Théologie et mystique

Pascal Ide, « Théologiens ou mystiques ? », Dossier rassemblé par le P. Patrick de Laubier. « Les docteurs de l’Eglise et la mystique (3) », France catholique, n° 3205, 26 mars 2010, p. 14-17.

 

Dans un article justement célèbre, dont la première publication remonte à 1948, le grand théologien suisse Hans Urs von Balthasar écrivait : « Que depuis la haute scolastique il n’y ait plus eu qu’un petit nombre de théologiens qui furent des saints, c’est peut-être dans l’histoire de la théologie catholique l’un des faits les moins remarqués et pourtant les plus dignes d’attention ». Inversement, jusqu’au treizième siècle, « les grands saints […] étaient aussi, pour la plupart d’entre eux, de grands dogmaticiens [1] ». Certes, depuis sept siècles, les grands spirituels ne manquent pas. Mais quel théologien de l’ampleur d’un Origène, d’un saint Augustin ou d’un saint Thomas, c’est-à-dire ayant « interprété la Révélation dans sa plénitude », a été canonisé durant cette période ? A plusieurs reprises, le pape actuel, qui est l’un des plus grands théologiens de notre époque, a appelé à une théologie plus enracinée dans la vie de prière. Voire, Préfet de la Doctrine de la foi, Joseph Ratzinger proposait un suggestif raccourci historique : « Le discours de la connexion entre théologie et sainteté n’est pas un discours sentimental ou pieux, mais trouve son fondement dans la logique même des choses et a pour elle le témoignage de toute l’histoire. Athanase n’est pas pensable sans la nouvelle expérience du Christ fait par l’abbé Antoine, Augustin sans la passion de son chemin vers la radicalité chrétienne, Bonaventure et la théologie franciscain au 13ème siècle sans la nouvelle et immense réalisation du Christ dans la figure de saint François d’Assise, Thomas d’Aquin sans la passion de Dominique pour l’Evangile et l’évangélisation ; et l’on pourrait continuer ainsi tout au long de l’histoire de la théologie [2] ».

Certains s’alarmeront que la mystique, la sainteté ou la spiritualité chrétiennes soient proposées comme voie obligée du renouvellement de la théologie actuelle. Les craintes et les objections ne manqueront pas : émotionnalisme, subjectivisme, fidéisme, et autres « ismes ». Une telle approche n’est-elle pas trop identitaire ? A être trop confessante, la théologie ne risque-t-elle pas de faire fi de l’exigence critique ? A Jean-Yves Lacoste qui affirme que la théologie est l’effort d’une foi « en quête de charité et déjà mue par la charité », précisant que, pour les Pères, « elle s’identifie avec la plus haute contemplation et s’élabore dans l’expérience des saints aussi certainement et plus que dans celle des docteurs [3] », Marcel Neusch répond, non sans ironie : « En lisant cela, j’ai été pris de frayeur non seulement parce que j’ai conscience qu’il m’a manqué plus d’une fois la charité à votre égard, mais plus encore parce que ma modeste activité théologique m’a paru bien loin de cette haute vocation à la sainteté qu’on vient d’assigner au théologien [4] ». La théologie plus traditionnelle ne semble guère priser non plus la piété en théologie. Le professeur de Fribourg, grand spécialiste de saint Thomas, qu’était le père Jean-Hervé Nicolas disait : « Saint Paul dit que ‘la piété est utile à tout’. Oserais-je gloser ce mot en ajoutant : ‘en théologie, elle ne suffit à rien’ ». Et de citer le mot de Jésus : « ce n’est pas en me disant : Seigneur, Seigneur, qu’on entrera dans le Royaume des Cieux ». (Mt 7,21) Et il ajoutait qu’en matière de théologie mariale, bien des errements sont dus à la fausse conviction « que la piété pouvait suppléer une réflexion sérieuse et exigeante [5] ».

Surtout, en 2012, la Commission théologique internationale a proposé une détermination aussi claire qu’éclairante : la « sagesse chrétienne surnaturelle  […] prend deux formes qui se confortent l’une l’autre mais ne doivent pas être confondues : la sagesse théologique et la sagesse mystique ». En effet, « la sagesse théologique est œuvre de la raison éclairée par la foi. Elle est donc une sagesse acquise, bien qu’elle présuppose évidemment le don de la foi. Elle offre une explication unifiée de la réalité à la lumière des plus hautes vérités de la Révélation, et elle éclaire toutes choses à partir du mystère fondateur de la Trinité ». Or, « la sagesse mystique, ou ‘science des saints’, est un don du Saint-Esprit qui provient de l’union à Dieu dans l’amour. […] Il s’agit d’une connaissance non conceptuelle [qui] conduit à la contemplation et à une union personnelle à Dieu dans la paix et le silence ». Donc, « la sagesse théologique et la sagesse mystique sont formellement distinctes, et il est important de ne pas les confondre [6] ».

 

N’opposons pas ce qui doit être uni. Dom Jean Leclercq a montré que, au douzième siècle, la théologie monastique et la théologie scolastique avaient vivement conscience de leur complémentarité, le moine étant « ordonné à la spiritualité » et le clerc « à la science [7] ». Chacune des positions ici esquissée présente une part de vérité à sauver. D’un côté, on ne saurait nier, dans l’histoire, un éloignement progressif entre spiritualité et théologie. Le 1er décembre 2009, dans une homélie aux membres de la Commission théologique internationale, Benoît XVI commentait ainsi le passage où Jésus bénit son Père d’avoir caché son mystère aux sages pour le révéler aux petits (Mt 11,25-27) : « On pourrait facilement citer de grands noms de l’histoire de la théologie de ces deux cents ans, dont nous avons beaucoup appris, mais le mystère ne s’est pas ouvert aux yeux de leur cœur. En revanche, il y a aussi à notre époque des petits qui ont connu ce mystère. Nous pensons à sainte Bernadette Soubirous ; à sainte Thérèse de Lisieux, avec sa nouvelle lecture de la Bible ‘non scientifique’, mais qui entre dans le cœur de l’Ecriture Sainte », etc. Le cardinal Lustiger proposait un jugement similaire : « La théologie, après avoir fourni à la philosophie, voire à la sociologie occidentale, une grande part de leurs concepts et de leur substance, a souvent pris comme condition de production les normes de la scientificité critique, jusqu’à laisser s’essouffler les démarches originales qui lui permettent de donner son fruit propre […]. La théologie n’est point la métathéorie du discours religieux, ni la science des religions, mais, au sein de l’Eglise, elle est recherche de Dieu par l’intelligence humaine, éclairée par la foi au Verbe incarné, mort et ressuscité, dans la communion de l’Esprit-Saint [8] ».

De l’autre côté, on ne peut affirmer que seuls les saints sont théologiens. Une telle assertion n’est pas seulement injuste et excluante, elle nie la spécificité du discours théologique. D’une part, celui-ci n’est pas d’abord fondé sur l’expérience, mais sur la foi. Ensuite, il est intelligence de cette foi et donc doit faire appel à l’ordre des raisons. Comment concilier les deux affirmations ?

 

Leur diversité s’explique pour des raisons historiques. De fait, depuis l’origine du christianisme, se sont succédées trois figures de théologien : le pasteur à l’âge des Pères de l’Église, l’enseignant pendant le haut Moyen-Âge, le chercheur à partir de la Renaissance. Certes, on pourrait apporter bien des nuances et des précisions, par exemple, en introduisant les moines entre les évêques et les enseignants universitaires, mais le schéma global demeure.

Les Pères sont presque tous des évêques (font principalement exception saint Jérôme, saint Maxime et saint Jean Damascène). En effet, pour être docteur, « deux choses sont [alors] requises : d’abord une reconnaissance par la voix des fidèles, et ensuite une certaine excellence, non seulement dans la parole, mais aussi dans l’action au service de l’Église [9] ». Celui que l’on appellera ‘théologien’, au sens étymologique, parle de Dieu et porte cette parole au peuple, non seulement par son verbe mais aussi par ses actes.

Au haut Moyen-Âge, la société change, la classe des commerçants apparaît. De même qu’une partie de la population se déplace de la campagne à la ville, de même le lieu de transmission du savoir se déplace-t-il du monastère à l’université (qui vient de naître). Désormais, comme on le voit dans le débat entre Abélard et saint Bernard, la part donnée à la raison, voire à son autonomie, s’agrandit. A l’orée de sa Somme de théologie, un saint Thomas d’Aquin se demande si celle-ci est une science et il répond affirmativement.

La troisième figure du théologien, celle du chercheur, apparaît à la Renaissance. Influencée elle aussi par la métamorphose de l’intellectualité, elle est calquée sur celle du savant. Le théologien n’est plus seulement ni même d’abord un maître qui expose la doctrine à ses élèves, répond à leurs questions, voire dispute avec eux, mais celui qui cherche. Son émergence s’associe à deux évolutions : de la compétence généraliste (le dogmaticien médiéval est aussi exégète, moraliste, canoniste, etc.) à la spécialisation, du commentaire d’écrits faisant autorité (dont le plus célèbre est les Sentences de Pierre Lombard) aux manuels d’enseignement – auxquels l’imprimerie donnera une portée inouïe. Peut-être la nouvelle configuration du savoir qui s’amorce avec la communication planétaire immédiate permise par la toile informatique entraînera-t-elle un modèle inédit de docteur et donc de théologien. Ce modèle demeure en tout cas très inchoatif. La figure aujourd’hui encore dominante est celle apparue au seuil des Temps modernes, qui valorise le travail de la raison.

Ne rêvons pas nostalgiquement à un prétendu âge d’or. Assurément, « la théologie universitaire au Moyen Âge », qu’elle soit dominicaine, franciscaine ou autre, « n’en demeura pas moins, tout au long de son histoire, sinon identifiée à une quête spirituelle, du moins préoccupée de spiritualité [10] ». On pourrait en dire de même de l’époque patristique. Mais l’ouverture au monde, un sens croissant de l’autonomie du savoir, de l’homme, des institutions, un développement inédit des outils intellectuels, qui va caractériser l’époque suivante, va inventer un nouveau visage de la raison que, non sans risque mais heureusement, la théologien prendra, au moins pour une part, en compte.  De plus, aucune des figures de théologien précédemment décrites n’est adéquate à la totalité de la théologie qui est parole sur le Dieu ineffable ; toutes en disent quelque chose sans en épuiser le Mystère.

Donc, répétons-le, il s’agit d’intégrer et non d’exclure. Paraphrasant une phrase célèbre de Kant, le théologien allemand Walter Kasper, depuis devenu cardinal, écrivait en 1979 : « Les concepts théologiques sans expérience religieuse sont vides, les expériences religieuses sans concepts théologiques sont aveugles [11] ». Ce qui pose à nouveau la question : comment réconcilier théologie et mystique ou spiritualité ?

Pour faire court, deux voies sont habituellement proposées. La première, objective, propose d’étudier la théologie vécue par les Saints. Jean-Paul II l’a particulièrement valorisée. Présentant l’encyclique Fides et ratio, il observait : « L’heure est venue de valoriser systématiquement et avec plus d’attention l’expérience et la pensée des saints pour l’approfondissement des vérités chrétiennes [12] ». Dans sa lettre apostolique Novo millenio ineunte du 6 janvier 2001, le même pape convoquait ce qu’il appelle le « grand patrimoine qu’est la ‘théologie vécue’ des Saints », en précisant bien que cette « aide sérieuse » se fait « conjointement à la recherche théologique » (n. 27. Souligné dans le texte).

La seconde, subjective, vise à réconcilier le travail du théologien et la vie de sainteté. A plusieurs reprises, le pape Benoît XVI en a souligné l’importance. Voici par exemple ce qu’il écrivait, au début de son pontificat, le 6 octobre 2005 dans un message pour un congrès sur Balthasar : « La spiritualité n’atténue pas l’aspect scientifique, mais confère à l’étude théologique la méthode correcte pour pouvoir parvenir à une interprétation cohérente Elles ne sont en rien exclusives. […] La théologie ne peut se développer que par la prière qui saisit la présence de Dieu et qui se confie à lui dans l’obéissance ».

Ne peut-on pas encore davantage unir en sauvegardant la distinction ? Je m’aiderai ici d’une mise au point heureuse du cardinal Charles Journet [13], rejoignant – une fois n’est pas coutume – son collègue et compatriote le cardinal Hans Urs von Balthasar. La culture historique du second s’enrichit de la finesse doctrinale du premier.

  1. Théologie et mystique (ou spiritualité) sont unies, puisque toutes deux procèdent de la foi. En effet, sans la lumière de la foi vive, ni l’une ni l’autre ne pourrait atteindre Dieu qui se révèle. Plus encore, ces deux approches constituent deux sagesses, autrement dit deux regards permettant d’approcher leur ‘objet’ par les sommets.
  2. Pour autant, ces deux approches se distinguent. Elles constituent deux régimes différents de connaissance, deux manières de connaître. La sagesse théologique procède par mots et concepts. En effet, dès qu’elle est enracinée dans le cœur de l’homme, la foi suscite l’intelligence : « Comment la vérité révélée, dès qu’on la suppose adressée à des hommes et descendue à la rencontre de leurs ignorances et de leurs égarements, ne provoquerait-elle pas elle-même, et ne couvrirait-elle pas de son influence souveraine les démarches de l’intelligence conceptuelle destinée à l’accueillir ? ». La théologie emploie toutes les ressources de la raison pour rendre compte du Mystère, dans la lumière de la foi. Mais il existe une autre connaissance de Dieu : la sagesse mystique. Trois traits la caractérisent : elle procède par connaturalité, c’est-à-dire par expérience ; elle fait appel à l’amour ; elle n’est pas mesurée par les mots et les concepts. Pour autant, elle ne les nie pas, ainsi que le théologien fribourgeois le dit dans une formule dense et capitale : « Sur la route que la foi ouvre par les concepts, l’amour fait aller la foi plus loin que les concepts [14]».
  3. Enfin, ces deux sagesses ne sont pas juxtaposées mais hiérarchisées. En effet, la théologie vient de la foi vivante, mais la sagesse mystique naît de plus haut, de la foi surélevée par les dons du Saint-Esprit ; or, leur action ne va jamais sans une expérience, un goût. « La mystique, disait le spécialiste de mystique mulsulmane Louis Gardet, est l’expérience fruitive de l’absolu [15]».
  4. Passons au plan de l’existence du théologien. Tout d’abord, la distinction des deux sagesses se retrouve dans sa vie. Charles Journet le manifeste à partir de l’exemple par excellence qui est celui de saint Thomas : « Dans son cœur, comme dans celui des Pères et des mystiques, brûlait la flamme de la sagesse proprement inexprimable des dons, et c’est elle qui lui faisait verser des larmes chaque fois qu’il célébrait le saint sacrifice de la messe. Mais son travail se déroulera sur le plan et selon les lois d’une sagesse proprement exprimable, de soi conceptuelle et discursive, la sagesse théologique ». Il faut donc clairement affirmer que la mystique des Saints ne s’identifie pas à la théologie : celle-ci a ses règles rationnelles et ses exigences critiques.
  5. Mais ce qui est vitalement uni est aussi vitalement hiérarchisé. « La théologie […] demande à être mise tout entière, pour l’accomplissement de sa tâche spéculative comme de sa tâche pratique, sous la lumière des dons du Saint-Esprit [16]». Il y va d’une raison commune à toute connaissance que Jacques Maritain formule ainsi : « il n’y a pas  de savoir sans intuition, sans une lumière fournie par quelque saisie intuitive du réel ou de l’objet ». Voilà pourquoi notre monde a tellement soif d’expériences authentiques et écoute si volontiers les témoins. Chesterton raconte qu’à l’issue d’une de ses conférences portant sur les dogmes, un général l’avait apostrophé, lui disant qu’il avait un jour, dans le désert, fait l’expérience de Dieu, et que cela avait pour lui plus de prix que tous les dogmes. Et l’essayiste anglais de commenter par devers lui qu’il trouvait la réflexion du militaire fort sensée. Mais le principe si juste affirmé par Maritain pose un problème considérable : en cette vie, nous ne pouvons avoir une intuition de Dieu et des mystères révélés, qui ne sont connus que par la foi. Nous ne les verrons que dans ce que l’on appelle, justement, « vision béatifique ». Où trouver ces ressources de lumière ? Maritain en distingue deux : la théologie, écrit-il, « regorge d’intuitivité par le savoir supérieur de la contemplation infuse (don de Sagesse), et par le savoir inférieur et purement rationnel de la métaphysique [17] » – qui est, pour lui, celle de saint Thomas. Mais, on peut et doit le regretter, la métaphysique n’a plus guère d’audience en théologie depuis quelques décennies. Ne pourrait-on d’ailleurs faire l’hypothèse que, de même que, depuis un demi-siècle, dans l’université, les sciences humaines se sont autonomisées et ont pris des galons de commandement, souvent au détriment de la philosophie, de même, la théologie a trouvé dans la méthodologie autant que dans les moissons de fait engrangées par ces sciences nouvelles venues le lieu d’un rajeunissement ? C’est ce qu’évoquait l’ancien archevêque de Paris cité ci-dessus. Pour ne donner qu’un exemple, et même si son emploi s’explique aussi pour d’autres motivations, il suffit de songer à l’impact considérable du marxisme sur le discours théologique et pas seulement en Amérique latine. Mais les sciences humaines ne pourront jamais accéder à la dignité d’un savoir sapientiel.

Quoi qu’il en soit, le théologien doit d’abord puiser à la source de la sagesse d’amour. C’est aussi là que la théologie des Saints trouve sa place. En effet, à défaut de cette lumière des dons du Saint-Esprit, le théologien aura tout intérêt à se mettre à l’école des mystiques reconnus par l’Eglise. On attend par exemple une ecclésiologie qui recueille pleinement la conception de l’Eglise que vivait sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus. D’ailleurs Charles Journet en est déjà partiellement l’héritier, lui qui écrivait : « Il y a chez sainte Thérèse de Lisieux, non certes une ecclésiologie, mais une connaissance vécue de ce qu’est l’Eglise, dont le théologien ne peut qu’admirer la splendeur ». En effet, elle a su « que la réalité principale de l’Eglise, l’élan intérieur qui la vivifie, disons son ‘âme créée’, c’est la charité [18] ».

Le philosophe français ami de Charles Journet est ainsi conduit à distinguer les grands théologiens – ceux dont la théologie est illuminée par les dons du Saint-Esprit – et ceux qui sont seulement ( !) des bons théologiens [19] – bien que priant, voire fervents, ils sont dénués d’une telle lumière. Par exemple, Karl Rahner fait partie de la race des premiers lui dont toute la théologie est la thématisation d’une expérience décisive : l’expérience de la « consolation sans cause », développée par saint Ignace dans les Exercices spirituels [20].

 

Répétons-le une dernière fois : il s’agit d’unir en distinguant, non de séparer en excluant. Aux yeux de la foi font parlait le Père Rousselot, la théologie doit joindre ceux de l’amour et ceux de la raison (dans la double lumière d’abord de la sagesse philosophique et ensuite des sciences humaines). Pour le dire autrement, un théologien authentique doit vivre à genoux autant qu’assis (à sa table de travail) [21], et dans l’ordre. A genoux, car la prière est « élévation de l’esprit vers Dieu », selon la belle définition de saint Jean de Damas, et prépare donc à son ascension, selon l’ordre des raisons, vers le Mystère trois fois Saint. Assis à sa table de travail, car la théologie est une discipline rigoureuse : science de la foi, elle est science de la foi. J’ajouterais volontiers que le théologien doit enfin être debout pour transmettre. Certes, pour des raisons pédagogiques : Joseph Ratzinger demeure un exemple indépassé d’enseignant qui conjugue la limpidité à la profondeur. Mais aussi pour des raisons intrinsèques : le savoir, comme le bien, est appelé à se communiquer. Cette loi se vérifie a fortiori quand il s’agit de la bonne nouvelle de Dieu se révélant pour sauver l’homme. « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement » (Mt 10,8).

 

Pascal Ide

[1] Hans Urs von Balthasar, « Theologie und Heiligkeit », Wort und Wahrheit, 3 (1948), p. 881-896 ; version modifiée et augmentée dans Verbum Caro. Skizzen zur Theologie I, Einsiedeln, Johannes, 1960, Einsiedeln et Freiburg im Breisgau, Johannes, 31990, p. 195-224 ; « Théologie et sainteté », première version traduite dans Dieu vivant, 12 (1948), p. 15-31 ; texte définitif de Verbum Caro traduit par Olaf Hahn et Maurice Vidal, revu par Isabelle Crahay, dans Mgr. Philippe Barbarin, Théologie et sainteté. Introduction à Hans Urs von Balthasar, coll. « Les Cahiers de l’École Cathédrale » n° 36, Saint-Maur, Parole et Silence, 1999, p. 93-123, ici p. 93.

[2] Joseph Ratzinger, Natura e compito della teologia, trad. Riccardo Mazzarol et Carlo Fedeli, coll. « Il teologo nella disputa contemporanea. Storia e dogma », Milano, Jaca Book, 2005, p. 55.

[3] Dictionnaire critique de la théologie, Jean-Yves Lacoste (éd.), Paris, PUF, 1998, p. 1126-1132.

[4] Marcel Neusch, « Leçon académique. La dernière classe ! », Transversalités, n° 79, juillet-septembre 2001, p. 175-182, ici p. 176.

[5] Jean-Hervé Nicolas, « Marie-Joseph Nicolas : une vie au service de la théologie », Bulletin de Littérature Ecclésiastique, 113 (2002), p. 5-18, ici p. 10.

[6] Commission théologique internationale, La théologie aujourd’hui : perspectives, principes et critères, 2012, n. 91-92.

[7] L’amour des Lettres et le désir de Dieu. Initiation aux auteurs monastique du Moyen Âge, coll. « Initiations au Moyen Âge », Paris, Le Cerf, 1956, p. 13.

[8] Jean-Marie Lustiger, « La pratique théologique dans un monde sécularisé », Etudes (janvier 2000), p. 50.

[9] Camille Dumont, « Qui est théologien ? », Nouvelle revue théologique, 113 (1991), p. 185-204, ici p. 187. Cf. Hans Urs von Balthasar, Retour au centre, trad. Robert Givord, Paris, DDB, 1971, chap. 1 : « Unité de la théologie et de la spiritualité ».

[10] Gilles Berceville, Histoire de la théologie, sous la dir. Jean-Yves Lacoste, Paris, Seuil, 2009, p. 277 ; cf. p. 225-279.

[11] « Aspekte gegenwärtiger Pneumatologie. Einführung », Walter Kasper (éd.), Gegenwart des Geistes. Aspekte der Pneumatologie, Freiburg-Basel-Wien, Herder, 1980, p. 7-22, ici p. 9.

[12] « Discorso alla Pontificia Università Urbaniana », L’Osservatore romano, 13 novembre 1998, p. 5.

[13] Je m’aiderai du bel article de Michel Cagin, « Théologie dogmatique et spiritualité chez Charles Journet », Charles Journet un témoin du xxe siècle. Actes de la semaine théologique de l’Université de Fribourg, Faculté de théologie, 8-12 avril 2002, coll. « Sagesse et culture », Parole et Silence, 2003, p. 341-356.

[14] Charles Journet, Connaissance et inconnaissance de Dieu, coll. « Foi vivante » n° 119, Paris, DDB, 1969, p. 63 et 101.

[15] La Mystique, coll. « Que sais-je ? » n° 694, Paris, PUF, 1970, p. 5.

[16] Charles Journet, Introduction à la théologie, Paris, DDB, 1947, p. 31 et 91.

[17] « Savoir théologique et intuitivité », Cahiers Jacques Maritain, n° 20 (juin 1990), p. 19-62, ici p. 26 et 29.

[18] « L’Eglise telle que la pense et la vit sainte Thérèse de Lisieux », Entretiens sur l’Eglise, Saint-Maur, Parole et Silence, 2001, p. 119.

[19] « Savoir théologique et intuitivité », art. cité, p. 39 et s.

[20] Cf. Bernard Sesbouë, Karl Rahner, coll. « Initiation aux théologiens », Paris, Le Cerf, 2001, chap. 2 : « L’inspiration spirituelle d’une œuvre ».

[21] Cette distinction fait allusion à une remarque fameuse de Balthasar au terme de l’article cité ci-dessus : « À un moment donné, on est passé de la théologie à genoux à la théologie assise » (Hans Urs von Balthasar, « Théologie et sainteté », p. 122).

10.6.2021
 

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