C) Le sursum finaliste de la nature selon Maurice Blondel
Maurice Blondel qui n’est pourtant pas un philosophe de la nature, faute de compétence scientifique et surtout d’attrait (la nature n’est que passage vers l’homme et vers Dieu), fait pourtant quelques réflexions profondes à son égard.
Il est hors de question d’entrer dans le détail de la philosophie du maître d’Aix. Toutefois, la finalité est une porte d’entrée privilégiée en cette pensée très dynamique, soulevée par un immense sursum, travaillée par le désir (de Dieu), donc à chaque page hantée par la finalité.
Son apport est double, négatif et positif.
1) Refus du monadisme
La philosophie de Maurice Blondel se positionne en premier lieu et au point de départ face à celle de Leibniz. En effet, le philosophe de Hanovre (Leibniz), par sa théorie des monades, a tenté de dépasser le réalisme grossier du sens commun : celui-ci s’arrête à ce qui est perceptible ; mais la monade est un point métaphysique qui ne peut être perçu.
Cependant, la difficulté posée par la théorie monadique est l’action des monades les unes sur les autres, c’est-à-dire l’existence de corps composés authentiques. On sait que Leibniz tenta de répondre à cette difficulté par la théorie de l’harmonie préétablie. Mais cette hypothèse demeure factice, et au fond idéaliste : elle exténue trop l’efficace réelle des monades. Leibniz proposa alors, vers la fin de sa vie, l’hypothèse astucieuse d’un vinculum substantiale, d’un lien substantiel. Le mérite d’une telle théorie est son réalisme. L’inconvénient, majeur, de cette même hypothèse est son incompatibilité avec le reste du système, notamment la théorie idéaliste de l’harmonie préétablie.
2) Refus du mécanisme
Par ailleurs, Blondel s’oppose résolument à une interprétation mécaniste de la nature où prévaut une matière passive. « Combien il importe en effet de raviver le profond sentiment, la pénétrante idée qu’avait la philosophie médiévale en incluant dans la passivité non point seulement ce qui semble une inamovibilité naturelle mais encore tout ce qui, sous la motion d’une puissance déjà en acte [!], entre en mouvement et déploie les virtualités incapables d’une initiative autochtone ». Certes, pour Blondel, la matière n’agit pas, mais réagit. En revanche, « la possibilité de subir une excitation et de réagir spécifiquement contre elle suppose en effet chez le patient tout autre chose qu’une indifférence et une plasticité totalement amorphe et indéterminée, nuda tantum indifferentia ». Et de faire appel, ce qui ne me semble pas très heureux, à la notion de puissance obédientielle et, ce qui me semble heureux, la « vérité universelle » énoncée par saint Thomas, selon laquelle « aucune puissance en acte [rebelotte !] n’a d’efficacité sur aucune potentialité encore sommeillante s’il n’y a en celle-ci une préparation antécédente et convergente vers une fin capable de devenir l’acte commun des deux puissances concourantes ; ce qui serait impossible nisi præexisteret in potentia passiva ordinatio quædam ad finem [1] ».
Autrement dit, la création matérielle n’est ni pure passivité comme le voudrait le mécanisme, ni pure activité, ce qui nous ferait tomber dans le « panthéisme absolu qui supprime en somme toute activité des causes secondes [2] ».
3) Redécouverte de la finalité
« Nul agent contingent n’est ni tout actif, ni tout passif ». Ce qui justifie tout le mouvement ascendant dans le premier volume de l’Action de 1936 est la recherche d’un « agir où ne se rencontrerait aucune passivité [3] », d’un agir qui mériterait pleinement le nom d’agir, un agir pur. Au fond ce qu’Aristote appelait Acte pur.
L’univers est donc parcouru par toute une réciprocité d’influences de haut en bas et de bas en haut : aucun être de l’univers ne peut se désolidariser de l’ensemble. « Aussi convient-il de rattacher peu à peu les formes inférieures et préparatoires aux degrés les plus élevés qui soutiennent en réalité et expliquent le mouvement, d’abord obscur, de toutes les forces concourant à l’avènement de l’esprit et de son libre agir [4] ».
Blondel maintient même l’existence d’une finalité dans le monde des choses inertes. Que l’on ne se hâte point de dire « que les actions physiques en tant que telles supposent au moins un embryon de conscience propre et déjà subjective à quelque degré. Nous voulons simplement dire ici que le mot action implique toujours pour nous une référence à un dessein au moins objectif du Maître des éléments qui a infusé en toute réalité un dynamisme, une tendance finaliste, ce que la terminologie médiévale nomme, en un sens ontologique, intentio, sans que pour cela l’on attribue aux agents physiques une conscience rudimentaire [5] ». Voilà pourquoi Blondel redoute l’erreur radicale qui consisterait à trouver dans la matière, dès les êtres inorganiques, une « passivité neutre [6] ».
De plus, Blondel a clairement vu que la fin n’est pas un terme mais une origine. Il y a une « nécessité initiale de la fin suprême [7] ».
Vu par le haut ou par la cause finale : « librement créé par une volonté d’amour, le monde prépare graduellement des êtres personnels à se rendre ou à se refuser aux appels de cette charité réalisatrice » ; aussi, « dès les assises inférieures de l’univers, le fait originel confère aux éléments les plus rudimentaires une réalité, non seulement actuée en forme définitive, mais diversement agissante et réagissate, sous une double loi de tendance unitaire et de connexion multiforme. Précisément parce qu’il y a une longue croissance qui doit être subie et une immense ascension qui doit être consentie et voulue, il est inévitable, il est bon que des élaborations se succèdent et s’étagent au lieu d’une domination totalement immédiate et directe de l’unique Cause première. Celle-ci donc, sans rien aliéner de sa souveraine transcendance ni de son opération universellement immanente, concède une part effective à une coopération des créatures, associées pour un plan d’ensemble dans une genèse progressive où se développe jusqu’à la possibilité de l’union spirituelle la destinée des êtres érigés sur le piédestal des préparations cosmiques et vitales. C’est ce que nous comprenons davantage en avançant dans cette hiérarchie des coopérateurs qui forme la beauté, l’intelligibilité, la bonté de la création totale [8] ».
La norme (cause finale) n’entre pas en concurrence avec la causalité physique (efficiente)
4) Conclusion
Blondel retrouve donc la notion aristotélicienne de puissance et de finalité.
Il est regrettable que Blondel n’ait guère connu les différents apports des sciences biologiques et astronomiques et n’ait pu dialoguer avec elles. Tel ne sera pas le cas de Teilhard de Chardin.
Augustinien, platonicien de forme d’esprit, Blondel accède au supracosmique en soulignant les « trous » du monde. Teilhard, aristotélicien de forme d’esprit, aime au contraire en louer les beautés et la consistance. Teilhard insiste « davantage sur l’aspect constructif des êtres, sur ce que l’évolution et l’histoire humaine construisent sous nos yeux et qui en appelle à une fin suprême. Blondel souligne plutôt les insuffisances des objets particuliers de l’agir humain […] ; et, à l’échelle cosmique, [il] insiste davantage sur la contingence et l’insuffisance de chaque degré d’être, matière, vie, personne humaine [9]… »
D) Le dévoilement de la nature selon Martin Heidegger
o) Heidegger et la phénoménologie du monde
L’un des apports les plus originaux de Martin Heidegger (1889-1976), l’un des plus grands philosophes de ce siècle, est d’avoir retrouvé la relation de l’homme au monde. Pour le philosophe de la Forêt Noire, l’homme fait l’expérience du monde de deux manières. La première est la perception ; mais la perception donne accès aux objets ; or, les objets, c’est ce qu’on utilise. Mais cette relation d’utilisation, d’instrumentation reste superficielle, ne livre pas ce qu’est le monde. La seconde approche est l’expérience d’une habitation et d’une présence. Dès lors, le monde n’apparaît plus comme un chose face au moi que tôt ou tard j’aurai tendance à instrumentaliser, à objectiver, mais comme une partie constitutive de ma subjective : je suis un être dans le monde.
Dès 1919, Heidegger dégage, par la méthode phénoménologique, la conviction selon laquelle l’homme est intrinsèquement, essentiellement marqué par sa présence au monde. La vie humaine ne peut pas être autre que mondaine : « Le monde est la catégorie fondamentale de ce qui a pour sens d’être contenu dans le phénomène de la vie [10] ». Cette assertion paraît banale. Pourtant, combien de réflexions sur l’homme l’ont abstrait (au sens le plus propre du terme) de son monde environnant. Plus encore, c’est le mécanisme qui a séparé l’homme du monde, c’est tout un courant idéaliste qui a fait de l’humanisation une conquête, un arrachement sur la nature, l’environnement. Emettons une hypothèse : n’est-ce pas une certaine biologie (avant l’écologie) qui s’intéresse aux relations entre le vivant et le milieu, a joué une influence dans cette mondanisation de l’homme (« es weltet », dit Heidegger en un néologisme suggestif : il monde ! [11]), cette redécouverte de la situation de l’homme dans un donné qu’il n’a pas construit ? Pour autant, le Weltcharakter des Lebens n’a plus grand chose à voir avec le cosmos extramental des Grecs : il est ici indiscernable de la subjectivité.
Jusqu’à maintenant Heidegger n’a fait que poser sa thèse. Il va maintenant progressivement la développer dans ses cours et ses ouvrages, en trois temps. En 1927, dans l’œuvre centrale du « premier Heidegger », Etre et Temps, le philosophe élabore pour elle-même la notion de l’in-der-Welt-Sein, de « l’être-dans-le-monde ». L’intention de cette œuvre est de tenter une approche du Dasein (l’homme) à partir d’un certain nombre d’existentiaux ou caractéristiques existentielles constitutives de son être même ; et cette « mondanité » est l’une des principales. Heidegger distingue soigneusement le monde de la nature. Celle-ci est un étant dénombrable, extérieur au sujet, c’est-à-dire au Dasein, donc qui lui est inessentiel ; or, le monde est justement « un caractère du Dasein lui-même [12] ».
Puis, dans De l’essence du fondement, en 1929, Heidegger à la fois reprend Etre et temps et propose une relecture historique passionnante. Il distingue trois visions du concept de monde. La première en fait un terme objectif : il désigne alors la totalité des choses de la nature. On le rencontre chez les Grecs et au Moyen-Age. La seconde en fait un terme subjectif : le monde est la communauté des hommes. On retrouve ici la conception anthropocentrique introduite à partir de la révolution galilénne mais pensée comme telle par Kant. Heidegger veut introduire une troisième signification, ni naturelle, ni personnelle, donc ni objective ni subjective, de monde. Et c’est là où la phénoménologie est proprement révolutionnaire : « Ce qu’il y a d’essentiel métaphysiquement dans la signification, plus ou moins clairement mise en relief, de kosmos, mundus, monde, réside dans ce qu’elle vise l’interprétation du Dasein dans son rapport avec l’étant dans sa totalité [13] ». Dès lors le monde appartient à l’ipséité du Dasein et orienté vers lui.
Enfin, dans les cours du semestre d’hiver 1929-1930, Heidegger va approfondir ce qu’il entend par monde, de manière systématique. Notamment, il propose une éclairante comparaison des divers instances : « 1. la pierre (ce qui est matériel) est sans monde ; 2. l’animal est pauvre en monde ; 3. l’homme est tel qu’il constitue un monde [14] ». Heidegger développera surtout le second point et le troisième restera à l’état d’ébauche qu’il ne reprendra pas.
1) Introduction au texte
Si Heidegger ne parlera plus directement de la question du monde dans le restant de son œuvre, il traitera, en revanche, celle de la nature. Puisque nous parlons de philosophie de la nature, c’est celle-ci qui constitue surtout notre objet. Je m’attarderai sur une œuvre tardive (1958) de Martin Heidegger : le commentaire absolument passionnant qu’il propose d’un des grands textes d’Aristote : Physique, L. B, chap. 1 en entier [15].
a) Intérêts de ce texte
Dans la perspective propre de la vérité comme voilement-dévoilement et de l’Ereignis (l’avènement), le philosophe de la Forêt Noire retrouve un certain nombre d’intuitions grecques au-delà des déformations imposées par l’évolution ultérieure de la pensée occidentale. Plus précisément, la conception heideggérienne de l’histoire est celle d’une amnésie d’un certain nombre de vérités que les Grecs jusqu’à Aristote (plus que Platon) ont découvertes et nous ont transmises mais que nous avons occultées. Aussi l’histoire raconte-t-elle plus une entropie qu’un progrès. C’est ainsi que Heidegger réinterprète le fameux passage d’Aristote sur le ridicule d’une preuve de la phusis [16] à partir de sa vision de l’histoire comme oubli de l’origine. « A ceux qui exigent et recherchent de telles preuves, on peut tout au plus attirer l’attention sur le fait qu’ils ne voient pas cela qu’ils voient déjà [17] ». Mais il ne s’agit pas de leur jeter la pierre : d’une part, ils sont les fils de leur époque ; d’autre part, la phusis, comme l’Histoire ou l’Art, et plus encore l’être, « c’est ce qu’il y a de plus difficile à voir, de plus rare à saisir et concevoir [18] ». En effet, ces notions sont ce qu’il y a à la fois de plus lointain et de plus proche. Puisque, nous le verrons, la phusis est un mode de l’ousia, c’est-à-dire de l’étance, donc de la manière dont l’être se donne à voir, la cécité de la phusis est aussi une cécité de l’être. Pour sortir de cet « engourdissement », de cette réalité immédiate qui n’est que « fuite devant l’être » et accéder à la relation à l’être, l’homme doit développer ce krinein dont parlent les Grecs [19].
Autrement dit, double est le travail heideggérien sur la nature chez Aristote : 1. diagnostique d’un certain nombre de mésinterprétations qui sont autant de blessures de l’intelligence : « tout comme il y a des aveugles de la couleur, dit Heidegger avec audace, il y a des aveugles de la phusis [20] » ; 2. thérapeutique et constructif : face à « la contrainte d’être-homme selon l’époque moderne [21] », comment (ré)entendre ce qu’est la phusis ? La cause de la maladie indique d’ailleurs la voie de la guérison : remonter en amont, écouter plus profond, regarder ce qui fait fond et qui a été voilé.
Enfin, l’analyse de la conception heideggérienne de la phusis est une entrée privilégiée dans toute la philosophie de Heidegger (du moins du Heidegger d’après le tournant, die Kehre).
b) La démarche de Heidegger
Interrogeons-nous sur la démarche, la méthode au sens étymologique de cheminement, empruntées par Heidegger, avant d’entrer dans le détail des notions. Pour ce faire, je regrouperai trois remarques éparses dans le texte. D’abord, parler de la phusis chez Aristote, c’est parler de la phusis chez les Grecs. D’une part, les Physiques d’Aristote (plus précisément le titre de l’ouvrage qui est Phusikè acroasis doit se traduire : Écoute à propos de la phusis) est « le premier essai cohérent » qui détermine ce qu’est la phusis telle que la philosophie grecque, en son achèvement, l’a pensée [22] : ce sens de la phusis se retrouve bien entendu chez Anaximandre, Héraclite, Parménide, mais à titre de fragments épars. D’autre part, ce premier travail a le statut paradoxal d’être « le dernier écho de l’élan initial et suprême » d’une pensée qui s’est ouverte à la phusis [23].
Heidegger procède de la manière suivante : il « retraduit », c’est-à-dire réinterprète le texte d’Aristote, puis le commente. La lourdeur de cette méthode, rançon de sa rigueur, se double de la lourdeur de la traduction que Fédier n’hésite pas à qualifier de « barbare [24] », du vocabulaire heideggérien (qui consiste en de constantes paraphrases) et de la répétition des formules. Il me semble plus pédagogique, pour éviter les redites et mieux manifester l’ordre, de quitter le genre du commentaire et de procéder de manière analytique, en présentant l’approche faite par le penseur allemand de chaque notion grecque, dans sa fausse herméneutique actuelle et sa réinterprétation heideggérienne. La « traduction » proposée par Heidegger ne consiste pas à « remplacer la parole grecque, mais seulement nous placer en elle, nous y plaçant, disparaître en elle [25] ». Et reconnaissons que pour des mots aussi importants que phusis, nous ne disposons d’aucune traduction adéquate signifiant « le mode de déploiement de la phusis [26] ».
Aristote, estime Heidegger, définit sa démarche comme épagogè [27]. « On a coutume de traduire le mot de épagogè par ‘induction’ », ce qui, selon le sens usuel, est une traduction « totalement erronée ». En effet, épagogè ne signifie pas : passer en revue des faits et des séries de faits isolés en vue d’y reconnaître des propriétés analogues, à partir de quoi on conclut ensuite à quelque chose de commun c’est-à-dire le ‘général’. épagogè signifie le mouvement de conduire jusqu’à, conduire jusqu’à cela qui vient au regard tandis que, d’avance, nous avons porté le regard par-delà l’étant particulier – le délaissant, et pourquoi ? – Pour regarder jusqu’à l’être. C’est seulement lorsque nous avons déjà en vue, par exemple, ce qui fait être-arbre tout arbre que nous sommes en mesure de constater et qualifier des arbres particuliers. Voir et rendre visible cela qui, tout comme l’arboréité, est déjà en vue, voilà l’épagogè ». Or,
« l’épagogè est ce qui devient immédiatement suspect à l’homme lié au mode de pensée scientifique ; ce qui lui reste le plus souvent étranger. Il y voit une inadmissible pétition de principe, c’est-à-dire outrepasser la pensée ‘empirique’ ; seulement, le petere principium, autrement dit tendre vers le fondement et sa fondation, c’est là le seul et unique pas de la philosophie, le pas qui passe outre, en avant, et qui ouvre le domaine de l’intérieur duquel seulement une science est en mesure de s’établir [28] ».
Partant de là, Heidegger définit donc la différence de méthode, d’approche des sciences et de la philosophie.
Enfin, la démarche heideggérienne se fonde sur une certaine conception de l’homme que le penseur détaille à l’occasion de son développement sur la morphè [29] : le logos caractérise le mode d’être distinctif de l’homme, zôon logon ékon. Là encore, il faut sortir des interprétations ultérieures qui ont identifié le logos la raison et l’homme à un animale rationale. Or, légéin signifie, comme l’allemand lesen, le legere latin et le français col-lecte (et son doublet cueillette) rassembler, recueillir, rassembler l’éparpillé en Un. Or, ce qui est rassemblé en direction de l’Un est rendre manifeste ce qui était antérieurement en retrait. D’ailleurs, le mode propre de déploiement de l’énonciation est, selon Aristote, l’apophansis, le laisser voir. Autrement dit, là encore, l’essence de l’homme, zôon logon ékon, est celui en qui et pour qui se rassemble ce qui se dévoile. Or, c’est la parole qui est beaucoup plus qu’un moyen de communication, ainsi qu’on le dit aujourd’hui, qui décèle en le recelant l’être de l’étant. Le logos pense l’étant dans sa relation originale à l’être. C’est ce qu’exprime un extraordinaire fragment d’Héraclite : « Le prince dont l’oracle est à Delphes ne parle pas, ne cache pas, mais signifie [30] ». Plus précisément encore : il « ne cèle rien, mais il donne un signe ».
2) La phusis en elle-même
Des sept notions analysées avec une précision d’orfèvre par Heidegger – archè, archè kinéséos, phusis, technè, hulè, morphè, stérésis –, je ne retiendrai que la phusis. Je garderai les termes grecs dont on a vu que notre auteur les estimait intraduisibles.
a) Exposé
Aristote achève de caractériser la phusis par des notions qui semblent seulement lexicales et adjacentes au sujet [31]. Or, il y dit que la phusis est un mode d’être de l’ousia, nous apprend Aristote. Renseignement inestimable, estime l’auteur d’Etre et temps. Or, l’ousia est un terme technique pour Aristote : c’est lui qui l’a élevé à cette dignité [32]. Précisément, ousia désigne l’étant comme un étant, de sorte que le penseur allemand le rend par l’ »étance ».
Or, on s’en doute pour Heidegger, l’ousia n’a nullement la signification d’essence ou de substance qu’il a pour la métaphysique classique. Ousia s’éclaircit, toujours selon Aristote, par le terme hupokéiménon. Précisément, si hupostasis saisit l’être comme « se-dresser-en-soi-même », hupokéiménon le saisit comme « s’étendre-devant ». Mais les deux termes ont en commun de vouloir dire : « le venir depuis soi-même à l’être, l’entrée dans la présence ». L’ousia est donc la constante entrée dans la présence. Par conséquent, « la phusis doit être saisie comme ousia, comme un genre et mode de l’entrée dans la présence [33] ». Ou, plus précisément, en faisant appel à l’énoncé complet qui intègre les notions d’archè (principe) et de métabolè (mouvement) : la phusis est « le pouvoir originaire sur la mobilité de l’étant mobile à partir de soi-même et en direction de soi-même [34] ». Or, cette particularité d’advenir à la présence, d’entrée dans la présence caractérise l’être et non pas l’étant. Voilà pourquoi, contrairement à l’interprétation classique, la phusis ne me parle pas des étants, mais de l’être. C’est pour cela que la juste interprétation de la notion de phusis est un changement, voire une conversion et une guérison du regard qui permet de sortir de la réduction machinique, de la cécité mécaniste. « L’interprétation de la phusis comme un genre de technè […] semble presque » nécessaire, « tant que la métaphysique moderne, dans son style magistral, par exemple chez Kant, comprend la ‘Nature’ comme une ‘Technique’ ». Pourquoi ? Ou plutôt pour quoi ? Parce que (au sens final et non pas seulement explicatif) « cette ‘technique’ constituante du déploiement naturel livre le fondement métaphysique pour que soit possible ou même nécessaire la sujétion et maîtrise de la nature par la technique des machines [35] ».
Voilà une première approche, très précieuse. Phusis est ousia, c’est-à-dire l’être d’un étant.
b) Fausse conception de la phusis
Pour préciser encore davantage sa conception de la phusis, Aristote s’oppose particulièrement à l’interprétation antiphonienne donne de la nature [36]. Et, à travers cette critique, c’est toute les réductions ontiques ultérieures de la phusis qui sont visées. Pour le sophiste Antiphon, de l’école éléate, la phusis est véritablement et seulement les quatre éléments, Terre, Eau, Air et Feu. Pour Heidegger, nous comprenons ici la genèse du « matérialisme » comme position métaphysique, dans la lumière de la philosophie de l’être [37]. Quelle est en effet l’argumentation d’Antiphon ? Est davantage nature ce qui demeure constant dans le changement. Or, les éléments demeurent constants derrière les changements qui font du bois un bateau ou une table et plus encore, la terre qui donne le bois. Autrement dit la structure, ce qu’Aristote appelle le ruthmos et qu’il nommera la forme (morphè) est moins nature que le permanent, ce qu’Aristote appelle l’arruthmiston et qu’il nommera la matière.
Aristote-Heidegger critique cette lecture en réinterprétant le couple sous-jacent de l’aidion et du ginomenon apéirakis [38]. Communément on les oppose comme on oppose l’éternel et le temporel. Ces notions chrétiennes sont anachroniques ; plus, elles sont une « contrefaçon [39]« de la pensée grecque. En effet, ces distinctions intéressent l’étant. Or, le Grec pense toujours l’ontique (l’étant) à partir de l’ontologique (l’être) : elles ont oublié de penser cette différence sur le fond de l’être. Précisément, aidion signifie non pas d’abord « toujours sans arrêt » et « sans relâche », mais « ce qui chaque fois s’attarde en son lieu propre » ; or, s’attarde celui qui entre dans la présence. Par conséquence, « la perspective selon laquelle pense ici le Grec n’est pas la «durée», mais bien l’entrée dans la présence ». Et plus précisément encore, « à partir de lui-même ». L’aidion est le véritable étant qui vient à la présence à partir de soi, qui se donne. En regard, le non-étant est celui qui « tantôt vient à la présence et tantôt s’absente [40] ».
L’interprétation antiphonienne qui accorde une primauté indue à la durée est donc blessée à plusieurs titres [41]. D’abord, il oublie que la phusis se comprend à partir de la mobilité. En effet, il rejette le ruthmos qui est justement le devenir-autre, la circonstantialité changeante, faisant de l’inconstant du non-étant, au profit de la constance présumée de l’arruthmiston. Ensuite, l’étance est compris d’abord comme « ce qui d’avance-et-toujours-gît-au-fond », non comme ce qui entre en présence : seul le mouvement de retrait ou plutôt d’enfouissement est privilégié, non le mouvement d’entrée dans l’ouvert. Enfin, l’étant qu’est l’élémentaire (les quatre éléments) détrône l’être. Voilà pourquoi « la doctrine d’Antiphon ne peut absolument pas attendre la région d’une pensée de l’être [42] ».
3) Conclusion
La torture permanente que Heidegger impose aux mots ne s’explique pas seulement par une propension au jargon oupar les complexités propres à la langue allemande : elle vient du besoin de faire entendre ce que la mécanique de la nature interdit d’ouïr : « le danger subsiste que nous ne pensions pas assez en grec [43] ». Mais, même alors, il subsiste quelque chose de grec dans notre manière de parler. En effet, il y a comme un écho de la phusis comme l’être de l’étant quand nous parlons de la «nature» des choses : nous voulons dire alors « non les ‘fondements’ naturels (physiques, chimiques et biologiques), mais bien l’être et le déploiement de l’étant [44] ».
Après Aristote et en opposition à lui, la phusis va s’absorber dans l’étant. Voilà pourquoi on le limitera, l’opposera à d’autres étants (histoire, esprit, grâce, art), ou on le généralisera en l’identifiant à une essence. Mais la phusis est avant tout une des modalités de l’être et non pas de l’étant. Or, « Pour les Grecs, l’être» signifie l’entrée en présence dans ce qui n’est pas en retrait [45] ». La vérité n’est pas la durée et la présence, mais ce qui se donne en présent dans le non-retrait et se reprend dans le retrait de ce qui n’est pas épuisé.
On ne peut guérir de cette vision gravement erronée de la phusis que si l’on sait lire les « traces de l’ouverture » du sens de la phusis « dans les fragments des paroles des penseurs initiaux ». Heidegger nous en offre un exemple splendide dans le fragment 123 d’Héraclite qu’il commente en fin de son article. « Phusis kruptesthai philéi : la nature aime se cacher [46] ».
L’interprétation habituelle est : l’être étant difficile d’accès, il faut beaucoup d’effort pour le débusquer et lui faire passer le goût de jouer à cache-cache. C’est le contraire qui est vrai : « se retirer, s’héberger soi-même en son propre retrait appartient à la prédilection de l’être ». En effet, ce retrait affermit le déploiement de l’être. Or, « le déploiement de l’être, c’est de se déclore, de s’épanouir, de ressortir dans l’ouvert du non-retrait », ce qui est justement la phusis : celle-ci, telle qu’elle a été analysée, est la venue dans la présence de ce qui est retiré. Voilà pourquoi on ne pourra jamais dépasser le kruptesthai de la phusis : il fait partie de l’être comme de la phusis.
Et nous touchons le thème central de l’alèthéia : « l’ouvert du non-retrait se dit a-lèthéia [47] ».
4) Le sacré de la nature
Dans une toute autre optique, sur la voie de Hölderlin, mais aussi sur celle ouverte par la doctrine aristotélicienne des quatre causes [48], Heidegger renchérissait en corrélant la Terre au Ciel, aux Divins et aux Mortels. Husserl en demeure à une approche phénoménologique et anthropologique. Dans une perspective résolument étrangère à la métaphysique, Heidegger cherche dans le concept si original de Geviert (“Quadriparti”) les nervures et les harmoniques de l’être. Toutefois, en se mettant à l’écoute de la seule parole de l’origine prononcée par le poète, il exclut ce que l’expérience commune et l’expérimentation scientifique nous révèlent de l’être de la Terre, de ses habitants et de son histoire – indépendamment des réserves que suscite une sacralisation de la nature inscrivant hommes et dieux en son sein englobant [49].
Hans André achève la réhabilitation de la Terre en lui accordant un plein statut objectif, ontologique et cosmologique – ce qui suppose notamment de proposer ce que nous avons appelé une ontotopologie, une métaphysique de l’espace. Plus encore, il la place en vis-à-vis du Ciel selon la dynamique de l’acte donateur et de la puissance réceptrice. Enfin, au sein de ce milieu enveloppant, lui-même enveloppé par et dans l’action créatrice du Dieu uni-trine, tous les étants terrestres prennent place de manière organisée selon l’axe vertical, à la fois hiérarchique (inerte, plante, animal, homme) et topographique (la plante verticale, l’animal horizontal, l’homme spiralé) et, toujours à partir de la différence actu-potentielle, se déploient progressivement selon l’axe horizontal onto-historique
5) Le Quadriparti
Pour l’éclairer ce qu’est le Quadriparti [50], partons d’un texte fameux de Martin Heidegger sur l’essence… de la cruche [51]. Cette conférence fait partie d’une série de quatre conférences lues devant le club de Brême en 1949 et intitulées ‘Regard dans ce qui est’ ; les autres ont pour titre : ‘L’Arraisonnement ’, ‘Le Danger’, ‘Le Tournant’. Dans ce texte très suggestif, le philosophe de la Forêt Noire applique ce qu’il a découvert sur l’essence privative de la vérité à sa vision du monde et des choses. Systématisons ses conclusions [52].
a) Ce que n’est pas l’essence de la cruche
L’essence de la cruche n’est pas discernable par la science elle même. Certes lorsque celle-ci traite du matériau, de la forme et de l’usage d’une cruche ou lorsqu’elle déclare que remplir une cruche « c’est échanger un contenu (à savoir de l’air) contre un autre » (par exemple du vin), elle « représente quelque chose de réel et d’après quoi elle règle objectivement ses démarches [53] ». Mais, demande Heidegger, « cette réalité est-elle la cruche ? Non. La science n’atteint jamais que ce que son mode propre de représentation a admis d’avance comme objet possible pour lui [54] ». Pourquoi ? « La science annule cette chose qu’est la cruche, pour autant qu’elle n’admet pas les choses comme le réel qui est déterminant […] Le savoir de la science a déjà détruire les choses en tant que choses, longtemps avant l’explosion de la bombe atomique ». Car, « l’être de la chose n’apparaît jamais, c’est-à-dire qu’il n’en est jamais question ». La science ne s’intéresse pas à l’être des choses, à « la ‘choséité’ de la chose » qui « demeure en retrait, oubliée [55] ».
Il y a un second « mirage », une autre tentative illusoire de s’approcher de l’essence de la chose : « l’illusion que, sans nuire à l’étude exploratrice du réel par la science, les choses pourraient être néanmoins des choses, ce qui présuppose que toujours, d’une façon générale, elles étaient déjà des choses déployant leur être [56] ». Où nous retrouvons le classique thème heideggérien de l’essence épochale des choses : l’être n’est pas manifesté (par la science), parce qu’il est constitutivement caché, voilé.
b) Ce qu’est l’essence de la cruche
Heidegger détermine ce qu’est la cruche en plusieurs étapes. La cruche apparaît non pas d’abord comme un fond et des flancs, mais comme un vide qui reçoit un liquide. Ne nous laissons donc pas égarer par une manière « à demi-poétique » de voir les choses [57].
Or, qu’est le vide ? Pour la science, c’est ce qui permet à l’air d’être chassé pour être remplacé par un liquide. Mais ce vide du physicien n’est pas le vide propre à la cruche. Il s’agit donc de permettre au vide de la cruche, délimité entre son fond et ses flancs, d’être « son vide [58] », au vin de n’être pas « un simple liquide », mais bien du vin, et, ultimement, à son versement de n’être pas simplement un transvasement, mais une offre. Que dit ce nouveau point de vue ? En fait, nous avons omis de penser « ce qui dans le vase est le contenant. Nous n’avons pas fait attention à la manière dont le ‘contenir’ lui-même déploie son être [59] ». Remarquez en passant comment, subrepticement, on passe de la considération de la substance (même si c’est le vide) à l’opération, à l’acte de la cruche.
Or, « comment le vide de la cruche contient-il ? Il contient en prenant ce qui est versé […] [et] en retenant ce qu’il reçoit [60] ». Aussi, et l’on trouve maintenant l’attention toute spéciale du philosophe, à la richesse polysémique des termes, « le mot fassen (contenir) a-t-il deux sens », à savoir, saisir (prendre) et contenir.
Or, le verser et le retenir s’unissent dans un troisième acte : le déverser ; car la cruche comme cruche est conformée à cet Ausgiessen. « Le double ‘contenir’ du vide repose sur le ‘déverser’. C’est [donc] comme ‘déverser’ que le contenir est proprement ce qu’il est [61] ». Voilà l’essence, le déploiement de l’être de la cruche.
Or, « déverser de la cruche, c’est offrir [62] », selon le double sens de schenken (à la fois verser à boire et offrir). Si bien que « ce qui fait de la cruche une cruche déploie son être dans le versement de ce qu’on offre [63] ». Précisons encore ce qui se passe dans le verser. On va voir se déployer toute l’essence, la choséité de la cruche. Laissons parler Heidegger, tant il est maintenant presqu’impossible de résumer sa pensée :
« Le versement de ce qu’on offre peut donner quelque chose à boire : il donne à boire de l’eau, il donne à boire du vin ». Or, « dans l’eau versée la source s’attarde. Dans la source les roches demeurent présentes, et en celles-ci le lourd sommeil de la terre, qui reçoit du ciel la pluie et la rosée. Les noces du ciel et de la terre sont présentes dans l’eau de la source. Elles sont présentes dans le vin, à nous donné par le fruit de la vigne, en lequel la substance nourricière de la terre et la force solaire du ciel sont confiées l’une à l’autre. Dans un versement d’eau, dans un versement de vin, le ciel et la terre sont chaque fois présents. Or le versement de ce qu’on offre est ce qui fait de la cruche une cruche. Dans l’être de la cruche, la terre et le ciel demeurent présents [64] ».
Bref, ciel et terre demeurent attardés dans la cruche, dans son essence qui est versement et offre.
Or, « ce qu’on verse, ce qu’on offre est la boisson destinée aux motels. Elle apaise leur soif. Elle anime leurs loisirs. Elle égaie leurs réunions [65] ». En conséquence, les « mortels à leur manière demeurent présents dans le versement qui offre un boisson. Dans le versement qui offre un breuvage, les divins à leur manière demeurent présents, ils reçoivent en retour, comme versement de la libation, le don qu’ils avaient fait du versement. De façon différente, les mortels et les divins sont présents dans le versement de ce qui est offert ».
Or, et nous devons faire appel à une notion établie en détail dans une conférence tout aussi fameuse de l’année suivante : « les Quatre : la terre et le ciel, les divins et les mortels, forment un tout à partir d’une Unité originelle [66] ». Détaillons quelque peu :
« La terre est celle qui porte et qui sert, elle fleurit et fructifie, étendue comme roche et comme eau, s’ouvrant comme plante et comme animal.
« Le ciel est la course arquée du soleil, le cheminement de la lune sous ses divers aspects, la translation brillante des étoiles, les saisons […].
« Les divins sont ceux qui nous font signe, les messagers de la Divinité. De par la puissance sacrée de celle-ci, le dieu apparaît dans sa présence ou bien se voile et se retire. […]
« Les mortels sont les hommes. On les appelle mortels parce qu’ils peuvent mourir [67] ».
Or, selon un thème décisif d’Être et Temps, « seul l’homme meurt [68] » ; « les animaux périssent [69] ».
Enfin, ce rassemblement est ce que Heidegger appelle le Quadriparti : ciel et terre ; mortels et humains.
Récapitulons et concluons : « Dans le versement du liquide offert la terre et le ciel sont présents. Dans le versement du liquide offert la terre et le ciel, les divins et les mortels sont ensemble présents. Unis à partir d’eux-mêmes, les Quatre se tiennent. Prévenant toute chose présente, ils sont pris dans la simplicité d’un unique Quadriparti [70] ». Telle est l’essence de la cruche qui désormais s’éclaire :
« Dans le versement du liquide offert, la simplicité des Quatre demeure présente. Le versement du liquide offert est versement, pour autant qu’il retient la terre et le ciel ; les divins et les mortels. Mais maintenant retenir ne signifie plus la simple persistance d’une chose présente devant nous. Retenir, c’est faire paraître. C’est conduire les Quatre dans la clarté de leur être propre. À partir de la simplicité de cet être, ils sont tournés en confiance les uns vers les autres [71] ».
6) Annexe. Revalorisation de la qualité chez Jean-Paul Sartre
Il semblera étonnant que Sartre trouve une place dans cette histoire de la philosophie de la nature lorsqu’on sait l’ignorance et le mépris professé par le philosophe français à l’égard de la science et de la nature : la philosophie est pensée sur l’homme. Pourtant, il a contribué indirectement à l’évolution actuelle, en revalorisant la qualité, non sans excès. Pour lui, la qualité devient l’être en son entier se dévoilant dans les limites du « il y a ». C’est là une conséquence logique de l’existentialisme pour qui l’essence est seconde par rapport à l’existence, selon le mot célèbre de L’existentialisme est un humanisme [72]. « Toute qualité de l’être est tout l’être ; elle est la présence de son absolue contingence, elle est son irréductibilité d’indifférence ; la saisie de la qualité n’ajoute rien à l’être sinon le fait qu’il y a de l’être comme ceci [73] ». Précisons dans les catégories de la philosophie sartrienne que nous avons évoquées en traitant de l’acte et de la puissance : la qualité est à mettre au compte de l’acte négateur par lequel le pour-soi se constitue comme néant. En effet, la qualité dit ce que le pour-soi n’est pas. Elle « nous indique à nous-mêmes comme un vide […]. La qualité est l’indication de ce que nous ne sommes pas et du mode d’être qui nous est refusé. La perception du blanc est conscience de l’impossibilité de principe que le Pour-soi existe comme couleur, c’est-à-dire en étant ce qu’il est [74] ».
Explicitons à partir d’un exemple : « les qualités que l’émotion confère à l’objet et au monde, elle les leur confère ad æternum. Certes, si je saisis brusquement un objet comme horrible, je n’affirme pas explicitement qu’il restera horrible pour l’éternité. Mais la seule affirmation de l’horrible comme qualité substantielle de l’objet est déjà en elle-même un passage à l’infini. Maintenant l’horrible est la chose, au cœur de la chose, c’est sa texture affective, il en est constitutif. Ainsi à travers l’émotion, une qualité écrasante et définitive de la chose nous apparaît. Et c’est là ce qui dépasse et maintient notre émotion. L’horrible n’est pas seulement l’état actuel de la chose, il est menacé par le futur, il s’étend sur tout l’avenir et l’obscurcit, il est révélation sur le sens du monde. ‘L’horrible’, c’est précisément que l’horrible soit une qualité substantielle, c’est qu’il y ait de l’horrible dans le monde [75] ».
Pascal Ide
[1] Maurice Blondel, L’action. I. Le problème des causes secondes et le pur agir, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », Paris, Alcan, 1936, p. 58 et 59.
[2] Ibid., p. 61.
[3] Ibid., p. 48.
[4] Ibid., p. 229.
[5] Ibid., note a, p. 143 et 144.
[6] Ibid., p. 60.
[7] Ibid., p. 61 et 62.
[8] Ibid., p. 62 et 63.
[9] Charles d’Armagnac, « Foi en l’homme et foi en Dieu », in Teilhard de Chardin, son apport, son actualité. Colloque du Centre Sèvres 1981, suivi de cinq textes inédits de Teilhard de Chardin, Préface d’Henri Madelin, Paris, Centurion, 1982, p. 123.
[10] Martin Heidegger, Grundprobleme der Phänomenologie, hiver 1919-1920, éd. H.-H. Gander, Gesamtausgabe. II. Abteilung Vorselungen 1919-1944, Francfort-sur-Main, Klostermann, 1974s (désormais abrégé GA), tome 58, p. 33-34, 96 et 250.
[11] Martin Heidegger, Zur Bestimung der Philosophie, cours été 1919, éd. H.-H. Gander, GA, 56/57, p. 73.
[12] Martin Heidegger, Etre et Temps, § 14.
[13] Martin Heidegger, Wegmarken, p. 35-55.
[14] Martin Heidegger, Grundbegriffe der Metaphysik, cours hivers 1929-1930, éd. F.-W. von Herrmann, GA, 29/30, p. 261-262.
[15] Martin Heidegger, « Vom Wesen und Begriff der Physis. Aristoteles, Physic B, 1 » [« De l’essence et du concept de Phusis selon Aristote, Physique, L. II, chap. 1 »], 1958, in Gesamtausgabe 9, Frankfurt-am-Main, Klostermann, 1976. « Ce qu’est et comment se détermine la phusis », trad. François Fédier, in Questions II, Paris, Gallimard, 1968, p. 165-276.
[16] Physiques, B, 1, 193 a 3-9.
[17] Martin Heidegger, « Ce qu’est et comment se détermine la phusis », p. 214.
[18] Ibid., p. 214.
[19] Ibid., p. 215.
[20] Ibid., p. 216.
[21] Ibid., p. 196.
[22] Ibid., p. 183.
[23] Ibid., p. 184.
[24] Ibid., n. 1, p. 184.
[25] Ibid., p. 188. Souligné dans le texte.
[26] Ibid., p. 208.
[27] Physiques, A, 2, 185 a 12s.
[28] Martin Heidegger, « Ce qu’est et comment se détermine la phusis », p. 186 et 187.
[29] Ibid., p. 236-240. En effet, c’est Aristote lui-même qui interprète la morphè à partir d’éidos et de logos (cf. plus bas).
[30] Héraclite, Fragment B xciii, de Plutarque, in Les présocratiques, Ed. Jean-Paul Dumont, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1988, p. 167.
[31] Physiques, B, 1, 192 b 32-193 a 2.
[32] Martin Heidegger, « Ce qu’est et comment se détermine la phusis », p. 209.
[33] Ibid., p. 211.
[34] Ibid., p. 212. Souligné en petites majuscules dans le texte.
[35] Ibid., p. 254.
[36] Physiques, B, 1, 193 a 9-21.
[37] Martin Heidegger, « Ce qu’est et comment se détermine la phusis », p. 221.
[38] Physiques, B, 1, 193 a 21-28.
[39] Martin Heidegger, « Ce qu’est et comment se détermine la phusis », p. 222.
[40] Ibid., p. 223.
[41] Ibid., p. 226-227.
[42] Ibid., p. 228.
[43] Ibid., p. 250.
[44] Ibid., p. 274. Souligné dans le texte.
[45] Ibid., p. 224.
[46] Héraclite, Fragment B cxxiii, de Thémistius, in Les présocratiques, p. 173. Autres citations d’Héraclite « L’Harmonie invisible plus belle que la visible », dit Héraclite, cité par Hippolyte (Fragment, B liv, Les présocratiques, p. 158) ; il attribue même ce mystère au divin (Fragment, B lxxxvi, p. 166). Cf. le commentaire de Pierre Hadot dans Le voile d’Isis. L’histoire de l’idée de nature, Paris, Gallimard, 2004.
[47] Martin Heidegger, « Ce qu’est et comment se détermine la phusis », p. 276.
[48] Cf. Jean-François Mattéi, Heidegger et Hölderlin. Le Quadriparti, coll. « Épiméthée », Paris, p.u.f., 2001, p. 41-62.
[49] Cf. Emilio Brito, Heidegger et l’hymne du Sacré, coll. « Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium » n° cxli, Leuven, University Press et éd. Peeters, 1999, 3ème partie.
[50] Cf. Jean-François Mattéi, Heidegger et Hölderlin.
[51] Martin Heidegger, « La Cruche », Essais et Conférences, trad. André Préau, coll. « Tel », Paris, Gallimard, 1958, p. 194-223, notamment p. 196-207.
[52] On pourra se reporter à l’exposé qu’en donne Louis-Marie Chauvet, Symbole et sacrement. Une relecture sacramentelle de l’existence chrétienne, coll. « Cogitatio fidei » n° 144, Paris, Cerf, p. 404-407.
[53] Martin Heidegger, « La Cruche », p. 200.
[54] Ibid.
[55] Ibid., p. 201.
[56] Ibid.
[57] Cf. Ibid., p. 200, p. 199 et 200.
[58] Ibid., p. 202. Souligné dans le texte.
[59] Ibid., p. 202.
[60] Ibid., p. 202 et 203.
[61] Ibid., p. 203.
[62] Ibid.
[63] Ibid.
[64] Ibid., p. 204.
[65] Ibid.
[66] Martin Heidegger, « Bâtir, Habiter, Penser », Essais et Conférences, p. 170-193, p. 176.
[67] Martin Heidegger, « La Cruche », p. 176 et 177.
[68] Ibid., p. 177.
[69] Être et Temps, § 47.
[70] Martin Heidegger, « La Cruche », p. 205.
[71] Ibid., p. 205.
[72] Coll. « Pensée », Paris, Nagel, 1954, p. 21.
[73] L’être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, coll. « Bibliothèque des idées », Paris, Gallimard, 1943, p. 236. Souligné dans le texte.
[74] Ibid., p. 237.
[75] Jean-Paul Sartre, Esquisse d’une théorie des émotions, Paris, Hermann, 1965, p. 54.