Les premiers chrétiens, puis les Pères, ont choisi pour des raisons très sensées le terme Eucharistie contre celui de Cène pour désigner la spécificité de l’acte institué par le Christ. Pourquoi ?
1) Exposé
Mue par l’Esprit, l’Église veut sauver certes la continuité mais aussi la nouveauté du Christ, sa spécificité. Or, l’institution de l’Eucharistie comporte deux choses : d’une part, le cadre de la Pâques juive : celle-ci, qui s’inscrit dans un repas où est consommé l’agneau pascal et d’autres plats traditionnels, requiert, selon la tradition synagogale, une liturgie de la parole comportant un certain nombre de prières de bénédiction dont une grande prière de louange, etc. ; d’autre part, ce qui est spécifique et original, à savoir l’acte par lequel le Christ non seulement transforme le pain et le vin dans son Corps et son Sang, mais donne ceux-ci par amour. Par ailleurs, le Christ a commandé de faire mémoire de cet épisode central. Mais ce n’est que progressivement que l’esprit humain distingue l’essentiel de l’accidentel, le cadre de ce qui est le cœur. Voilà pourquoi, au début, la primitive Église a fait mémoire de l’intégralité de la Cène ; mais, précise le cardinal Ratzinger dans une conférence décisive prononcée en 2002, elle « a progressivement libéré le don spécifique du Seigneur, ce qui était nouveau et permanent, de l’ancien contexte et elle lui a donné une forme particulière ». Ainsi,
« l’Église naissante a lentement donné à ce Sacrement sa configuration spécifique et, précisément, ainsi, sous la direction de l’Esprit Saint, elle a défini et correctement représenté par signes, ce qui est véritablement son essence, ce que le Seigneur a véritablement ‘institué’ au cours de cette nuit [1] ».
Or, le nom signifie le concept, de sorte que la nouveauté du nom signale la nouveauté du signifié. Mais la Cène désignait spécifiquement la liturgie juive. Voilà pourquoi l’Église a cru judicieux d’abandonner le terme de Cène.
2) Conséquence
On sait que Martin Luther a choisi le terme Cène. Il y voyait une plus grande fidélité à l’origine (saint Paul parle de la « Cène du Seigneur ») et, dans son abandon, un oubli de l’origine biblique. Comme quoi un retour à l’origine n’est pas toujours un signe de vérité : son immense risque, comme ici, est d’oublier la nouveauté inscrite dans l’histoire. Et ici il ne s’agit rien moins que de la nouveauté christique, eucharistique. Comprenons bien : je ne parle pas de la nouveauté apparue dans l’Église depuis le Christ, mais de la nouveauté du Christ elle-même. Or, c’est une loi anthropologique selon laquelle l’histoire seule permet de faire émerger ce qui est donné à l’origine de manière pleine, surabondante mais non explicite. Plus encore, toute nouveauté est forcément mêlée à ce qui est ancien. C’est une loi de la créature que celle-ci ne crée pas, elle transforme ; mais le matériau transformé est préexistant ; c’est donc que toute nouveauté apparaît mélangée à l’ancien. Tout le travail de la tradition sera alors de dégager le spécifique.
L’histoire de l’institution de l’Eucharistie nous offre donc une superbe leçon de théologie fondamentale.
« On comprend d’une très belle façon le lien profond entre l’Écriture et la Tradition. Une simple relecture historique de la Bible, considérée de façon isolée, ne nous communique pas suffisamment la vision de ce qui est essentiel. L’essentiel ne nous apparaît comme tel que dans le contexte vivant de l’Église, qui a vécu l’Écriture et l’a ainsi comprise dans son intention la plus profonde, nous la rendant également accessible [2] ».
Autrement dit, la théologie fondamentale ne pourra retourner à l’origine qu’en s’aidant de tout le travail de la Tradition. La pureté est le fruit d’une longue, patiente purification.
Pascal Ide
[1] Cardinal Joseph Ratzinger, « Eucharistie, communion et solidarité », Lectio magistralis du premier Congrès eucharistique de Bénévent, en Italie (25 mai-2 juin), le 2 juin 2002, texte dans ORf, n° 29, 16 juillet 2002, p. 8 s.
[2] Ibid.