Le gène généreux

« La révolution darwinienne est une théorie qui semble contre-intuitive, tant elle brise notre croyance spontanée, à la fois profondément ancrée et informulée, en une nature prévoyante et généreuse, bref, providentielle. La nature selon Darwin est indifférente, régie par la mort et le hasard. Et pourtant, les mécanismes aveugles de la sélection naturelle font émerger, sans la moindre volonté extérieure, toutes les merveilles animales et végétales que nous admirons aujourd’hui [1] ».

 

Jusque dans le titre de son livre, Le gène généreux, Joan Roughgarden [2] s’oppose intentionnellement, audacieusement et rigoureusement, à la thèse qu’un des plus éminents émules de Darwin, Richard Dawkins, a développé dans son ouvrage de 1976, Le gène égoïste, qui lui-même prolonge l’auteur de L’origine des espèces [3].

Charles Darwin a élaboré le concept de sélection sexuelle, qui est complémentaire de celui de la sélection naturelle. Pour cela, il affirme deux choses. D’une part, le mâle présente trois caractéristiques : il est avide, ornementé et en lutte concurrentielle. D’autre part, la femelle est passive, terne et prude. La raison de cette différence réside dans la finalité, à savoir la reproduction : le mâle doit copuler le plus possible avec les femelles.

S’inscrivant dans le prolongement de Darwin, Dawkins en confirme les présupposés, notamment la violence concurrentielle. Le biologiste anglais inclut dedans les stéréotypes du modèle hétérosexuel, des rôles sexuels déterminés. Certes, on dira que, dans un tel modèle, la femelle sélectionne le mâle doté des meilleurs gènes, donc n’est pas passive ; toutefois, cela signifie implicitement que la femelle est génétiquement indifférenciée et ne contribue en rien à la reproduction.

C’est ici que s’insère l’apport de Joan Roughgarden. La biologiste américaine de l’université Stanford ne s’oppose pas aux thèses cardinales du darwinisme relatives à la sélection naturelle, mais innove en proposant une théorie scientifique inédite relative à la sélection sexuelle. Comment fait-elle ? Elle remonte un cran plus haut : la multiplication des accouplements vise la multiplication des descendants viables. Donc, oui, la vie cherche bien la propagation la plus généreuse (au double sens du terme) possible. Or, et là réside la nouveauté, le chemin n’est pas nécessairement la concurrence ; plus encore, la coopération réalise mieux le résultat escompté. Par exemple, plus grand est le nombre d’adultes impliqués dans l’élevage, plus grand est le nombre de descendants viables. L’auteur avance d’autres raisons, par exemple, la diversité des comportements sexuels, la présence de plusieurs types de mâles et de femelles au sein d’une même espèce, les espèces hermaphrodites et la fréquence de l’homosexualité.

Un exemple concret est donné par l’huîtrier-pie. En effet, il forme parfois des ménages à trois : deux femelles et un mâle. Les trois oiseaux se répartissent alors soit en deux nids, soit en un seul nid. Dans le premier cas, le mâle doit apporter de la nourriture aux petits des nids ; or, même si la femelle collabore à parts égales, le mâle est épuisé ; le résultat en est une diminution du nombre des descendants viables. Dans le second cas, les trois parents s’occupent de l’unique nid, ce qui diminue la fatigue et augmente la survie des petits.

Joan Roughgarden conclut que le concept de sélection sexuelle soit remplacé par celui de « sélection sociale ». Ainsi, la nature, ici la sexualité, vise non seulement la reproduction, mais la création de lien.

 

Assurément, l’auteur est une militante politique qui se refuse à la théorie de Dawkins parce que, selon elle, pérennise le système de domination masculine et de la misogynie ordinaire. Aussi son attention sur les activités homosexuelles des animaux mérite d’être interrogée, d’autant qu’elle n’avance pas d’arguments en leur faveur. Dans le même sens, je questionne son refus idéologique de la naturalisation des rôles sexuels. Enfin, il aurait été plus adéquat de parler de « coopération sociale » que de sélection sociale.

Mais comment ne pas se réjouir de cette critique de la naturalisation de la guerre des sexes ? Dans le sillage de l’œuvre révolutionnaire de Lynn Margulis [4], Joan Roughgarden s’attaque à la thèse de la compétition universelle et lui substitue celle d’une coopération tout aussi universelle. Enfin, en relativisant la seule finalité procréative de la sexualité, elle montre une première ébauche de son autre finalité, la communion, c’est-à-dire l’échange d’amour.

Pascal Ide

[1] Jean-Baptiste de Panafieu, « Le livre préféré de… », La Recherche, 490 (août 2014), p. 60-62, ici p. 62.

[2] Cf. Joan Roughgarden, Le gène généreux. Pour un darwinisme coopératif, trad. Thierry Hoquet, coll. « Science ouverte », Paris, Seuil, 2012. Plus précisément, c’est le sous-titre anglais, Deconstructing Darwinian Selfishness, qui s’oppose au titre du livre de Dawkins (The Selfish Gene).

[3] Cf. Richard Dawkins, Le gène égoïste, trad. Julie Pavesi et Nadine Chaptal, coll. « Avenir présent », Paris, Mengès, 1978 ; trad. Laura Ovion, coll. « S », Paris, Armand Colin, 1990.

[4] Cf. Lynn Margulis et Dorion Sagan, L’univers bactériel. Les nouveaux rapports de l’homme et de la nature, trad. Gérard Blanc, Anne de Beer (préf.), New York, HarperCollins, 1987 ; coll. « Sciences d’aujourd’hui », Paris, Albin Michel, 1989 ; coll. « Points Sciences », Paris, Seuil, 2002.

8.7.2021
 

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