalanffy ne définit pas le système car c’est une notion première, mais il le décrit. Par exemple, un système comporte des éléments interconnectés.
« L’expression un peu ésotérique, ‘un tout est plus que la somme de ses parties’, signifie simplement que les caractéristiques constitutives ne peuvent s’expliquer à partir des caractéristiques des parties prises isolément. Les propriétés du complexe paraissent donc, par rapport à celles des éléments, comme ‘nouvelles’ ou ‘émergentes’. Cependant, la connaissance de l’ensemble des parties contenues dans un système et celle des relations qui les lient permettra de déduire du comportement des parties, celui du système. On peut aussi dire : alors qu’une somme peut se concevoir comme s’étant formée petit à petit, un système considéré comme un tout, parties et relations, doit être envisagé comme s’étant formé instantanément [7] ».
c) Les espèces de système
La distinction essentielle et première passe entre systèmes fermés et systèmes ouverts [8]. Par exemple, « tout organisme vivant est essentiellement un système ouvert. Il se maintient dans un flux entrant et un flux sortant continuels, une génération et une destruction de composants [9] ».
Les systèmes ouverts se caractérisent notamment par la notion d’équifinalité : « Dans un système fermé l’état final est déterminé de façon univoque par les conditions initiales ; par exemple […] dans un équilibre chimique, les concentrations finales des réactifs dépendent naturelement des concentrations initiales. Si on change les conditions initiales ou le processus, l’état final sera aussi modifié. Il n’en va pas ainsi dans les systèmes ouverts. Ici, le même état final peut être atteint à partir de conditions initiales différentes ou par des chemins différents. C’est ce qu’on appelle équifinalité » qui présente « une grande significations pour les phénomènes de régulation biologique [10] ».
Ludwig von Bertalanffy développe la notion de finalité et n’hésite pas à l’appliquer à la nature entière [11]. Il rappelle par exemple la téléologie impicite des « principes du minimum de la mécanique. Maupertuis considérait dajà son principe du minimum comme la preuve que le monde, dans lequel, parmi beaucoup de mouvements vituels c’est celui qui conduit au maximum d’effet avec le minimum d’effort qui est réalisé, est le «meilleur des mondes» et qu’il suppose un créateur réfléchi ». Ludwig von Bertalanffy n’hésite pas à « parler de la finaltié au sens de dépendance du futur ». Plus encore, certaines équations peuvent modéliser ce lien d’évènement non pas par rapport à des conditions actuelles, mais par rapport à l’état final à atteindre. Prenons le cas d’une équation de croissance. « Cette équation est : l = l* – (l* – lo e –kt) où l est la taille de l’animal au temps t, l* latailel finale, lo la tailel initiale et k une constante. On pourrait crore que la taille l de l’animal au temps t est déterminée par la valeur finale l* qui ne sera atteinte qu’au bout d’un temps infini. Cependant l* est simplement une condition d’extrémum obtenue en annulant le quotient différentiel, de sorte que t disparaît. Pour cela nous devons d’abord connaître l’équation différentielle qui détermine le processus. C’est dl/ dt = E – kl ; elle établit que le processus de croissance est déterminé par l’action contraire des processus d’anabolisme et de catabolisme, de paramètres respectifs E et k. Dans cette équation le processus au temps t n’est déterminé que par les conditions actuelles ; il n’apparaît aucun état futur. En annulant on obtient l* = E/k. La formule «téléologique» contenant la valeur finale n’est donc qu’une transformation de l’équation différentielle qui contient les conditions actuelles. En d’autres termes, le processus orienté vers l’état final ne diffère pas du point de vue causal du premier ; c’en est une autre expression. L’état final qui doit être atteint dans le futur n’est pas un vis a fronte qui attire mystérieusement le système mais seulement une expression des vires a tergo causaux [12] ».
Ludwig von Bertalanffy applique la TGS à tous les niveaux [13], jusqu’en psychiatrie. « La maladie mentale est essentiellement une perturbation des fonctions systémiques de l’organisme psychophysique [14] ».
d) Remarques critiques
Il est évident qu’une telle conception présente des inconvénients bien illustrés par le systémisme d’un Edgar Morin et le structuralisme en général : primat de la relation et de la structure, et dissolution de la substance (bien que Ludwig von Bertalanffy veuille garder à l’individu sa primauté [15]), primat de l’interdisciplinarité horizontale sur la hiérarchie verticale, autrement dit de la science sur la sagesse, etc.
Mais la TGS est aussi un signe des temps : elle manifeste le ras-le-bol à l’égard des réductionnismes scientistes, et une amorce de retour vers les causes formelle (dont le holisme est un signe) et finale (l’équifinalisme).
2) Seconde préparation. Autour de la notion de complexité avec Henri Atlan
La notion de complexité apparaît notamment grâce à celle d’analyse combinatoire. Mais elle est nécessaire pour rendre compte du vivant.
Morin, dans un style plus oral, montre par huit avenues convergentes que la pensée contemporaine introduit à la complexité.
On doit notamment à Henri Atlan [16], médecin et biologiste, professeur de biophysique à la faculté de médecine Broussais-Hôtel-Dieu de l’université de Paris-VI et à l’université hébraïque de Jérusalem, d’avoir développé ce thème.
a) La notion de complexité
1’) Complexité n’est pas complication.
En premier lieu, il faut distinguer la complexité de la complication. On pourrait dire que la complication est un être de raison, et finalement relative au sujet. En regard, la complexité est une propriété objective de la réalité. C’est un être réel, un accident, pour être précis. La seconde est subjective, la première est objective. Plus précisément encore, la seconde est connoté négativement, la première positivement.
Toute la question est de passer de la complexité comme problème à la complexité comme explication : « Pendant longtemps, qualifier quelque chose de complexe servait à désigner une difficulté, de compréhension ou de réalisation [c’est la complication]. Mais en même temps, curieusement, cela jouait un rôle d’explication – purement verbale, bien sûr – de ce que l’on ne pouvait pas expliquer autrement : le constat de complexité permettait souvent, et permet encore d’ailleurs, de justifier le manque de la théorie et de suppléer, bien que de façon illusoire, l’insuffisance des explications. Ce n’est que depuis peu que la complexité, cessant d’être une invocation, est devenue un problème, un objet d’étude en soi et de recherche systématique. ce changement de statut est remarquable et constitue un fait important dans l’histoire récente des sciences de la nature ; de la biologie d’abord, puis, plus récemment, de la physique [17] ».
2’) Qu’est-ce que la complexité ?
La complexité renvoie en fait à deux notes définitoires : d’une part, celle de multiplicité et d’autre part, celle de différence d’ordre ou de niveaux. La première note est plus quantitative et la seconde, nettement qualitative, voire substantielle.
Déjà un Ludwig Wittgenstein remarquait : « Percevoir un complexe signifie percevoir que ses parties constitutives se comportent les unes par rapport aux autres de telle et telle façon [18] ». Et ailleurs : « Il semble que l’idée de simple soit déjà contenue dans celle du complexe et dans l’idée d’analyse, de telle sorte que, tout à fait indépendamment d’exemples d’objets simples ou de propositions s’y référant, nous parvenions à cette idée et saisissons a priori l’existence des objets simples comme une nécessité logique. Il y a donc apparence que l’existence des objets simples et celle des objets complexes soient dans le même rapport que le sens de non-p et le sens de p : que l’objet simple soit présupposé dans le complexe [19] ».
Voilà comment Jean-Marc Lévy-Leblond, physicien, définit provisoirement la complexité : « Sera appelé «complexe» un système où se manifestent des interactions mutuelles entre niveaux différents ». Et d’expliquer qu’ »il faut, dans cette conception, que se distingue une structure hiérarchisée («niveaux»), mais dont l’articulation ne soit pas linéaire, pour que l’on puisse parler de complexité. En d’autres termes, c’est la conjugaison à la fois d’une hétérogénéité structurelle et d’une réciprocité fonctionnelle qui me paraît sous-tendre la notion, pour autant qu’elle ait un contenu défini [20] ».
Ce qui signifie donc que la complexité implique une notion qualitative, ici non définie, qui est le « niveau » : en fait, il semble bien qu’il faille attendre la philosophie pour la définir, si on ne veut pas en rester aux images, voire aux métaphores. Niveau renvoie à la notion d’ordre, et donc de diversification hiérarchisée. Déjà Von Neumann, remarque Atlan,
« inaugurait le processus en ce qui concerne la complexité : avant même que celle-ci soit définie de façon univoque, il lui fait jouer un rôle précis dans un processus génératif, qui permet d’avoir une certaine intuition sur le rôle possible d’une quantification de la complexité : l’existence d’un seuil de complexité établirait une différence de nature entre des classes de mécanismes, et c’est la reconnaissance de ce seuil qui permettrait en retour de se faire une certaine idée de ce qu’est la complexité des mécanismes [21] ».
La complexité, enfin, est une notion statique ou structurelle, mais aussi dynamique.
« Il apparaît qu’un changement qualitatif de comportement depuis un régime «simple» tel que l’état stationnaire et uniforme, vers un régime «complexe» tel qu’une horloge chimique ou une structure spatiale, peut intervenir au sein d’un seul et même système grâce à des bifurcations induites par l’écart à l’équilibre et par la coopérativité de la cinétique. Le fossé entre «simple» et ‘complexe’ est donc beaucoup plus étroit qu’on ne le pensait ».
De plus, la complexité va se définir non par le nombre des variables du système, mais « par sa capacité de franchir des points de bifurcations lorsque certaines conditions sont réunies [22] ».
b) Deux types de complexité
Nous avons distingué complication et complexité. Par ailleurs, il y a différents types de complexité réelle et différents types de complexité de raison. C’est ce qu’il faut maintenant développer.
1’) Les complexités épistémologiques de la science
« La complexité d’un problème est mesurée par la difficulté à le résoudre, note Atlan ; étant entendu qu’on dispose pour cela d’une procédure automatique, c’est-à-dire d’un programme d’ordinateur ». Or, comment mesurer cette difficulté ? Le critère ultime, subjectif, sera le temps mis à résoudre le problème. On sait que la machine de Turing est une espèce d’ordinateur universel idéal. Alors « la complexité d’un problème résoudre est mesurée par le temps nécessaire de calcul par une machine de Turing pour résoudre le problème. Ce temps est équivalent (à un facteur de vitesse de calcul près) au nombre minimal d’instructions d’un programme de machine de Turing – c’est-à-dire sa longueur minimale – capable de résoudre le problème ».
Or, et voilà ce qui nous intéresse, le temps de résolution varie profondément « avec la taille du problème à résoudre ». Précisément : « tout se passe comme s’il existait une différence de nature – un seuil de difficulté – [ici, c’est moi qui souligne] entre des temps de calcul ou des longueurs de programme de machine de Turing qui n’augmentent pas plus vite que des puissances de N et ceux qui augmentent de façon exponentielle [23] ».
Il y a différentes sortes de complexité. Par exemple Jean-Marc Lévy-Leblond, dans l’article cité ci-dessus, écrit : « A cette complexité fonctionnelle et organisationnelle de la physique s’ajoute une complexité formelle et conceptuelle ». Et de donner l’exemple d’au moins trois types de formalisation des trajectoires de points matériels soumis à des forces données : à la Newton, grâce aux équations différentielles, à partir des concepts clefs de force et d’accélération ; à la Lagrange (féconde pour le passage en mécanique relativiste classique), grâce au principe de moindre action sélectionnant la trajectoire réelle parmi les possibles ; à la Hamilton (féconde pour le passage à la mécanique quantique), par un système d’équations aux dérivées partielles, mettant au premier plan les lois de conservation.
Et de noter que « cette complexité de la structure théorique de la physique répond à celle du réel, où coexistent et interagissent le global et le local, le mouvement et la permanence, etc. [24]
2’) Les complexités ontologiques ou réelles
Mais les théories de la complexité ne sont pas idéalistes : la complexité des théories sont significatives de la complexité du réel, elle fait signe.
À côté de cette complexité algorithmique, Atlan parle d’une complexité réelle, naturelle. « Les objets simples n’existent pas dans la nature. Ils sont le résultat de notre activité de découpage des phénomènes plus élémentaires que nous pouvons manipuler – concrètement ou conceptuellement – plus facilement [25] ».
Atlan distingue deux complexités réelles [26] : la première est de nature probabiliste, liée à l’incertitude. C’est là une « complexité naturelle probabiliste [27] » ; la seconde est plus intuitive, non quantifiée. [28]
c) Interprétation philosophique
La notion de complexité est au carrefour de plusieurs enjeux.
1’) Complexité, mystère et humilité
La complexité rend humble et est une voie de retour à la contemplation. Voici ce qu’affirme Morin : « Le défi de la complexité nous fait renoncer à jamais au mythe de l’élucidation totale de l’Univers, mais il nous encourage à poursuivre l’aventure de la connaissance, qui est dialogue avec l’Univers ».
En effet, le réel « échappe toujours en son fond, c’est-à-dire qu’il y a plus de choses dans le réel que ne peut concevoir l’esprit humain. Le réel est énorme, hors normes : il est inouï, hors ouïes, il est incroyable, il présente de multiples visages selon nos interrogations. La pensée que privilégie la simplification, c’est-à-dire disjonction, réduction, sélection, quantification, formalisation, etc. utilise des moyens de l’appréhension qui sont de plus en plus manipulatoires. Mais, en même temps, elle privilégie l’aspect logico-mathématique de l’univers, son «ordre», et elle croit trouver la vérité – l’adéquation de l’esprit aux choses – dans l’ordre logico-mathématique de l’univers. Cette vision rassure ses adeptes parce qu’elle donne l’impression que le monde est totalement pensable, c’est-à-dire totalement digérable par l’esprit ».
En regard, la pensée de la complexité « s’intéresse beaucoup plus aux phénomènes eux-mêmes », au réel, et « est beaucoup plus prêt à envisage des contradictions fondamentales dans la pensée et du mystère dans le monde ». Conséquence : redécouverte de la contemplation : « Du coup, la connaissance ne s’identifie plus alors avec la manipulation. La connaissance complexe n’est plus faite principalement pour manipuler, mais pour penser, méditer, commercer avec les êtres, les choses, le monde. Le besoin de la contemplation ressuscite alors, ainsi que le besoin de communication, et par là, d’amitié [29] ».
2’) Complexité et pluralité
La notion de différence de niveaux, tant dans le réel (la hiérarchie des natures, si importante dans l’univers d’Aristote et de Thomas), que dans la démarche intellectuelle. De ce point de vue-là, la complexité est réintégration de la pluralité des savoirs, d’un discours des méthodes.
Cela permet aussi de sortir de la dialectique des qualités premières et secondes. Voici ce qu’affirme Jean-Pierre Uhry, mathématicien : « les méthodes non polynomiales apparaissent comme qualitativement différentes des méthodes polynomiales », ce qui permet de justifier « la distinction qu’opère la théorie de la complexité [30] ».
3’) Complexité et analogie
Plus précisément encore, la complexité renvoie à la notion d’analogie, tant réelle, secundum esse, que secundum intentionem.
Un problème est celui de la primauté du complexe sur le simple, comme un Wittgenstein a l’air de l’affirmer (cf. ci-dessus).
Il semble qu’il faille poser des distinctions.
3) Crise des fondements épistémologiques
Passons maintenant au penseur le plus systématique et le plus philosophe de la nature des penseurs de la complexité : Edgar Morin.
« A la différence d’un Descartes qui partait d’un principe simple de vérité, c’est-à-dire identifiant la vérité aux idées claires et distinctes, et, par là, pouvait proposer un discours de la méthode de quelques pages, je fais un très long discours à la recherche d’une méthode qui en se révèle par aucune évidence première et doit s’élaborer dans l’effort et le risque. La mission de cette méthode […] est d’inviter à penser soi-même dans la complexité [31] ».
On ne peut comprendre la conception de la nature chez Edgar Morin [32] que si on la situe d’un point de vue historiquement et, quodammodo, thérapeutique. En effet, Morin réagit d’abord vigoureusement à l’égard de l’épistémologie et de l’ontologie de son temps. Il estime être « au point d’arrivée », d’aboutissement d’une crise touchant les fondements et « au point de départ [33]« d’une nouvelle approche de la nature. Dit autrement, son œuvre présente une double face : négative et déconstructive, positive et constructive, ces deux faces concernant tant le contenu et l’ontologie de la nature, si je puis dire, que la méthode et la noétique.
Pour Edgar Morin, la pensée contemporaine est malade et cette maladie est une maladie de la raison [34].
a) Les symptômes
Intéressant est à cet égard le diagnostic abrégé que fournit une contribution d’Edgar Morin à un colloque sur Orwell [35]. Il n’est pas sans rappeler le Krisis de Husserl, cinquante ans plus tard, en moins profond et moins incisif, mais n’en demeure pas moins actuel.
Morin part du diagnostic positif suivant : la science progresse sans cesse ; or, paradoxalement, l’erreur, l’ignorance et l’aveuglement font de même, sans parler des menaces toujours graves pesant sur l’humanité. Nous sommes face à une véritable « pathologie du savoir ». Le diagnostic étiologique est unique : c’est la pensée simplifiante ou « le paradigme de simplification ». Il se réfracte en trois causes que sont les principes de disjonction, de réduction et d’abstraction. Le premier principe est le plus important. Il part de la disjonction introduite par Descartes comme « claire et distincte » entre sujet pensant et chose étendue. La première conséquence en est la disjonction philosophie et science. Il ne s’agit pas de nier les importants progrès qu’a permis ce « paradigme ». Mais les effets néfastes ont mis quelques temps à se faire sentir : la raréfaction des communications entre science et philosophie a privé la science de la possibilité de se réfléchir. Autre conséquence : le principe de disjonction a isolé radicalement les trois grands domaines scientifiques : physique, biologie et sciences de l’homme. Pour remédier à ces isolements, le mieux était d’unifier la méthode, ce qui aboutit à une troisième conséquence : le réductionnisme qui passe « du complexe au simple : réduction du biologique au physique, de l’humain au biologique ». Nouvelle conséquence : l’hyperspécialisation qui déchire et morcelle le tissu complexe des réalités.
Mais une telle méthode fonde sa rigueur et son opérationnalité sur la mesure et le calcul ; or, « la mathématisation et la formalisation ont désintégré les êtres et les existants pour en considérer comme seules réalités que les formules et équations gouvernant les entités quantifiées ». Ultime conséquence : la diversité de l’un et du multiple est annulée pour être remplacée par une négation ou une juxtaposition, bref, à une disjonction des termes.
On en arrive à une cécité massive de l’intelligence due à la multiplication des disjonctions. La seconde cause est la réduction : cette méthode consiste à unifier ce qui est divers ou à multiplier ce qui est élémentaire. De ce fait, elle privilégie l’élément sur la totalité, la mesure sur la qualité et le formel sur le réel.
Enfin, la troisième cause est l’abstraction.
On le constate à chaque étape, le savoir a progressé en simplifiant, en réduisant. Le prix à payer à chaque fois est la complexité du réel. Et le prix n’est pas que spéculatif. Edgar Morin estime que cette vision mutilante et unidimensionnelle du réel en vient à mutiler l’homme, taillader ses chairs et est à la source des massacres qui ont ensanglanté ce siècle. En un mot, « l’incapacité de concevoir la complexité » a conduit « à d’infinies tragédies ». Le jugement est simpliste et rappelle trop la vertu science : la liberté autant que l’intelligence est en cause dans les pogromes de notre époque.
b) Le diagnostic : la pensée simplifiante
En un mot, la pensée classique est une pensée simplifiante. Détaillons cette intuition. Elle se caractérise par un double primat : primat de la réduction (qui engendre une réduction) et primat de la disjonction. En effet, notre intellect est exclusivement « quantificateur » ; or, la quantité divise et sépare ; or, la réalité est unifiée, globale, organique ; donc l’intelligence est aveugle, blessée. Autrement dit, nous vivons sous l’empire de ce que Morin appelle le « paradigme de disjonction ». Citons-le : « le mode de pensée ou de connaissance parcellaire, compartimenté, monodisciplinaire, quantificateur nous conduit à une intelligence aveugle, dans la mesure même où l’aptitude humaine normale à relier les connaissances s’y trouve sacrifiée au profit de l’aptitude non moins normale à séparer. Car connaître, c’est, dans une boucle ininterrompue, séparer pour analyser, et relier pour synthétiser ou complexifier. La prévalence disciplinaire, séparatrice, nous fait perdre l’aptitude à relier, l’aptitude à contextualiser, c’est-à-dire à situer une information ou un savoir dans son contexte naturel. Nous perdons l’aptitude à globaliser, c’est-à-dire à introduire les connaissances dans un ensemble plus ou moins organisé [36] ». Voilà pourquoi, dit-il dans cet article, l’intelligence actuelle est blessée : il parle d’une « intelligence aveugle ».
c) Crise de la notion de certitude
Comme le dit Morin en une formule forte : « la seule connaissance qui vaille est celle qui se nourrit d’incertitude [37] ».
« la seule pensée qui vive est celle qui se maintient à la température de sa propre destruction [38] ».
d) Crise de la connaissance immédiate
Par conséquent, si elle ne veut pas reproduire les errements passés, une connaissance digne de ce nom doit aujourd’hui savoir prendre du recul, se réfléchir et se situer : « dans la crise des fondements et devant le défi de la complexité, toute connaissance aujourd’hui a besoin de se réfléchir, reconnaître, situer, problématiser [39] ». La connaissance doit boucler sur elle-même et se prendre comme objet de connaissance.
4) Crise des fondements ontologiques
Le mal dicte le remède. Il faut donc relier les concepts et les conceptions. Ceux-ci doivent être pensée à l’intérieur d’un cadre nouveau : la pensée complexe dont le fondement est la révolution systémique.
Morin se pose en faux contre la pensée substantialiste et simplificatrice qui a jusqu’ici régné, tant en science qu’en philosophie. L’argumentation de Morin est donc double : historique et doctrinale. À partir d’un bilan scientifique qui se veut à jour, tente d’élaborer une nouvelle épistémologie.
Il remet donc en question de la vision scientifique classique. Que disent la science et la vision classique du monde ? Pour Edgar Morin, tout tourne autour de deux primautés : celle de l’objet-substance et celle de la simplicité (i.e. de l’objet isolé). Écoutons-le :
« La science classique s’est fondée sous le signe de l’objectivité, c’est-à-dire d’un univers constitué d’objets isolés (dans un espace neutre) soumis à des lois objectivement universelles.
« Dans cette vision l’objet existe de façon positive, sans que l’observateur/concepteur participe à sa construction par les structures de son entendement et les catégories de sa culture. Il est substantiel ; constitué de matière ayant plénitude ontologique, il est autosuffisant dans son être. L’objet est donc une entité close et distincte, qui se définit en isolation dans son existence, ses caractères et ses propriétés, indépendamment de son environnement. On détermine d’autant mieux sa réalité «objective» qu’on l’isole expérimentalement. Ainsi l’objectivité de l’univers des objets tient dans leur double indépendance à l’égard de l’observateur humain et du milieu naturel.
« La connaissance de l’objet est celle de sa situation dans l’espace (position, vitesse), de ses qualités physiques (masse, énergie), de ses propriétés chimiques, des lois générales qui agissent sur lui.
« Ce qui caractérise l’objet peut et doit être ramené à des grandeurs mesurables ; sa nature matérielle elle-même peut et doit être analysée et décomposée en substances simples ou éléments dont l’atome devient l’unité de base, insécable et irréductible jusqu’à Rutherford. Dans ce sens, les objets phénoménaux sont conçus comme des composés ou des mélanges d’éléments premiers détenteurs de leurs propriétés fondamentales.
« Dès lors s’impose l’explication dite scientifique par ses promoteurs, dite réductionniste par ses contestataires. La description de tout objet phénoménal composé ou hétérogène, y compris dans ses qualités et propriété, doit décomposer cet objet en ses éléments simples. Expliquer, c’est découvrir les éléments simples et les règles simples à partir de quoi s’opèrent les combinaisons variées et les constructions complexes [40] ».
Or, à partie des années 1900, cette vision classique s’effondre. C’est ce que notre auteur appelle « l’effritement à la base ».
« Or c’est à la base de la physique que s’opère un étrange renversement au début du xxe siècle. L’atome n’est plus l’unité première, irréductible et insécable : c’est un système constitué de particules en interactions mutuelles. La particule ne prendrait-elle pas dès lors la place prématurément assignée à l’atome ? Elle semble en effet indécomposable, insécable, substantielle. Cependant sa qualité d’unité élémentaire et sa qualité d’objet vont très rapidement se brouiller.
« La particule ne connaît pas seulement une crise d’ordre et une crise d’unité (on suppute aujourd’hui plus de deux cents particules), elle subit surtout une crise d’identité.
« On ne peut plus l’isoler de façon précise dans l’espace et le temps. On ne peut plus l’isoler totalement des interactions de l’observation. Elle hésite entre la double et contradictoire identité d’onde et de corpuscule. Elle perd parfois toute substance (le photon n’a pas de masse au repos). Il est de moins en moins plausible qu’elle soit un élément premier ; tantôt on la conçoit comme un système composé de quarks (et le quark serait encore moins réductible au concept classique d’objet que la particule), tantôt on l’envisage comme un « champ » d’interactions spécifiques. Enfin, c’est l’idée d’unité élémentaire elle-même qui est devenue problématique : il n’existe peut-être pas d’ultime ou première réalité individualisable ou isolable, mais un continuum (théorie du bootstrap), voir une racine unitaire hors temps et hors espace (d’Espagnat, 1972) ».
Systématisons : double est la critique (et la crise) adressée à la théorie classique : à la fois épistémologique (l’objet) et ontologique (l’élément). Au-delà de la double crise de l’objet et de l’élément, c’est le primat de la substance qui est visé.
« Ainsi, en n’étant plus un véritable objet ni une véritable unité élémentaire, la particule ouvre une double crise : la crise de l’idée d’objet et la crise de l’idée d’élément.
« En tant qu’objet, la particule a perdu toute substance, toute clarté, toute distinction, parfois même toute réalité ; elle se convertit en nœud gordien d’interactions et d’échanges. Pour la définir, il faut faire appel aux interactions auxquelles elle participe et, quand elle fait partie d’un atome, aux interactions qui tissent l’organisation de cet atome.
« Dans ces conditions, non seulement l’explication réductionniste ne convient plus pour l’atome, dont aucun des caractères ou des qualités ne peut être induit à partir des caractères propres à ses particules, mais ce sont les traits et caractères des particules qui, dans l’atome, ne peuvent être compris qu’en référence à l’organisation de ce système. Les particules ont les propriétés du système bien plus que le système n’a les propriétés des particules [41] ».
5) Une nouvelle approche épistémologique. La systémique
Le diagnostic dicte le remède. À la simplification doit succéder non pas la complication mais la complexification. La pensée se doit d’être complexe, car la réalité est complexe, par nature.
Après la révolution quantique, pour Morin, la la révolution systémique est la seconde révolution.
Mais encore faut-il mettre en place les moyens, ce que Morin appelle « des opérateurs de reliance ».
a) La raison ouverte
Le concept est, là encore, sinon emprunté à, du moins consonant avec la pensée de Popper. « la vraie rationalité n’est autre que la pensée ouverte [42] ». En effet, tout est corrélé. Le systémisme nous l’a enseigné [43]. Quand quelqu’un a mal d’un genou, il fait porter tout le poids sur l’autre genou pour moins souffrir ; mais bientôt, la surcharge engendre une douleur qui invite à trouver une autre attitude antalgique qui elle-même est source de dysfonctionnement, et peu à peu c’est tout l’organisme qui est en souffrance. Inversement, une amélioration ponctuelle finit par se répercuter sur le tout. Cette vérité physique s’étend aux relations interpersonnelles. Ainsi, quand un être change, son entourage se déplace aussi.
b) Affronter le complexe
De prime abord, le complexe déroute : c’est le domaine inquiétant du fouillis, de l’inextricable, de l’incertitude, de l’équivocité. Mais le risque est d’écarter ces différents traits : la sélection, la clarification systématique « risquent de rendre aveugle si elles éliminent les autres caractères du complexus [44] ». Ce qui, de fait, est arrivé.
c) La vérité biodégradable
Il n’existe pas de vérité définitive, estime Morin. C’est ainsi que Morin traduit la théorie de la falsifiabilité de Popper. Morin est profondément tributaire du faillibilisme poppérien dont il n’hésite pas à dire que son apport est « révolutionnaire [45] ». Pour autant, Morin ne prône pas le scepticisme.
d) Sens du mystère
Une des conséquences (à moins que ce ne soit une de ses causes) de la pensée simplifiante est le refus du mystère. Ce sens du mystère est d’abord l’humble sens de ses limites. Edgar Morin ne va pas tomber dans une nouvelle visée exhaustive, qui a fait long feu.
Plus précisément, cette pensée idéalise, c’est-à-dire croit que le réel se résorbe dans l’idée ; elle rationalise, c’est-à-dire veut enfermer la réalité dans un système cohérent ; elle normalise, c’est-à-dire élimine l’étrange. Or, ces modes de procédé sont autant de moyens d’évacuer le mystère. Tout au contraire, « nous avons besoin d’un principe de connaissance qui non seulement respecte, mais révèle le mystère des choses [46] ».
« Le défi de la complexité nous fait renoncer à jamais au mythe de l’élucidation totale de l’Univers, mais il nous encourage à poursuivre l’aventure de la connaissance, qui est dialogue avec l’Univers ».
En effet, le réel « échappe toujours en son fond, c’est-à-dire qu’il y a plus de choses dans le réel que ne peut concevoir l’esprit humain. Le réel est énorme, hors normes : il est inouï, hors ouïes, il est incroyable, il présente de multiples visages selon nos interrogations. La pensée que privilégie la simplification, c’est-à-dire disjonction, réduction, sélection, quantification, formalisation, etc. utilise des moyens de l’appréhension qui sont de plus en plus manipulatoires. Mais, en même temps, elle privilégie l’aspect logico-mathématique de l’univers, son «ordre», et elle croit trouver la vérité – l’adéquation de l’esprit aux choses – dans l’ordre logico-mathématique de l’univers. Cette vision rassure ses adeptes parce qu’elle donne l’impression que le monde est totalement pensable, c’est-à-dire totalement digérable par l’esprit ».
En regard, la pensée de la complexité « s’intéresse beaucoup plus aux phénomènes eux-mêmes », au réel, et « est beaucoup plus prêt à envisage des contradictions fondamentales dans la pensée et du mystère dans le monde ». Conséquence : redécouverte de la contemplation : « Du coup, la connaissance ne s’identifie plus alors avec la manipulation. La connaissance complexe n’est plus faite principalement pour manipuler, mais pour penser, méditer, commercer avec les êtres, les choses, le monde. Le besoin de la contemplation ressuscite alors, ainsi que le besoin de communication, et par là, d’amitié [47] ».
e) Une illustration la théorie des systèmes selon Jean-Louis Le Moigne
La notion de système général développée par Le Moigne fut, au point de départ, indépendante de celle de Morin, puisque leurs deux ouvrages sont parus presque ensemble (fin avril 1977). Mais l’intuition de Morin semble la plus puissante.
Je retiendrai seulement le point de départ de cette théorie qui est une critique des quatre règles du Discours de la méthode de Descartes [48]. Notons toutefois que Le Moigne est loin d’être le premier et le seul à les critiquer [49]. « On sent bien d’ailleurs que ces règles n’ont plus, dans la culture moderne, aucune valeur dramatique. En fait, il n’y a pas un lecteur sur cent pour lequel le Discours soit un événement intellectuel personnel. Qu’on dépouille alors le Discours de son charme historique, qu’on oublie son ton si attachant d’abstraction innocente et première, et il apparaîtra au niveau du bon sens, comme une règle de vie intellectuelle dogmatique et paisible [50] ».
Or, loin d’être seulement critique, Le Moigne propose de substituer à l’ancien discours de la méthode, valable pour un univers simple car simplifié un nouveau discours prenant en compte la complexité. On peut résumer ses intuitions en un tableau [51] :
|
Discours de la méthode de Descartes |
Nouveau discours de la méthode, systémique |
Première règle |
Règle d’évidence |
Précepte de pertinence |
Deuxième règle |
Règle réductionniste, analytique |
Précepte du globalisme |
Troisième règle |
Règle causaliste |
Précepte téléologique |
Quatrième règle |
Règle d’exhaustivité |
Précepte d’agrégativité |
1’) Critique de la première règle : l’évidence
L’auteur se contente de dire que l’évidence naturelle est souvent douteuse.
2’) Nouvelle première règle : la pertinence
Est d’abord vrai ce qui est en relation à une finalité perçue par l’intelligence. « Convenir que tout objet que nous considérerons se définit par rapport aux intentions implicites ou explicites du modélisateur ». D’où la possibilité de remettre en question cette définition si la perception de l’objet se modifie.
Il est dommage que l’on oppose à l’évidence objective l’évidence subjective, alors que la véritable opposition concerne la notion de clarté et de distinction à celle de confusion certaine.
3’) Critique de la deuxième règle : l’analyse
Descartes demandait que l’on dénombre le tout en « autant de parcelles qu’il se trouverait ». Monod illustre bien ce principe lorsqu’il explique : « Peut-on seulement concevoir qu’un ingénieur martien voulant interpréter le fonctionnement d’une calculatrice terrienne puisse parvenir à un résultat quelconque s’il se refusait, par principe, à disséquer les composants électroniques de base qui effectuent les opérations de l’algèbre propositionnelle [52] ». Or, notre observation nous apprend qu’ »aujourd’hui, les objets à expliquer sont considérer comme les parties des plus grands touts, plutôt que comme des touts qu’il faut décomposer en parties [53] ». En outre, le tout n’est-il pas plus grand que les parties
4’) Nouvelle deuxième règle : le globalisme
« Considérer toujours l’objet à connaître par notre intelligence comme une partie immergée et active au sein d’un plus grand tout ».
5’) Critique de la troisième règle : le causalisme
La troisième règle estime qu’il existe des règles permettant de conduire la raison du plus simple au plus composé, selon un ordre naturel ; bref, elle se fonde, estime Le Moigne, sur la relation cause-effet et surtout sur la linéarité des relation simples.
Or, « dès 1912, les psychologues de la théorie de la Gestalt (Wertheimer) avaient déjà montré qu’une combinaison, dans le temps et dans l’espace, de stimulus divers conduisait à des expériences dont les résultats ne pouvaient être prédits à partir de la connaissance de chaque stimuli [54]? » Plus précisément, le principe analytique et son corollaire synthétique du « one best way » est illusoire dès que la réalité devient complexe : « En fait, ce raisonnement qui a permis de grands progrès est un raisonnement pauvre, qui devient de plus en plus paralysant, non parce qu’il est inhumain, mais parce qu’il ne rend compte que d’une partie de la réalité […]. À côté de la démarche décomposante et hiérarchique impliquant une causalité simple, [on peut] développer une démarche totalisante prenant en compte les ensembles «fins/moyens» [55] ».
6’) Nouvelle troisième règle : la téléologie
« Interpréter l’objet non pas en lui-même, mais par son comportement », sans imaginer une loi de structure. En revanche, il importe de comprendre cet objet en fonction des projets, des fins attribuées par le modélisateur à l’objet.
7’) Critique de la quatrième règle : l’exhaustivité
Descartes d’opérer des « dénombrements si entiers » que l’on est « assuré de ne rien omettre ». Or, il est impossible de tout dénombrer. « Le passage de la complication à la complexité implique un seuil, un changement de méthode intellectuelle [56] ».
8’) Nouvelle quatrième règle : l’agrégativité
Or, un agrégat dit un ensemble où l’on se résigne ou se réjouit à ne pas dénombrer, épuiser les éléments. « Convenir que toute représentation est partisane, non pas par oubli du modélisateur, mais délibérément ».
9’) Évaluation critique
Le Moigne note que, derrière les règles cartésiennes, on rencontre une volonté de perfection : « Pour ma part, ce motif me paraît être le besoin d’une perfection dans la connaissance [57] ».
On voit la faiblesse des règles édictées par Le Moigne qui manifeste ici son manque de formation philosophique. À être trop réactif à l’égard du discours cartésien, il risque de perdre l’une de ses principales qualités qui est l’universalité. Les règles ne garantissent aucun statut objectif à la raison : elles critiquent allègrement les préceptes d’universalité et d’objectivité et peuvent facilement nourrir une perspective sceptique en ne donnant guère de moyens de hiérarchiser les perspectives relatives. C’est tout le danger des visées qui privilégient la relation. De plus, la pensée cartésienne n’était pas sans modèle : elle systématisait les règles de l’intelligence mathématique. En regard, la pensée systémique est à elle-même son modèle et constitue une sorte d’autojustification.
6) Une nouvelle approche ontologique de la nature
Je ne soulignerai que les intuitions principales de Morin. Sa thèse princeps est la primauté du système. « …la Nature, ce sont les systèmes de systèmes en chapelet, en grappes, en polypes, en buissons, en archipels [58] ».
a) Au commencement est le multiple
Il faut quitter l’axiome antique et apparemment si évident du mécanisme selon lequel l’élémentaire est simple.
« Ce n’est plus l’élémentaire que la physique trouve au fondement, mais le complexe [59] ».
b) Au commencement est le complexe
Et ce multiple est complexe [60].
c) Au commencement est la relation
Notamment la relation entre le sujet et l’objet.
d) Au commencement est le système
C’est ce que Morin appelle « l’archipel Système[61] ».
« Tous les objets clés de la physique, de la biologie, de la sociologie, de l’astronomie, atomes, molécules, cellules, organismes, sociétés, astres, galaxies constituent des systèmes. Hors systèmes, il n’y a que la dispersion particulaire. Notre monde organisé est un archipel de systèmes dans l’océan du désordre. Tout ce qui était objet est devenu système. Tout ce qui était même unité élémentaire, y compris et surtout l’atome, est devenu système.
« On trouve dans la nature des amas, des agrégats de systèmes, des flux inorganisés d’objets organisés. Mais ce qui est remarquable, c’est le caractère polysystémique de l’univers organisé. Celui-ci est une étonnante architecture de systèmes s’édifiant les uns sur les autres, les uns entre les autres, les uns contre les autres, s’impliquant et s’imbriquant les uns les autres, avec un grand jeu d’amas, plasmas, fluides de microsystèmes circulant, flottant enveloppant les architectures de systèmes. Ainsi l’être humain fait partie d’un système social, au sein d’un écosystème naturel, lequel est au sein d’un système solaire, lequel est au sein d’un système galactique ; il est constitué de systèmes cellulaires, lesquels sont constitués de systèmes moléculaires, lesquels sont constitués de systèmes atomiques. Il y a, dans cet enchaînement, chevauchement, enchevêtrement, superposition de systèmes, et dans la nécessaire dépendance des uns par rapport aux autres, dans la dépendance par exemple qui lie un organisme vivant, sur la planète terre, au soleil qui l’arrose de photons, à la vie extérieure (écosystème) et intérieure (cellules et éventuellement micro-organismes), à l’organisation moléculaire et atomique, un phénomène et un problème clés.
« Le phénomène est ce que nous appelons la Nature, qui n’est autre que cette extraordinaire solidarité de systèmes enchevêtrés s’édifiant les uns sur les autres, par les autres, avec les autres, contre les autres ». Et nous retrouvons la thèse énoncée ci-dessus maintenant établie : « la Nature, ce sont les systèmes de systèmes en chapelets, en grappes, en polypes, en buissons, en archipels ».
« Ainsi, la vie est un système de systèmes de systèmes, non seulement parce que l’organisme est un système d’organes qui sont des systèmes de molécules qui sont des systèmes d’atomes, mais aussi parce que l’être vivant est un système individuel qui participe à un écosystème, lequel participe à la biosphère…
« Nous étions à tel point sous l’emprise d’une pensée dissociative et isolante, que cette évidence [du primat du système] n’a, sauf exception, pas été remarquée [62] ».
Comme l’affirme Stéphane Lupasco : « Il n’existe réellement que des systèmes de systèmes, le simple système n’étant qu’une abstraction didactique [63] ».
En résumé : « le système a pris la place de l’objet simple et substantiel, et il est rebelle à la réduction en ses éléments ; l’enchaînement de systèmes de systèmes brise l’idée d’objets clos et auto-suffisants. On a toujours traité les systèmes comme des objets ; il s’agit désormais de concevoir les objets comme des systèmes [64] ».
Nous ne sommes qu’à pied d’œuvre. Il resterait maintenant à s’interroger sur la nature du système. « Un système est un objet complexe, formé de composants distincts reliés entre eux par un certain nombre de relations [65] ». Pour le détail, nous renvoyons aux longs développements de Morin dans ses quatre ouvrages relatifs à La méthode. En fait, ils ne font qu’appliquer aux différents domaines du réel (les machines, l’inerte, le vivant, l’humain) les intuitions et principes que nous venons de voir. Nous avons donc les clefs (à une précision près : Morin a une conception dynamique du système : il intègre la notion d’action à celle d’organisation ; ce qui donne le néologisme heureux d’organisaction).
1’) Enoncé
On peut aussi l’appeler « organisation » et Morin dit préférer ce terme à celui de « système ».
Le système se définit comme un ensemble dont les parties sont connectées à un tout ; plus précisément, les parties trouvent leur consistance et leur identité en référence à la totalité et non pas à elles seules.
En négatif, le système s’oppose à l’agrégation, au tout constitué de parties juxtaposées ; mais aussi beaucoup plus à une conception fragmentaire de la totalité qui n’ajoute rien aux parties.
2’) Preuve
La donnée fondant l’être du système, justifiant cette définition, est cette propriété remarquable, tant de fois soulignée : « le tout est quelque chose de plus que la somme des parties ». Autrement dit, le système montre la nouveauté du « tout » à l’égard des parties. Or, dans un tout substantiel, les parties sont unifiées par, intégrées dans une forme nouvelle, alors que, dans un tout accidentel, l’essentialité, les propriétés substantielles appartiennent au partie. C’est donc que le système dit la nouveauté substantielle. En revanche, dans une conception fragmentaire, la totalité est accidentelle.
3’) Reprise
À noter, et Morin le développe ailleurs, car, désormais le risque est plus celui du réductionnisme mécaniste que celui du substantialisme, le système s’oppose aussi aux conceptions trop statiques de la substance. En effet, le système dit une stabilité mais non fermée, statique.
Certes, on ne peut dire que, purement et simplement, Morin retrouve la substance, ni la différence matière-forme. Il ne résout pas jusqu’à la différence ultime de la puissance pure mais s’arrête aux éléments.
e) Au commencement est la boucle ou la causalité circulaire
La réalité n’est pas seulement complexe. Elle est circulaire.
La théorie systémique conduit Edgar Morin à donner une importance toute particulière à la notion de boucle :
« En deçà de la boucle, rien : non pas le néant, mais l’inconcevable et l’inconnaissable. En deçà de la boucle pas d’essence, pas de substance, même pas de réel : le réel se produit à travers la boucle des interaction qui produisent de l’organisation, à travers la boucle des relations entre l’objet et le sujet.
« Ici s’opère un grand changement de base. Il n’y a plus d’entité de départ pour la connaissance : le réel, la matière, l’esprit, l’objet, l’ordre, etc. Il y a un jeu circulaire qui génère ces entités, lesquelles apparaissent comme autant de moments d’une production [66] ».
Est-ce à dire que Morin s’oppose à toute notion d’être ou de substance ? Il a prévenu l’objection. « Il est nécessaire qu’il y ait une constance, une permanence, un être en un mot, pour qu’existe l’organisation qui nourrit cet être [67] ». Pourquoi ? La raison requiert toute notre attention : « Être, en effet, c’est demeurer constant dans ses formes, son organisation […], c’est-à-dire son identité ». « L’aspect ontologique de l’état stationnaire doit donc être souligné [68] ». Car, « être, existence, soi sont des émergences d’une totalité rétroagissant sur elle-même en tant que totalité [69] ». Précisons une nouvelle fois : il y a certes identité, mais, « à la différence de l’en-soi des substantialismes philosophiques, cette identité a besoin d’un tiers (le flux énergétique, la relation écologique, la paternité d’un autre soi), qu’elle inclut et qu’elle exclut […]. Le principe d’identité, ce n’est pas soi = soi. L’identité surgit non comme une équivalence statique entre deux termes substantiels ; mais comme principe actif relevant d’une logique récursive [70] ». La notion de soi et d’être est donc rempli de manière nouvelle et se trouve en dépendance des deux notions de mobilité et de relation à la multiplicité environnante. « Nous voyons ici qu’un organisationnisme, tout en étant radicalement désubstantialisant et «dé-réifiant» peut et doit, à condition de plonger dans la problèmatique de la physis, redécouvrir l’être, l’existence et le soi. C’est parce qu’il nous amène à découvrir la générativité organisationnelle [71] ».
« La Nature, c’est ce qui relie, articule, fait communiquer, en profondeur l’anthropologique au biologique et au physique [72] ».
1’) Énoncé
Morin parle aussi volontiers de « boucle ».
Une boucle (épistémique autant qu’ontologique) est la circulation entre le tout et les parties. Concrètement, la connaissance doit circuler, opérer un circuit des parties vers le tout et du tout vers les parties.
Morin en donne l’exemple suivant : « quand nous faisons une version à partir d’une langue étrangère, nous essayons de saisir un sens global provisoire de la phrase; nous connaissons quelques mots, nous regardons dans le dictionnaire; les mots nous aident à envisager le sens de la phrase, laquelle nous aide à fixer les mots, à les faire sortir de leur polysémie pour leur donner un sens univoque. Par ce circuit nous arrivons, si nous y réussissons, à avoir la bonne traduction ».
En négatif, la notion de « boucle » s’oppose à celle de causalité mécanique, régnant dans la science classique. La seconde est extérieure, déterministe, univoque ; la première
2’) Preuve négative
Cette boucle exerce d’abord une fonction régulatrice permettant d’annuler la déviance et ainsi de protéger l’autonomie du système. Ce point fut développée par la cybernétique de Norbert Wiener. L’exemple le plus classique est celui de la chaudière et du thermostat.
3’) Preuve positive
La boucle exerce ensuite une fonction positive de création : elle est « auto-génératrice ou récursive, c’est-à-dire où les effets et les produits deviennent nécessaires à la production et à la cause de ce qui les cause et de ce qui les produit ». L’exemple le plus évident, qui est donné par Morin, est pris au cycle de reproduction biologique : nous sommes le produit de nos parents ; mais nous sommes les producteurs de nos enfants. Ce qui est vrai de la biologie l’est aussi de la culture : « les individus produisent la société qui produit les invidivus ». De plus, nous héritons ; mais à notre tour, grâce à nous, émerge une nouveauté.
4’) Reprise
Cette notion concerne maintenant la dynamique, l’agir. De plus, loin de considérer l’action isolément, elle l’envisage dans la relation au milieu ; elle se fonde sur la distinction première système-environnement. Enfin, elle englobe autant les systèmes naturels (y compris humain, mais alors dans sa naturalité) qu’artificiels.
La première fonction de la boucle est tournée vers le don 2 : protéger l’autonomie. La seconde fonction est tournée vers le don 3 : ouvrir à une créativité. En fait, il semble que le sens de « boucle » est tellement large qu’il en devient analogue.
De plus, la boucle permet de comprendre que la créativité de l’étant n’est pas une pure création mais suppose en permanence une interaction, donc un composé action-réception.
5’) Critique
En affirmant que « nous sommes des produits producteurs », Morin dit deux choses sans les distinguer. La première concerne le don 2 : la rétroaction consolide l’autonomie de l’invidivu ; la seconde concerne le don 3 : ce qui est reçu se transforme en un donné nouveau. Bref, nous sommes entre maintenance et régénération. Par exemple dans la phrase : « l’être ne peut s’auto-produire et s’auto-maintenir que s’il s’auto-régénère ». Et, de fait, à l’exemple de la reproduction donné ci-dessus, Morin joint l’autre exemple, un peu plus loin, toujours dans le domaine biologique : « nos molécules se dégradent et sont remplacées par de nouvelles, nos cellules meurent et sont remplacées par de nouvelles, notre sang circule et détoxifie nos cellules par l’oxygène, notre cœur bat et fait actionner par sa pompe la circulation du sang ». Il faudrait décidément distinguer deux aspects.
On ne saurait reprocher à Morin d’ignorer la loi du don ; mais on touche ici une des limites de sa vision trop relationnaliste : il voit surtout des boucles ; or, la boucle fait difficilement la différence entre la production d’autonomie et la production de nouveauté.
Je ne parle pas de l’autre ambiguïté liée à la notion d’auto-organisation, order from noise, attestée par les fameux aimants de Von Fœrster.
f) La dialogique
1’) Enoncé
La dialogique est l’intégration, l’association complémentaire des contraires, des antagonismes. Autrement dit, l’univers relie les opposés sans nier leur contraste. Liaison avec opposition.
Comme toujours, cette notion s’oppose aussi à une autre notion, ici la dialectique hégélienne (qui n’en est en fait qu’une compréhension caricaturale, ainsi que le note Morin). En effet, la compréhension réductrice de la dialectique hégélienne y voit le dépassement des contradictions par la synthèse ; or, dans la dialogique, les processus et instances antagonistes demeurent co-présents au système. J’ajouterai une seconde critique, dans la dialectique, les éléments sont contradictoires, donc en exclusion mutuelle ; ici, ils apparaissent contrastés mais aussi complémentaires.
2’) Preuve
Le meilleur exemple, là encore emprunté à la biologie, est la coprésence de la vie et de la mort chez le vivant. Non pas seulement au sens de Bichat qui définissait la vie comme l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort. Dans une telle définition, la mort reste extérieure à la vie, puisque la vie la repousse. Non pas plus au sens où la vie serait le consentement stoïcien à la mort, aux forces de dégradation qui nous rongent (et que dire des pulsions de mort ?). Mais au sens beaucoup plus positif, créatif et intégrateur, que viennent éclairer les données nouvelles de la biologie : la vie utilise pour elle la mort.
C’est ce que l’on observe au plan entier de l’évolution ou de l’écologie (les chaînes alimentaires, le cycle trophique) : le vivant ne vit que de se nourrir ; or, bon nombre de vivants, les animaux, sont autotrophiques ; et pourquoi écarter la corruption du non-vivant ? Les plantes doivent corrompre, détruire l’inerte. « Quand meurent des animaux, explique Morin, ceux-ci non seulement font le festin d’insectes nécrophages et d’autres animalcules, sans compter les unicellulaires, mais leurs sels minéraux sont absorbés par les plantes ». Mais cela vaut aussi au plan de l’individu : le vivant se sculpte à partir de la mort des cellules (cf. Am sen).
3’) Reprise
Il est passionnant que, dans son observation du réel, Morin introduise le négatif. De plus, en tenant ensemble les opposés, il inclut implicitement un sujet commun, de sorte que l’opposition passe de la contradiction à la contrariété et à la privation. Enfin, il serait intéressant de reprendre ce que je dis des différentes manières d’articuler mort et vie pour les graduer : le vivant a en fait la capacité d’intégrer en partie les forces contraires (unité plus grande, contenance supérieure). Cf. mon étude de La sculpture du vivant.
g) Le principe hologrammatique
1’) Enoncé
Un système complexe est tel que le tout se trouve dans la partie. De nouveau, en creux, Morin s’oppose au principe inverse évident selon lequel la partie se trouve dans le tout.
2’) Preuve
Comme à chaque fois, Morin propose une induction à partir de quelques exemples suffisamment évidents, couvrant des champs assez variés pour rendre l’énoncé universel. Au plan biologique, l’être vivant est partie du cosmos ; pourtant, « il a aussi en lui les particules qui se sont formées à l’origine de notre univers, les atomes de carbone qui se sont formés dans des soleils antérieurs au nôtre, les macro-molécules qui se sont formées avant que naisse la vie ». Au plan culturel, « l’individu est dans une société » ; pourtant, « la société est à l’intérieur de lui puisque dès sa naissance, elle lui a inculqué le langage, la culture, ses prohibitions, ses normes ». Bref, Morin retrouve la conception de l’homme comme microcosme : « Nous avons en nous le règne minéral, végétal, animal, les vertébrés, les mammifères etc ». Mais la nouveauté est dans le type de relation homme-cosmos qui honore à la fois la singularité et la relation : « c’est dans notre singularité que nous portons la totalité de l’univers en nous, nous situant dans la plus grande reliance qui puisse être établie ».
3’) Reprise
Là encore, Morin est novateur, intègre une notion originale. Et qu’il lui donne une telle universalité, comme la boucle, montre combien elle doit être considérée par la philosophie de la nature. Sans mettre en crise d’autres notions, elle mérite en tout cas une attention peut-être aussi grande.
Il est aussi intéressant qu’il présente ce principe en relation contrastée avec l’intégration de la partie dans le tout.
Les exemples montrent toutefois que Morin, plus classique qu’il ne le croit, applique son principe surtout à l’homme. Pour moi, il faut élargir à tout étant. Je me demande si cette holographie n’est pas la trace par excellence de l’Origine (et pas seulement du commencement). Je me demande aussi si elle ne touche pas l’appropriation : l’antérieur est intégré comme partie du tout.
h) Autre présentation
Les trois outils principaux créés par Edgar Morin, penseur du complexe, de l’unité du multiple :
– La dialogique est l’unité complexe de deux éléments opposés, voire conflictuels mais complémentaires ;
– la boucle récursive est la rétroaction des effets sur les causes (par exemple la nature entendre la culture qui, à son tour, transforme la nature) ;
– le principe holographique énonce la présence de la totalité en réduction dans chacune des parties (par exemple la société est contenue en chaque individu ; l’univers en totalité est contenu dans l’homme, etc.).
Morin a mis à jour trois des plus grandes caractéristiques du regard nouveau que l’homme jette sur le cosmos.
7) Prolongements en éthique
L’éthique de Morin [73] – qui clôt l’impressionnante encyclopédie commencée voici plus de 20 ans – s’inscrit dans la droite ligne des principaux concepts mis en avant dans sa philosophie systémique [74] : la complexité, la boucle (vivant-milieu) et l’emboîtement, l’immanence, l’ambivalence de l’homme. Toutefois, si salutaire, originale, importante soit-elle, cette vision morale pose quelques questions.
a) Sa vision du mal
Si j’en parle en premier, c’est qu’il semble que, pour Morin, c’est la sortie du mal qui constitue le problème premier de l’éthique. Sa thèse est celle d’une coexistence en nous du bien et du mal, ce qu’il appelle ici volontiers la « barbarie intérieure » : « Le problème éthique central, pour chaque individu, est celui de sa propre barbarie intérieure [75] ».
Cette conviction qui fait de Morin est déjà présente dans les volumes antérieurs. Morin est habité par la question du mal, de la démence habitant l’homme. Il nourrit depuis longtemps une anthropologie dualiste. L’être humain, estime-t-il, contient en lui un « grouillement de monstres qui se libèrent à toutes occasions favorables [76] ». Au point que l’on peut se demander si, plus que disciple de Hobbes, Morin le serait de Manès dont il évoque la « religion » : « l’origine du monde est diabolique. Sans diabolus, pas de monde, puisqu’il ne saurait y avoir de monde sans les séparations du temps et de l’espace [77] ». Pourtant, Morin se défend : « j’en arrive donc à reconnaître la réalité du mal commis par la cruauté subjective, mais ne peux le ramener à un principe du Mal, encore moins un prince du Mal [78] ».
b) Le remède : l’auto-éthique
Morin développe une sorte d’éthique à deux temps : individuel, et relative à autrui, le terme d’auto-éthique embrassant étrangement les deux, sans doute pour signifier le point de départ : « L’auto-éthique est d’abord une éthique de soi à soi, qui débouche naturellement sur une éthique pour autrui [79] ».
L’éhique de soi se fonde sur l’auto-examen, l’auto-critique, etc. Elle conduit donc à une remise en question, à une sorte d’enfermement.
L’éthique pour autrui est une « éthique de la compréhension » dont l’exigence kénotique n’est pas sans rappeler Levinas. Pour autant, elle s’inscrit bien dans la continuité de la pensée complexe. Avec profondeur, Morin note que le refus de l’autre naît de la réduction simplifiante. Tout à l’inverse, une éthique de la compréhension est « complexe, donc « multidimensionnelle » : « elle ne réduit pas autrui à un seul de ses traits, un seul de ses actes, elle tend à appréhender ensemble les diverses dimensions ou divers aspects de la personnalité ». De plus, « elle tend à les insérer dans leurs contextes [80] ».
c) Sa position sur la transcendance
Morin opte pour une éthique « sans salut, sans promesse [81] ».
Lucide, il en tire les conséquences : « le bien est condamné à être faible [82] ». En effet, l’éthique est fondée sur des « forces de reliance » que sont « coopération, compréhension, amitié, communauté, amour » ; or, celles-ci sont « faibles [83] ».
d) Relecture positive
Le sens du complexe, mais toujours sans substance.
La place donnée à la faiblesse.
8) Conclusion
La pensée de Morin est passionnante autant quant à sa pars destruens, parce qu’il permet de sortir du mécanisme, que quant à sa pars construens, parce qu’il souligne la convergence d’un certain nombre de découvertes relatives à la nature ; or, l’universalité est signe d’un concept philosophique.
a) Les apports de la systémique
Quelles sont les notions nouvelles mises en valeur par le systémisme et qui interroge la philosophie de la nature ? Morin a mis à jour notamment trois des plus grandes caractéristiques du regard nouveau que l’homme jette sur le cosmos. En effet, les trois outils principaux créés par Edgar Morin, penseur du complexe, de l’unité du multiple, sont les suivants :
– la dialogique est l’unité complexe de deux éléments opposés, voire conflictuels mais complémentaires ;
– la boucle récursive est la rétroaction des effets sur les causes (par exemple la nature entendre la culture qui, à son tour, transforme la nature) ;
– le principe holographique énonce la présence de la totalité en réduction dans chacune des parties (par exemple la société est contenue en chaque individu ; l’univers en totalité est contenu dans l’homme, etc.).
Désormais ne peut plus ne pas penser les notions de complexité et de boucle.
b) Les limites du systémisme
Cela dit, le systémisme n’est pas sans présenter des limites. Le primat de la relation. La volonté de « déhiérarchiser » peut s’accompagner d’une confusion.
L’effacement de la disparition art-nature montre que Morin n’est pas encore sorti du grand paradigme mécaniste : la nature est toujours une machine, une mécanique. L’introduction des boucles a complexifié le modèle, elle donne à penser la finalité. Mais elle ne permet pas de comprendre la spécificité de la nature comme principe intrinsèque de mouvement.
Pascal Ide
[1] Ludwig von Bertalanffy, Théorie générale des systèmes (1968), trad. Jean-Benoist Chabrol, Paris, Dunod, 1980.
[2] Ibid., p. 29.
[3] Ibid., p. 31.
[4] Ibid., p. 35.
[5] Ibid., p. 43 à 45.
[6] Cf. chapitre 3, p. 52s.
[7] Ibid., p. 53.
[8] Ibid., p. 37 s.
[9] Ibid., p. 38.
[10] Ibid., p. 38.
[11] Ibid., p. 73-77.
[12] Ibid., p. 74 et 75.
[13] Cf. tableau 1.2, p. 26-27.
[14] Ibid., p. 223.
[15] Ibid., p. 51.
[16] Bibliographie sélective :
1’) Bibliographie générale
– Stuart Kauffman, The Origins of Order Self-Organization and Selection in Evolution, New York, Oxford University Press, 1993.
– Roger Lewin, La complexité une théorie de la vie au bord du chaos, trad. Bernard Loubières, Paris, InterÉditions, 1994. Cet ouvrage ressemble beaucoup plus à celui de Waldrop, cité plus bas par l’objet et par les centres d’intérêt. L’ouvrage de Lewin s’intéresse plus aux travaux sur le thème de la complexité, celui de Waldrop à sa fondation et à son histoire.
– Grégoire Nicolis et Ilya Prigogine, A la rencontre du complexe, trad. Jacques Chanu, Paris, PUF, 1992.
– M. Mitchell Waldrop, Complexity The Emerging Science at the Edge of Order and Chaos, New York, Simon & Schuster, 1992.
2’) Primaire : Henri Atlan, L’organisation biologique et la Théorie de l’information, Paris, Hermann, 1972 ; Entre le cristal et la fumée. Essai sur l’organisation du vivant, Paris, Seuil, 1979 ; À tort et à raison. Intercritique de la science et du mythe, Paris, Seuil, 1986. Tout, non, peut-être. Éducation et vérité, Paris, Seuil, 1991.
3’) Secondaire : Françoise Fogelman Soulié (éd.), Les théories de la complexité. Autour de l’œuvre d’Henri Atlan, colloque de Cerisy, coll. « La couleur des idées », Paris, Le Seuil, 1991.
[17] Henri Atlan, « L’intuition des complexes et ses théorisations », in Les théories de la complexité, p. 9 à 39, ici p. 9.
[18] Tractatus Logico-philosophicus, 5, 5423.
[19] Carnets, 14-16, 120.
[20] « La physique, une science sans complexe », in Les théories de la complexité, p. 127 à 134, ici p. 128. Souligné en italique et en gras dans le texte.
[21] Henri Atlan, « L’intuition des complexes et ses théorisations », in Les théories de la complexité, p. 9 à 39, ici p. 14.
[22] Grégoire Nicolis, « Structures dissipatives, bifurcations et fluctuations vers une dynamiqe des systèmes complexes », in Temps et devenir. À partir de l’œuvre d’Ilya Prigogine, Actes du colloque de Cerisy de 1983 sous la direction de Jean-Pierre Brans, Isabelle Stengers et Philippe Vincke, Genève, Ed. Patino, 1988, p. 69-79, ici p. 79.
[23] Henri Atlan, « L’intuition des complexes et ses théorisations », Les théories de la complexité, p. 17 et 18.
[24] Jean-Marc Lévy-Leblond, p. 132 et 133.
[25] Henri Atlan, « L’intuition des complexes et ses théorisations », Les théories de la complexité, p. 34 et 35.
[26] Les catégories ne sont pas de lui il classe bien différentes complexités, mais il ne les place pas dans ces cases, réelle et rationnelle.
[27] Henri Atlan, « L’intuition des complexes et ses théorisations », in Les théories de la complexité, p. 27.
[28] Il faudrait dire un mot des relations sur la place du « bruit », dans la pensée d’Atlan et dans les théories de la complexité, entre ordre et désordre. Nous en parlons par ailleurs, à propos du hasard et de la théorie du chaos déterministe. Nous y renvoyons donc.
[29] Edgar Morin, « De la complexité complexus », in Les théories de la complexité, chap. 16, p. 283 à 296, ici p. 294 et 295.
[30] « Complexité des algorithmes », p. 86 à 92, ici p. 89.
[31] Edgar Morin, Science avec conscience, Paris, Fayard, 1982, p. 274.
[32] Bibliographie sélective :
- a) Primaire :
Je ne citerai que les ouvrages intéressant directement notre sujet.
– En méthodologie Morin a édité une Méthode en 6 volumes, édités au Seuil, Paris 1. La Nature de la nature, 1977, coll. « Points-Essais », 1981. II. La Vie de la vie, 1980, coll. « Points-Essais », 1985. III. La Connaissance de la connaissance, 1986, coll. « Points-Essais », 1992. IV. Les Idées. Leur habitat, leur vie, leurs mœurs, leur organisation, 1991. V. L’humanité de l’humanité, 2001. VI. Éthique, 2004. Pour un résumé et une application à l’éducation, cf. Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Paris, Seuil, 2000.
– En épistémologie Science avec conscience, Paris, Fayard, 1982 ; coll. « Points-Essais », Paris, Seuil, 1990.
– Sur la complexité Science et conscience de la complexité, textes rassemblés et présentés par Christian Attias et Jean-Louis Le Moigne, Aix-en-Provence, Librarie de l’université, 1984. Introduction à la pensée complexe, Paris, ESF éd., 1990. Edgar Morin, La complexité humaine, coll. « Champs-L’Essentiel », Paris, Flammarion, 1994. Rassemble un certain nombre de textes importants de Morin sur la complexité. Précédé par une présentation de Heinz Weinmann.
– En anthropologie fondamentale Le paradigme perdu. la nature humaine, Paris, Seuil, 1973, coll. « Points-Essais », 1979. En collaboration avec Massimo Piatelli-Palmarini, L’unité de l’homme, Paris, Seuil, 1974 ; coll. « Points-Essais », 3 vol., 1978.
- b) Secondaire
Henri Atlan, « Hypercomplexité et science de l’homme », in Entre le cristal et la fumée. Essai sur l’organisation du vivant, Paris, Seuil, 1979 ; coll. « Points-Sciences », 1986. Jean-Baptiste Fages, Comprendre Edgar Morin, Toulouse, Privat, 1980.
Colloques Université de Nice, Avec Edgar Morin à propos de la Méthode, Actes du colloque des 9 et 10 mars 1979, Aix-en-Provence, Edisud, 1982. Université de Pau et des pays de l’Adour, Autour d’Edgar Morin pour une pensée complexe, Cahiers de l’Université, 1984. Colloque de Cerisy, Arguments pour une méthode, autour d’Edgar Morin, Paris, Seuil, 1990.
Quelques articles introductifs J.-P. Dupuis, « La simplicité de la complexité », in Esprit, n° 9, 1981, p. 126-147. Jean-Louis Le Moigne, « Edgar Morin », in Universalia, Paris, éd. Encyclopædia Universalis, 1992. Eugénie Vegleris, art. « Edgar Morin », in Dictionnaire des philosophes, Paris, PUF, 1994, p. 2053-2055.
[33] La connaissance de la connaissance, p. 16.
[34] Cf. par exemple Edgar Morin, Les sept savoir nécessaires à l’éducation du futur, Paris, Seuil, 2000. Le livre est intéressant et simple. Il demeure qu’il est mal construit (exemple page 41). Je renvoie à l’étude que j’en ai fait ailleurs (Bless. intelligence).
[35] Big Brother, contributions au colloque George Orwell, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1986, p. 269-274.
[36] Edgar Morin, « Réforme de pensée, transdisciplinarité, réforme de l’Université », communication au Congrès International, Quelle Université pour demain? Vers une évolution transdisciplinaire de l’Université, Suisse, Locarno, du 30 avril au 2 mai 1997, publié dans Motivation, nº 24 (1997), aussi publié dans le Bulletin Interatif du Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires, nº 12, février 1998. Texte disponible sur http://perso.club-internet.fr/nicol/ciret/
[37] La Nature de la nature, p. 24. Souligné dans le texte.
[38] Ibid., p. 24. Souligné dans le texte.
[39] La Connaissance de la connaissance, p. 25. Souligné dans le texte.
[40] La Nature de la nature, p. 96.
[41] Ibid., p. 97-98.
[42] Pour sortir du xxe siècle, Paris, Nathan, 1981, réédité en coll. « Points-Essais », Paris, Seuil, 1984, p. 281.
[43] Pascal l’avait anticipé : « Le moindre mouvement importe à toute la nature : la mer entière change pour une pierre. […] En chaque action, il faut regarder, outre l’action, notre état présent, passé, futur, et des autres à quoi elle importe, et voir les liaisons de toutes ces choses » (Pensées, n. 656, éd. citée, p. 1296).
[44] Intelligence aveugle, p. 273.
[45] Pour sortir du xxe siècle, p. 207.
[46] La Nature de la nature, p. 22. Souligné dans le texte.
[47] Edgar Morin, « De la complexité complexus », Les théories de la complexité. Autour de l’œuvre d’Henri Atlan, colloque de Cerisy Françoise Fogelman Soulié (éd.), coll. « La couleur des idées », Paris, Le Seuil, 1991, chap. 16, p. 283-296, ici p. 294 et 295.
[48] Jean-Louis Le Moigne, La théorie du système général. Théorie de la modélisation, coll. « Systèmes-Décisions », Paris, p.u.f., 41994, chap. 1, p. 27-45.
[49] Cf. par exemple Henri Bergson, L’évolution créatrice, Paris, PUF, p. 320-321.
[50] Gaston Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, 1934, p. 151.
[51] Cf. les quatre nouvelles règles, Jean-Louis Le Moigne, La théorie du système général, p. 43.
[52] Jacques Monod, Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Paris, Seuil, 1970, p. 93.
[53] Russel Lincoln Ackoff, « A Note on Systems Science », Interfaces, 1972, vol. 2, n° 4, p. 40-41, ici p. 40.
[54] F. Kenneth Berrien, General and Social Systems, New Brunswick, nj, Rutgers University Press, 1968, p. 62.
[55] Michel Crozier, Préface de C. Balle et J.-L. Peaucelle, Le pouvoir informatique dans l’entreprise, Paris, Ed. de l’Organisation, 1972, p. 164.
[56] Jean-Louis Le Moigne, La théorie du système général, p. 41. Souligné dans le texte.
[57] André Régnier, Les infortunes de la raison, Paris, Seuil, 1966, p. 131s.
[58] La Nature de la nature, p. 99.
[59] La Vie de la vie, p. 389.
[60] Edgar Morin, La méthode. I. La nature de la nature, Paris, Seuil, 1977, « L’émergence de la causalité complexe », notamment p. 257 à 271.
[61] La Nature de la nature, p. 99.
[62] Ibid., p. 99.
[63] L’énergie et la matière vivante. Antagonisme destructeur et logique de l’hétérogène, Paris, Julliard, 1962, p. 186.
[64] La Nature de la nature, p. 100.
[65] Jean Ladrière, « Système », in Encyclopædia Universalis, Paris, 1973, tome 15, p. 686.
[66] La Nature de la nature, p. 381 et 382.
[67] Ibid., p. 188.
[68] Ibid., p. 189.
[69] Ibid., p. 215.
[70] Ibid., p. 212.
[71] Ibid., p. 214.
[72] Ibid., p. 373.
[73] Edgar Morin, La méthode. 6. Éthique, Paris, Seuil, 2004.
[74] Il serait aussi intéressant d’étudier aussi les applications du systémisme de Morin en anthropologie (Le paradigme perdu), en écologie et en pédagogie.
[75] Edgar Morin, La méthode. 6. Éthique, Paris, Seuil, 2004, p. 101.
[76] Ibid., p. 216.
[77] Ibid., p. 211-212.
[78] Ibid., p. 218.
[79] Ibid., p. 101.
[80] Ibid., p. 216.
[81] Ibid., p. 224.
[82] Ibid., p. 220.
[83] Ibid., p. 229.