La fraude scientifique. Une blessure de l’intelligence aux multiples facettes 1/2

1) Thèse générale

En 1982, deux journalistes américains ont fait paraître un livre intitulé avec force, Betrayers of the Truth : Trahisseurs de la vérité [1], qui fut platement traduit par La souris truquée [2]. Cet ouvrage coup de poing montrait que les savants et les plus grands savants avaient succombé à la tentation de jouer avec la vérité. Nous sommes très loin de l’affirmation ingénue d’un chercheur de l’Université de Bristol : « Chose curieuse, la fraude consciente, délibérée, est extrêmement rare dans le monde de la science académique […]. Le seul cas que l’on connaisse est celui de l’‘homme de Piltdown’ [3] ».

L’intention des auteurs n’était pas d’offrir un déboulonnage en règle d’une des grandes idoles de notre culture. Ils ne cherchaient pas tant à déconstruire la science qu’à la désidéaliser. Pour notre part, nous lisons cet ouvrage comme le démontage bien informé, historiquement et sociologiquement (plus que psychologiquement), de la blessure de l’intelligence. Cette thèse étonnera. En effet, la navrure de l’esprit s’identifie à l’ignorance. Or, si les destinataires sont involontairement aveuglés par la fraude scientifique, en revanche, celui qui plagie aveugle intentionnellement. Autrement dit, à la blessure d’ignorance du côté du récepteur correspond non pas une blessure, mais une faute (un péché) de mensonge du côté de l’émetteur. Voilà pourquoi nous nous pencherons sur le processus d’aveuglement passif (donc blessé), d’autant que, dans un certain nombre de cas, le processus d’aveuglement actif (donc fautif), lui, s’apparente parfois aux stratégies des personnalités narcissiques – que nous avons étudiées par ailleurs. En fait, la blessure doit s’étendre aux deux protagonistes principaux. Et là encore, comment s’étonner quand on sait combien la posture narcissique est encore plus psychiatrique qu’éthique…

Ajoutons que, bien que datant d’une quarantaine d’années, le livre n’a pas pris une ride. Voire, avec Internet, il est plus que jamais d’actualité. Le copiage, la tricherie sont devenus suffisamment fréquents pour que les Universités emploient des logiciels qui permettent aujourd’hui de passer systématiquement les thèses à un scanner permettant de repérer les plagiats, c’est-à-dire des passages entièrement repris à des ouvrages déjà publiés.

2) Bref exposé

Pour montrer cette thèse iconoclaste, nos enquêteurs ont procédé à une double induction.

a) Du côté des scientifiques

La première induction concerne les scientifiques. Elle couvre toute l’histoire, toutes les disciplines et touche les plus célèbres comme les plus insoupçonnables.

1’) Depuis toujours

La fraude remonte à l’origine même de la science. On la rencontre chez l’astronome grec Hipparque (190-120) qui a publié un catalogue d’étoiles en prétendant qu’elles provenaient de ses observations, alors qu’elles étaient recopiées de sources babyloniennes [4]. De même, Claude Ptolémée, astronome grec qui vécut au premier siècle après Jésus-Christ, dont le système a dominé exclusivement la science du ciel jusqu’à la révolution copernicienne, a affirmé faussement avoir effectué des mesures astronomiques [5].

Le subterfuge continue à l’époque moderne, par exemple, en paléontologie, avec Johann Bartholomeus Adam Beringer [6], alors doyen de la faculté de médecine de l’université de Wurtzbourg. Beringer découvrit en 1725 des morceaux de calcaire gravés représentant divers animaux et les prit pour des fossiles. Or, il s’agissait d’une mystification organisée par deux de ses collègues. Quand il découvrit la fraude (on parle en allemand des Würzburger Lügensteine, « pierres menteuses de Wurtzbourg »), Beringer les traîna en justice. Las ! Le scandale qui s’ensuivit ruina la réputation des trois hommes. Stephen Jay Gould considère qu’il s’agit de « la plus célèbre histoire de fraude dans le domaine [la paléontologie] qui est le [sien] [7] ».

Loin de s’éclipser, le truquage se multiplie aujourd’hui. Par exemple, en 1910-1913, le prix Nobel de physique 1923, Robert A. Millikan élimina des résultats défavorables de ses articles tout en affirmant avoir tout publié [8].

2’) En toutes disciplines

La tricherie n’épargne aucune discipline scientifique. Elle se rencontre en astronomie, en physique, en chimie, en biologie, psychologie cognitive, en médecine, ainsi que nous l’avons vu et le verrons.

Illustrons des domaines qui n’ont pas été vus. En géographie, l’explorateur américain et amiral Robert Peary affirma en 1909 avoir atteint le pôle Nord géographique ; en réalité, il s’en savait distant de plusieurs centaines de kilomètres [9].

En géologie, un étudiant de l’université du Michigan, Wilson Crook III, a affirmé en 1977 avoir découvert un minerai naturel appelé « texasite » ; or, les adminsitrateurs de l’université établirent en 1980 qu’il s’agissait en réalité d’un composé synthétique [10].

En biochimie, Robert Gullis, biochimiste à l’université de Birmingham, truqua en 1971-1976, une série d’expériences sur les neuromédiateurs cérébraux [11].

En zoologie, Paul Kammerer, un zoologue viennois, ou l’un de ses assistants, maquilla en 1926 des résultats concernant les crapauds qu’il étudiait [12]. De même, en 1974, l’immunologiste William Summerlin peignit la peau de ses souris en noir pour simuler l’effet d’une greffe [13] !

Les escroqueries sont-elles plus nombreuses en médecine ? Par exemple, en 1978-1980, un chercheur en médecine à Yale University, Vijay R. Soman farda les résultats de trois de ses articles et élimina des données originales dans d’autres, pour un total de douze articles en tout [14] ! En 1980-1981, un jeune biochimiste de la Cornell University, Mark Spector, a fait croire à une théorie unifiée de l’étiologie cancéreuse par une série d’expériences élégantes ; or, elles se révèlèrent être une mystification [15]. En 1981, John R. Darsee, un cardiologue à la Harvard Medical School, a reconnu avoir truqué une expérience (mais deux autres sont gravement suspectes) [16].

Seules les mathématiques seraient-elles épargnées ?

3’) Chez les plus fameux

Si l’on peut comprendre (ce qui ne veut pas dire excuser) que les plus obscurs (comme celui que nous allons étudier) soient tentés par le maquignonnage, l’on s’étonne de le rencontrer chez les plus célèbres, par exemple chez les fondateurs des grandes disciplines scientifiques.

Galilée, fondateur de l’astronomie moderne, a exagéré l’importance de ses résultats expérimentaux, estime Alexandre Koyré [17]. Isaac Newton, fondateur de la physique moderne, a introduit des facteurs correctifs dans ses Principia pour maximiser son pouvoir prédictif [18]. John Dalton, fondateur de la chimie moderne (en tout cas de la théorie atomistique), a exposé des expériences qui n’ont jamais pu être reproduites [19]. Charles Darwin, fondateur de la biologie moderne, n’y échappe pas non plus. C’est ainsi que l’anthropologue Loren Eisely a relevé que Darwin s’est approprié les travaux d’un zoologiste britannique peu connu, Edward Blyth, qui, le premier, avait parlé de sélection naturelle et d’évolution dans deux articles parus en 1835 et 1837 [20]. Or, si le naturaliste anglais les a lus, il ne cite Blyth que sur des points de détail. D’ailleurs, L’origine des espèces, l’opus magnum de Darwin paru en 1859, dont on sait qu’il voulait être le Newton de la biologie, ne cite que très peu de ses prédécesseurs…

4’) Chez les plus insoupçonnables

À savoir, un prêtre ! En l’occurrence, chez l’abbé Gregor Mendel, l’un des fondateurs de la génétique [21]. Face à ses résultats parfaitement adéquats, l’éminent statisticien Ronal A. Fisher a analysé ses méthodes et il en a conclu : « Les données de la plupart des expériences de Mendel, pour ne pas dire toutes, ont été truquées de manière à s’accorder étroitement avec ce qu’il espérait trouver » [22]. En effet, « Mendel avait déjà sa théorie en tête quand il procéda à ses expériences. Il se pourrait même qu’il ait déduit ses lois à partir d’une conception particulière sur l’hérédité à laquelle il serait parvenu avant d’avoir commencé ses travaux sur les pois [23] ». Il a donc a posteriori fait coller ses résultats à ses attentes. Si la loi stipule qu’il doit y avoir trois pois ronds pour un pois ridé et qu’il a 450 pois ronds et 102 pois ridés, il éliminera les superflus pour ne garder que 300 pois ronds et 100 pois ridés [24] !

b) Du côté des mécanismes de la fraude

Ils sont soit immédiatement scientifiques, comme le plagiat ou la falsification des données, ou plus politiques, comme l’abus de pouvoir. Comme nous nous intéressons à la blessure de l’intelligence, c’est surtout ce point que nous développerons.

3) Deux exemples emblématiques

Nous nous contenterons de décrire deux exemples de prime abord très différents : le premier concerne un chercheur totalement inconnu, sauf pour son côté tricheur ; le second, un scientifique de grand renom.

a) L’exemple d’Elias Alsabti

Pour sembler caricatural, ce premier exemple n’en est pas moins réel. Son principal intérêt réside dans la mise en évidence des mécanismes favorisant la fraude scientifique. Il s’agit du cas d’Élias A. K. Alsabti [25].

1’) La formation en Irak

Elias Abdel Kuder Alsabti (1954-1990) est né en Irak, à Basra. À l’âge de 17 ans, il commence ses études de médecine à la faculté de sa ville natale, études qui, dans le cadre de son pays, durent six années.

En 1975, alors qu’il n’a que 21 ans, il prend contact avec son gouvernement et annonce qu’il a inventé des examens inédits en vue de dépister certains types de cancer. Sans rien vérifier ou presque, le gouvernement l’envoie à Bagdad : il est admis en cinquième année de médecine, reçoit des fonds pour mettre sur pied un laboratoire (alors qu’il n’est qu’étudiant) et poursuit des recherches sur ses prétendues méthodes-miracle. En hommage au parti socialiste Baas qui est au pouvoir, Alsabti baptise son laboratoire Unité de référence Al-Baas. En retour, flatté, le gouvernement affirme que les découvertes du jeune chercheur témoignent de la réussite du nouvel ordre révolutionnaire baasiste.

En 1976, Alsabti arrête ses études et, se présentant comme directeur du laboratoire, parcourt les usines des environs pour proposer ses méthodes aux patients atteints de cancer. Il les fait payer, mais il n’étudie jamais les prélèvements sanguins. Comme les examens médicaux sont gratuits au paradis socialiste, le ministère de la Santé finit par recevoir des plaintes et enquêter. Mais, quand il arrive sur place, Alsabti a disparu. En février 1977, il a quitté son pays.

2’) Le passage en Jordanie

Il part en Arabie Saoudite, puis en Jordanie. Affirmant notamment la persécution politique subie en Irak, qui est en froid avec la Jordanie, alors qu’il avait effectué une véritable percée en matière de traitement anticancéreux, se présentant comme docteur en médecine, il est pris en charge par le cabinet du prince héritier Hassan qui l’envoie à des conférences internationales et l’autorise à travailler avec la plus importante institution médicale du pays, le centre médical Hussein à Amman, où il travaille comme interne.

3’) L’arrivée à Philadelphie

Mais déjà Alsabti regarde plus haut, vers le plus haut : le saint des saints de la recherche en cancérologie, les États-Unis. Il fait connaissance d’un microbiologiste, Herman Friedman, professeur à Temple University, à Philadelphie, lors d’une rencontre internationale à Bruxelles, puis il le rejoint en Amérique, affirmant qu’il voulait travailler pour lui. S’étant présenté comme médecin chercheur à Bagdad, il est intégré comme volontaire non rémunéré et admis en auditeur libre, en attendant qu’il fournisse ses titres médicaux. Un jour, Alsabti annonce à Friedman qu’il travaille sur un nouveau vaccin contre la leucémie en Jordanie et qu’il a sauvé de la mort 150 patients. « Quand je lui ai posé des questions précises sur la science [immunologique], il apparut clairement qu’il n’y connaissait rien [26] ». S’ajoutent deux faits : il n’arrive toujours pas à obtenir les diplômes d’Alsabti ; deux ministres jordaniens auxquels il écrit pour savoir où il a passé ses études lui répondent en s’excusant.

Al est remercié. Qu’à cela ne tienne, il déménage, toujours dans Philadelphie, vers le laboratoire de E. Frederick Wheelock, microbiologiste du Jefferson Medical College. Maintenant, il se présente comme faisant partie de la famille royale de Jordanie. Saisi de compassion pour ce jeune et brillant étudiant qui peinait à s’adapter à son nouveau pays, Wheelock le fait participer à un programme d’oncologie clinique, sollicite les autorités jordaniennes pour rémunérer ses recherches. Alsabti ne perd pas son temps. Il commence à tisser son réseau. Il réussit à se faire admettre comme membre de plusieurs sociétés scientifiques. Pour présenter sa candidature à l’American College of Physicians qui siège à Philadelphie, il n’hésite pas à multiplier les mensonges : il retournera au Proche-Orient pour diriger la Société jordanienne de cancérologie ; il a reçu une bourse de recherche à Jefferson ; etc.

Au laboratoire, l’on ne tarde pas à se rendre compte de son incompétence (il ne sait pas faire des injections à des souris), plus, qu’il invente des données. Wheelock le congédie du jour au lendemain. Ce qu’il ignore, c’est qu’Alsabti emporte des brouillons de ses manuscrits, ainsi qu’une copie de demande de subventions.

4’) Premier faux (pas) académique

Deux ans plus tard, un étudiant en thèse de Wheelock constate qu’Alsabti non seulement a rédigé deux articles presque identiques dans deux revues, l’une tchécoslovaque, l’autre américaine (peu renommée) [27], mais qu’il plagie, mot pour mot, le manuscrit dérobé à Wheelock. Fou de rage, le chercheur exige de lui la reconnaissance de sa supercherie et menace de le dénoncer à des revues prestigieuses. Alsabti lui répond le 8 février 1980 :

 

« Vous avez porté certaines allégations qui sont une insulte à mon intégrité. Permettez-moi tout d’abord de saisir cette occasion pour vous dire clairement que je vous suis très reconnaissant du temps et des efforts que vous m’avez consacrés pendant que j’étais boursier dans votre labotaoire. Ce grave malentendu me trouble considérablement, car je n’avais nullement l’intention de plagier vos travaux. D’un bout à l’autre de l’article, des références rappellent vos apports personnels, ainsi que ceux d’autres auteurs. Permettez-moi de vous rappeler que l’article en question est un article de synthèse, ce qui permet à l’auteur d’utiliser des travaux divers à condition d’en mentionner l’origine. Il ne fait aucun doute, en l’occurrence, que dans tous les cas où se présentait une similitude, la référence a été donnée de façon précise. Si vous tentez de publier votre propre lettre dans une revue, je serais bien entendu contraint de prendre toutes les dispositions légales en vue de protéger mes intérêts [28] ».

 

Cette lettre est un prodige de duplicité et de mensonge. Mensonge : sur les 66 références de l’article, seules 2 sont de Wheelock ; il affirme le contraire même de sa réelle intention. Duplicité : il manie le compliment et la menace, la pitié et l’appel aux instances juridiques.

Comment réagit le microbiologiste du Jefferson Medical College ? Il écrivit à quatre revues parmi les plus prestigieuses : Nature, Science, The Lancet et le Journal of the American Medical Association. Or, après discussions, elles décidèrent qu’il s’agissait d’une affaire personnelle entre Wheelock et Al, donc ne publièrent pas la lettre. Sauf The Lancet qui, dans son numéro du 12 avril 1980, publie la lettre de Wheelock. Celui-ci y donne avec justesse les critères permettant de dénoncer la supercherie de l’irakien : lui demander ses diplômes, établir l’authenticité de ses communications personnelles, demander aux auteurs cités de relire l’article.

Bien évidemment, Alsabti n’entame aucune poursuite judiciaire.

5’) Déménagement à Houston

Mais revenons en arrière. En 1978, Wheelock part pour le Texas. Il s’adresse directement à Lee Clark, le président du M. D. Anderson Hospital de Houston. Il lui montre des lettres d’introduction du général David Hanania, médecin-chef du service de santé de l’armée jordanienne. Or, ces courriers affirment qu’Alsabti vient passer une thèse de médecine aux États-Unis. En septembre, il intègre le laboratoire du professeur Glora Mavligit comme volontaire non rénuméré.

C’est à ce moment là qu’il commence à produire de nombreux articles scientifiques, plusieurs chaque mois ! Comment s’y prend-il ? Il prend un article déjà publié, substitue le nom de l’auteur par le sien, change le titre de l’article (par exemple : « Suppression de la multiplication lymphocytaire de la rate chez la souris après injection de composés de platine » devient : « Effet des composés platinés sur la multiplication lymphocytaire des muridés ») et enfin l’envoie à d’obscures revues scientifiques à travers le monde entier. C’est ainsi qu’il écrit à des revues américaines (Journal of Cancer Research and Clinical Oncology ; Journal of Clinical Hematology and Oncology), japonaises (Japanese Journal of Experimental Medicine ; Tumor Research), suisses (Oncology ; Urologia Internationalis), etc.

Al fait appel à d’autres moyens pour enfumer les relecteurs. Primo, les nombreux coauteurs des prétendus articles du chercheur publient toujours en collaboration avec lui ; or, cela interdit de savoir s’ils existent réellement. Secundo, Alsabti multiplie les adresses entre la Société scientifique royale de Jordanie, l’Unité de référence Al-Baas sur les protéines spécifiques, deux adresses personnelles en Amérique et trois en Angleterre.

Au printemps 1979, le CV d’Alsabti affirme que, à l’âge de 24 ans, il est l’auteur de 43 articles scientifiques, a obtenu en 1976 ses diplômes de médecine et de chirurgie à la faculté de médecine de Basra, appartient à 11 sociétés scientifiques et a effectué des travaux de recherche en Angleterre, en Jordanie et aux États-Unis.

Malgré cet impressionnant tableau, le bateau commence à fuir de multiples parts. Mavligit découvre qu’un de ses articles est un faux et demande à Clark de congédier Alsabti. De même, les Jordaniens commencent à dénoncer ses mensonges sur sa prétendue identité royale et ses liens avec le général David Hanania.

6’) Les Caraïbes et autres lieux

Qu’à cela ne tienne ! Alsabti n’en est plus à un déménagement prêt. En février 1979, se rendant compte qu’il vaut mieux se faire oublier à Houston, il présente sa candidature à l’Université américaine des Caraïbes. Et il recevra enfin son diplôme de médecin à Montserrat en mai 1980.

En juin 1980, alors que le « docteur » Alsabti peut exhiber une soixantaine d’articles bien évidemment piratés, il est intégré dans un programme d’internat à Roanoke, en dépendance de l’université de Virginie.

Mais, désormais, le plagiaire est de plus en plus inquiété. Par exemple, Mavligit reçoit une lettre furieuse de l’éditeur d’une revue japonaise de cancérologie affirmant que l’article d’Alsabti est en réalité paru dans la revue suisse Oncology en 1979 [29] est une copie de celui de Yoshida et ses collègues publié en 1979 [30]. Alsabti niera ce fait ou d’autres ; pire, il affirmera que ce sont les autres chercheurs qui ont copié ses articles. Surtout, il est très difficile de le retrouver parce qu’il part comme toujours sans laisser d’adresse.

Nous retrouvons Alsabti à Boston la deuxième semaine de juillet 1980. Toujours avide de titres médicaux et d’une reconnaissance dans la recherche scientifique, il travaille maintenant dans un programme d’internat dans un hôpital dépendant de l’université de Boston. Mais ici aussi sa réputation le rattrape.

7’) Intraçable

Le livre sur la fraude scientifique fut publié en 1982 et la notice de Wikipédia montre qu’Alsabti est mort en 1990. Qu’est-il devenu ? Est-ce que cet émule de Frank Abagnale Junior a finalement été piégé par un tenace Carl Hanratty [31] ? « Nombre de plagiats avérés ont été finalement désavoués, mais le nom d’Alsabti figure toujours en tête de dizaines d’articles dans les fichiers informatisés des énormes services de catalogues scientifiques [32] ».

b) L’exemple de Cyril Burt

1’) Son œuvre

Autant Alsabti est un pseudo-chercheur qui est inconnu et mérite de l’être, autant Sir Cyril Burt (1883-1971) est un professeur de psychologie appliquée à l’University College de Londres, reconnu au point de recevoir en 1971 le prix Thorndike, décerné par l’American Psychological Association pour la première fois à un étranger. Sa notice nécrologique a dit de lui qu’il fut « le plus éminent psychologue de l’éducation de Grande-Bretagne ». Burt est connu pour ses études sur l’héritabilité du quotient intellectuel et sur l’éducation.

Son hypothèse est que l’intelligence humaine est une aptitude innée à 75 %, donc transmise par hérédité [33]. Pour la démontrer, il a étudié des jumeaux homozygotes élevés séparément, dans des environnements différents. Or, il a affirmé que leur évolution a été étonnamment semblable. Par conséquent, l’intelligence est liée non pas d’abord à des facteurs extérieurs ou environnementaux, donc acquis, mais des facteurs innés. Précisément, en 1955, Cyril Burt a publié une première série de résultats portant sur 156 paires de jumeaux dont 21 étaient de vrais jumeaux monozygotes élevés séparément ; or, le coefficient de corrélation était de 0,54 pour les jumeaux dizygotes et de 0,77 pour les jumeaux monozygotes [34]. En 1958, il fit paraître une enquête fondée sur 30 paires de jumeaux ; or, coefficient de corrélation chez les monozygotes élevés séparément, était la même que dans la première étude jusqu’à la troisième décimale : 0,771 [35]. Enfin, en 1966, un troisième travail a porté sur 53 paires – de loin le plus grand échantillon au monde – et il aboutit à un résultat identique [36].

Les travaux de Burt ont joui d’une grande influence en Angleterre et aux États-Unis, notamment par la médiation d’un de ses anciens étudiants, lui aussi fortement héréditariste, Arthur Jensen. Cette influence a largement débordé la psychologie. Pendant un demi-siècle, les études de Burt ont déterminé le programme de l’éducation nationale au Royaume-Uni. En effet, il était conseiller auprès du département de l’Éducation du Royaume-Uni, et la politique éducative a appliqué ses théories en procédant à une sélection scolaire dès le plus jeune âge. Enfin, les enquêtes de Burt ont eu un impact social. En effet, les programmes de rattrapage scolaires destinés aux enfants blancs ou noirs de milieux défavorisés supposent que l’acquis prime l’inné. Or, Burt affirme l’existence d’une inégalité ethnique de l’intelligence.

2’) Sa critique. « L’affaire Burt » [37]

À la mort de Burt, son influence était maximale dans le monde anglo-saxon. Jusqu’à ce qu’un psychologue de l’université de Princeton, qui n’avait jamais travaillé sur le QI, Leon Kamin, se penche sur le dossier. « Ma conclusion immédiate au bout de dix minutes de lecture fut que Burt était un fraudeur [38] » !! L’argument de Kamin est très simple, ou plutôt double ! Nous l’avons vu, Burt affirme qu’il aboutit au même coefficient de corrélation pour ses trois études ; or, cette coïncidence est rarissime. Ensuite, le coefficient de corrélation concernant les QI des vrais jumeaux des trois tailles d’échantillon était de 0,944 ; ce qui était, là encore, hautement improbable. Enfin, dans un tableau portant sur 60 coefficients de corrélation, l’on trouvait 20 coïncidences de ce type ; or, une dernière fois, cela touchait l’impossible. Dans un livre publié en 1974, Kamin conclut en des mots cinglants et fameux :

 

« L’absence de description de protocole dans les rapports de Burt limite leur utilité scientifique. […] La merveilleuse cohérence de ses données renforçant les positions héréditaristes entame souvent leur crédibilité  et, après analyse, les données s’avèrent contenir des effets improbables, compatibles avec un effort pour prouver l’argument héréditariste. On ne peut éviter cette conclusion : les chiffres laissés par le Pr Burt ne méritent tout simplement pas notre considération scientifique [39] ».

 

Jensen lui-même, et c’est tout à son honneur, reconnut la validité des conclusions rigoureuses de Kamin : les données de Burt, écrit-il, « sont impropres à tester l’hypothèse [40] ».

3’) La cause de l’erreur

Face à ce que l’on a appelé « L’affaire Burt », la question ne peut manquer : comment expliquer que Burt ait pu ainsi s’abuser et abuser ? La critique est venue d’un autre chercheur, médecin, Oliver Gillie, qui, dans un article du London Sunday Times, en 1976, osa parler de fraude [41]. Cette accusation souleva une vague d’indignation, d’autant plus virulente qu’elle fut politisée. C’est ainsi que le grand expert londonien en QI qu’était Hans Eysenck écrivit à la sœur de Burt : toute cette affaire « n’est qu’une tentative délibérée de quelques environnementalistes très à gauche pour donner une tournure politique à des faits scientifiques [42] ».

Il revint à un professeur de psychologie à l’université de Liverpool, Leslie Spenser Hearnshaw, de faire le jour sur cette triste histoire. Admirateur de Burt, ayant prononcé son éloge funèbre lors de ses obsèques, commanditaire d’une biographie par la sœur même de Burt, qui mieux que lui était destiné pour y voir clair ? Or, écrit-il, « quand je lus la correspondance de Burt, je fus surpris, et choqué, par ses contradictions et ses mensonges incontestables, mensonges qui n’étaient pas bénins, mais manifestement dissimulés [43] ». Plus encore, selon lui, le problème ne remonte pas aux articles parus à partir de 1955, mais déjà en 1943 : « De 1943 à aujourd’hui [c’est-à-dire 1979, date de parution de sa biographie, soit pendant plus de 35 ans !], les rapports de recherche de Burt doivent être considérés avec méfiance ».

Pascal Ide

[1] William Broad & Nicholas Wade, Betrayers of the Truth. Fraud and Deceit in the Halls of Science, New York, Simon & Schuster, 1982.

[2] William Broad et Nicholas Wade, La souris truquée. Enquête sur la fraude scientifique, trad. Christian Jeanmougin, coll. « Points-Sciences » n° S98, Paris, Seuil, 1987.

[3] John M. Ziman, « Some pathologies of the scientific life », Nature. 227 (1970), p. 996-997, ici p. 996. Pour mémoire, un mystificateur enterra des fossiles bidons dans une carrière pour faire croire que l’Angleterre était le berceau de l’humanité (cf. Joseph Sidney  Weiner, The Pildown Forgery, London, Oxford University Press, 1955).

[4] Cf. Gerald J. Toomer, « Ptolemy », Dictionary of Scientific Biography, New York, Charles Scribner’s Sons, 1975, p. 191.

[5] Cf. Robert R. Newton, The Crime of Claudius Ptolemy, Baltimore, Johns Hokins University Press, 1977.

[6] Cf. Melvin E. Jahn & Daniel J. Woolf, The Lying Stones of Dr Johann Bartholomeus Adam Beringer, Berkeley, University of California Press, 1963.

[7] Stephen Jay Gould, Les Pierres truquées de Marrakech. Avant-dernières réflexions sur l’histoire naturelle, trad. Marcel Blanc, Paris, Seuil, 2002, p. 20.

[8] Cf. Gerald Holton, « Subelectrons, Presuppositions, and the Millikan-Ehrenhaft Dispute », Historical Studies in the Physical Sciences, 9 (1978), p. 166-224. Réédité dans The Scientific Imagination, Cambridge, Cambridge Univ. Press, 1978, p. 25-83 ; « Sous-électrons, présuppositions et la controverse Millikan-Ehrenhaft », L’invention scientifique, trad. Paul Scheurer, coll. « Croisées », Paris, p.u.f., 1982).

[9] Cf. Dennis Rawlins, Peary at the North Pole. Fact or Fiction ?, Washington-New York, Robert B. Luce, 1973.

[10] Cf. Max Gates, « Regents reseind student’s degree, charging fraud », The Ann Arbor News, 18 octobre 1980, p. A9.

[11] Cf. Micke Muller, « Why scientists don’t cheat », New Scientist, 2 juin 1977, p. 522-523.

[12] Cf. Arthur Kostler, L’étreinte du crapaud, trad. Georges Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1972.

[13] Joseph Hixson, The Patchwork Mouse, New York, Doubleday, 1976. Dans son ouvrage, il rapporte d’autres exemples de falsifications (comme le pseudo Fraley, p. 146-148).

[14] Cf. Morton Hunt, « A fraud that shook the world of science », The New York Times Magazine, 1er novembre 1981, p. 42-75.

[15] Cf. Nicholas Wade, « The rise and fall of a scientific superstar », New Scientist, 24 septembre 1981, p. 781-782.

[16] Cf. William J. Broad, « Report absolves harvard in case of fakery », Science, 215 (1982) n° 4534, p. 874-876.

[17] Cf. Alexandre Koyré, Metaphysics and Measurement. Essays in Scientific Revolution, Cambridge, Harvard University Press, 1968.

[18] Cf. Richard S. Westfall, « Newton and the Fudge Factor », Science, 179 (1973) n° 4075, p. 751-758.

[19] Cf. Leonard K. Nash, « The origin of Dalton’s chemical Atomic Theory », Isis, 47 (1956) n° 2, p. 101-116.

[20] Cf. Loren Eisely, Darwin and the Mysterious Mr X, New York, Edward Payson Dutton, 1979.

[21] Cf. les articles dans Curt Stern & Eva R. Sherwood, The Origin of Geneteics. A Mendel Source Book, San Francisco, W. H. Freemand & Co., 1966.

[22] Cf. Ronal A. Fisher, « Has Mendel’s work been rediscovered ? », Annals of Science, 1 (1936) n° 2, p. 115-137.

[23] Cf. Leslie Clarence Dunn, A Short History of Genetics, New York, McGraw-Hill, 1965, p. 13.

[24] Cf. Anonymous, « Peas on Earth », Hort Science, 7 (1972) n°, p. 5.

[25] Pour le détail, cf. William J. Broad, « Would-be academicin pirates papers », Science, 208 (1980) n° 4451, p. 1438-1440 ; William Broad et Nicholas Wade, La souris truquée, chap. 3 : « L’ascension des carriéristes ».

[26] Cité Ibid., p. 49.

[27] Élias A. K. Alsabti, « Tumor Dormancy. A review », Neoplasma, 26 (1979) n° 3, p. 351-361. Il s’agit de l’un des trois articles identiques qu’Al a recopié sur les manuscrits de Wheelock. Les deux autres étant : « Tumor dormancy. A review », Tumor Research, 13 (1978) n° 1, p. 1-13 ; « Tumor dormancy », Journal of Cancer Research and Clinical Oncology, 95 (1979) n° 3, p. 209-220.

[28] Cité William Broad et Nicholas Wade, La souris truquée, p. 51.

[29] Cf. Élias A. K. Alsabti, « Serum lipids in hepatoma », Oncology, 36 (1979) n° 1, p. 11-14.

[30] Cf. Catherine Yoshida et al., « Diagnostic evaluation of serum lipids in patients with hepatocellular carcinoma » », Japanese Journal of Clinical Oncology, 7 (1977) n° , p. 15-20.

[31] Cf. le biopic américain de Steven Spielberg Arrête-moi si tu peux (Catch Me If You Can) de 2002. Avec Leonardo DiCaprio et Tom Hanks.

[32] William Broad et Nicholas Wade, La souris truquée, p. 61.

[33] Cf. Leslie Spenser Hearnshaw, Cyril Burt, Psychologist, London, Hodder and Stoughton, 1979, p. 370 s.

[34] Cf. Cyril L. Burt, « The evidence of the concept of intelligence », British Journal of Educational Psychology, 25 (1955) n° 3, p. 158-177.

[35] Cf. Id., « The inheritance of mental ability », American Psychologist, 13 (1958) n° 1, p. 1-15.

[36] Cf. Id., « The gentic determination of differences in intelligence. A Study of monozygotic twins reared together and apart », British Journal of Psychology, 57 (1966) n° 1, p. 137-153.

[37] Outre le livre déjà cité de Leslie Spenser Hearnshaw, cf. Ronald Fletcher, Science, Ideology, and the Media. The Cyril Burt Scandal, Campus Livingston de l’Université Rutgers, Transaction Publishers, 1991 ; Nicholas J. Mackintosh (éd.), Cyril Burt. Fraud or Framed?, Oxford, Oxford University Press, 1995.

[38] Nicholas Wade, « IQ and heredity. Suspicion of fraud beclouds clascic experiment », Science, 194 (1976) n°, p. 916-919.

[39] Leon Kamin, The Science and Politics of IQ, Potomac (Maryland), Lawrence Erlbaum, 1974.

[40] Arthur R. Jensen, « Kinship Correlations reported by Sir Cyril Burt », Behavior Genetics, 4 (1974) n° 1, p. 1-28.

[41] Oliver Gillie, « Crucial data was faked by eminent psychologist », London Sunday Times, 24 octobre 1976

[42] Leslie Spenser Hearnshaw, Cyril Burt, Psychologist.

[43] Leslie Spenser Hearnshaw, « Balance sheet on Burt », supplément au Bulletin of the British Psychological Society, 33 (1980) n°, p. 1-8.

17.5.2021
 

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