La co-construction en anthropologie. Une autre manière de penser (et vivre) l’universel

L’évolution de la discipline anthropologique dit quelque chose de la dynamique interpersonnelle du don. Pour le montrer, suivons le séquençage proposé par un des grands anthropologues contemporains, François Laplantine. En l’occurrence, se centrant sur l’une des problématiques les plus fondamentales de la discipline, l’articulation entre l’universel et la particularité qu’est la culture, il distingue quatre périodes [1].

1) La construction hiérarchique

L’anthropologie est née en Occident, c’est-à-dire en Europe et en Amérique du Nord, précisément, en trois pays : l’Angleterre, la France et les États-Unis. Comme toute science, la nouvelle discipline s’est voulue universelle, malgré la particularité de son objet qui est telle culture donnée. Or, le modèle épistémologique qui règne alors est celui de l’« observateur antérieur, supérieur et extérieur [2] ». Donc, ce sont ces foyers intellectuels qui donnent les règles d’analyse des autres cultures. Ainsi, les cultures sont secrètement asymétrisées et hiérarchisées. Et l’universel s’identifie à l’absolutisation du particulier (la culture occidentale) qui, pensé selon le modèle hégémonique d’un centre tourné vers les périphéries, mesure sans se laisser mesurer.

2) La déconstruction partielle du modèle

Ce premier modèle fut critiqué assez tôt, au début de la seconde moitié du vingtième siècle par quatre chercheurs de provenances disciplinaires très diverses : un ingénieur qui deviendra écrivain, Michel Leiris, qui écrit un texte majeur : « L’ethnologie devant le colonialisme » (1950) [3] ; le médecin-psychiatre Frantz Fanon, dans l’essai Peau noire, masques blancs (1952) [4] ; et les cinéastes Chris Marker et Alain Resnais, dans le film Les statues meurent aussi (1953) : jugé scandaleux par les autorités coloniales, il sera interdit pendant huit ans. En effet, ces différentes œuvres commencent à récuser l’extériorité de l’anthropologue observateur autant que sa supériorité à l’égard de l’observé (celui-ci ne devrait-il pas passer d’objet à sujet, par exemple, de personne filmée à personne filmante ?).

3) La déconstruction totale

Dans les années 1970, le projet de déconstruction se radicalise, en anthropologie comme partout ailleurs. Le contexte culturel le favorise : nombre d’États accèdent à l’indépendance, comme le Vietnam, l’Angola, le Mozambique, la Guinée-Bissau, le Cap Vert. L’entrée de la déconstruction en anthropologie a été préparée par trois livres majeurs : Le discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire (1955) [5] ; L’homme dominé d’Albert Memmi (1968) [6] ; Peau noire, masques blancs du même Frantz Fanon (1975) [7]. Mais ce « mouvement de réflexion et de rébellion [8] » se reconnaît dans l’ouvrage d’Edward Said, L’orientalisme (1978) [9], qui constitue en quelque sorte l’ouvrage fondateur de ce moment de déconstruction radicale. Celle-ci va se traduire par ce que l’on appelle les « études post-coloniales ».

Les études post-coloniales, très présentes aujourd’hui, possèdent un point commun : elles critiquent l’européocentrisme, donc la domination occidentale et la destruction systématique des singularités culturelles qui en sont la conséquence. Mais elles se sont beaucoup diversifiées. Quant à leur posture : les plus réactives sont multiculturalistes ; les plus intégratives prônent l’hybridation culturelle et la pensée « diasporique [10] ». Quant au contenu : le plus souvent, l’anthropologie cloisonne les champs (post-colonial studies) ; mais, de plus en plus, elle les croise et fait converger les différentes formes de domination (subaltern studies), sociale (entre classes) et sexiste (entre hommes et femmes) : c’est ce qu’ont inauguré des chercheurs indiens comme Ranajid Guha [11] ou Ashis Nandy [12]. Quant à la perspective : la critique sociale, qui est d’ordre intellectuel, se croise parfois avec l’engagement politique, voire avec la création littéraire (Nadine Gordimer, Wole Soyinka, John Maxwell Coetzee, etc.).

En fait, le point de vue déconstructionniste est assez radicalement particulariste, culturaliste. Or, et c’est selon moi le point le plus intéressant, se dessine déjà un début de dépassement interne dans le refus de « la mode d’un ‘post-modernisme’ hétéroclite souvent verbeux et paresseux » et « la recherche du dépassement du couple victimisation/culpabilisation (ou en termes psychologiques plainte/compassion) [13] ». D’où, en toute cohérence, une critique symétrique de la critique de la posture colonialiste, celle des « sujectivités autocentrées, racialocentrées, androcentrées, mais aussi féminocentrées : les rituels d’inversion du blanco-centrisme [occidentalo-centrisme] et de l’andro-centrisme consistant à tuer le colon pour prendre sa place ou encore à se débarrasser du macho pour faire comme lui [14] ». D’un mot, une dénonciation de la réaction, au sens le plus nietzschéen du terme, présente dans la posture post-colonialiste.

4) La coconstruction

Plus encore, aujourd’hui, nous commençons à sortir de la dialectique ou plutôt de l’oscillation entre modèle hiérarchique et modèle polycentrique, entre construction et déconstruction, pour entrer dans un troisième (ou quatrième temps) qui n’est pas la reconstruction, mais la « co-construction du sens ». En effet, contre le premier modèle, l’anthropologie a définitivement renoncé au point de vue antérieur, supérieur et extérieur, donc dominateur, que nous avons décrit ci-dessus. Or, la relation entre centre et périphérie est une relation entre dominant et dominé. Donc, l’anthropologie tourne définitivement le dos au point de vue hiérarchique ou hégémonique qui distingue centre et périphérie.

Pour autant, l’anthropologie a-t-elle abandonné toute prétention à l’universel, donc, implicitement, au relativisme culturel ? Contre le second modèle, elle répond résolument non, et c’est là le point le plus innovant et le plus stimulant. Mais comment proposer un universel qui ne nous fasse pas subrepticement basculer dans la violence de l’universel imposé ? En entrant dans une perspective partagée ou réciproque : il s’agit d’offrir « une anthropologie politique et historique du sujet (et non de l’objet), d’une traductibilité des langues et des cultures dont aucune ne peut être considérée comme la mesure des autres [15] ».

Le fait fondamental qui permet d’espérer en cet universel vient d’être énoncé : les langues sont traduisibles :

 

« Aucune langue n’a, à proprement parler, un équivalent dans une autre. Mais chaque langue, chaque culture a l’aptitude de résonner dans une autre et de se transformer en une autre. […] Rien de ce qui existe dans une culture n’est à proprement parler inintelligible dans une autre. Il convient [donc] de réaffirmer le caractère résolument universel de l’anthropologie, mais ce n’est pas un universalisme défintitif, arrêté, essentiel et imposé. Cet universel […] n’est pas achevé. Il est en construction permanente [16] ».

 

Commentons cet important passage (textuel) qui est aussi un passage (intellectuel, voire personnel) important. L’anthropologie a tiré les leçons de l’histoire : les cultures sont autres, différentes, irréductiblement ; les mesurer en l’occurrence au maître-étalon qu’est l’Occident est une violence intellectuelle qui se transforme en violence sociale, le colonialisme. Or, l’universel est transculturel. En ce sens, il ne peut exister un universel qui ne serait qu’une extension indue d’une particularité, quelle qu’elle soit. Toutefois, l’anthropologie a su tirer une seconde leçon : en demeurer à la particularité des cultures, autrement dit au polycentrisme éclaté, à la pluralité disséminée du sens est réactif et tout aussi violent. Car c’est oublier un fait indubitable : ces langues ne sont pas purement et simplement incommensurables puisqu’elles peuvent se comprendre. « Rien de ce qui existe dans une culture n’est à proprement parler inintelligible dans une autre ». La preuve en est le processus de la traduction que, sur la fin de sa vie, Paul Ricœur a exploré [17]. De fait, le culturalisme particulariste ne s’est pas assez étonné de ce que, grosso modo, deux personnes de cultures différentes, de langues disparates, peuvent dialoguer, sinon intégralement se comprendre. Or, l’universel est ce qui déborde le particulier. Si les particularités culturelles sont poreuses, c’est donc que l’universel n’est pas définitivement obsolète.

Mais si l’universel existe bien, il a en revanche changé de configuration, et Laplantine le décrit brièvement comme un universel non pas achevé, mais en cours de construction et à jamais inachevé. Ajoutons que cet universel est expérimenté et pas seulement pensé. Notre auteur l’explique de manière admirable : « chaque langue, chaque culture a l’aptitude de résonner dans une autre et de se transformer en une autre ». Or, qui dit résonance et transformation dit expérience. Nous allons revenir sur ces deux mots dans la conclusion.

5) Conclusion

En effet, il faut dire plus, et là, désormais dans une perspective différente de celle de l’anthropologue, une perspective qui n’étonnera pas le lecteur de ce site : celle de l’amour-don. D’abord, Laplantine dénonce la forme violente de l’universel : celle de celui qui croit posséder l’universel en mesurant les cultures particulières – quand bien même généreusement il partage sa particularité (par exemple, les critères occidentaux de scientificité) qu’il croit être simpliciter universelle (ce qui est l’illusion du colonialisme). En effet, à côté de la violence de l’exploitation qui va jusqu’à la forme extrême de l’esclavage, se profile la violence subtile de donation – en réalité de pseudo-donation – lorsque celle-ci se fait sans écoute du bénéficiaire, sans respect de sa liberté et sans demande préalable sur l’accueil de ce don. Si belle soit la donation, elle n’est éloignée de la domination que par une syllabe…

Faudrait-il dessiner une autre forme de faux universel dans la réception ? Ce point mériterait d’être interrogé en détail. Ébauchons la réflexion suivante. La victimisation est une pathologie de la réception. Or, nous avons vu ci-dessus que les études post-coloniales, qui sont culturalistes et pluralistes, se sont positionnées de manière réactive contre l’anthropologie hégémonique et ont favorisé une posture victimaire. Cette interprétation serait d’autant plus cohérente que, à la lumière du triangle maléfique de Karpman interprété de manière collective, les deux conceptions erronées de l’universel et du particulier seraient les projections épistémologiques des deux figures contrastées et complémentaires du Sauveteur et du Victimaire [18].

En positif, cette nouvelle conception de l’anthropologie ouvre une voie pour penser l’universel en clé de don. Tout d’abord, en effet, elle braque le projecteur non plus sur les acteurs que sont les cultures particulières, mais sur ce qui, malgré leur grande diversité, leur profonde altérité, circule, à savoir le sens : si nous pouvons nous comprendre, si nous pouvons traduire une langue dans une autre, c’est donc qu’il y a du sens qui se communique. Or, la communication cause du commun. Ainsi, l’universel n’est plus considéré comme une cause, comme une essence déjà là et achevée, mais comme un effet, comme le résultat d’un processus de commun-ication. Or, la loi première (la méta-loi) du don, s’identifie à l’autocommunication. Par conséquent, l’universel surgit du don. Autrement dit, s’il y a de l’intelligible, c’est que l’intelligence se donne à penser.

Ensuite, mobilisons les deux verbes employés par Laplantine : résoner et transformer. Le second dit un changement de forme, donc un passage d’une forme à une autre, plus exactement d’une privation de forme à un acte nouveau [19]. Or, toute nouveauté provient d’une donation, d’une communication qui, en son origine, est extrinsèque. Mais elle dit aussi autre chose que la donation-réception dont nous venons de parler ; elle dit aussi l’appropriation. En effet, cette nouveauté transforme le sujet qui reçoit : si elle provient du dehors, elle ne demeure pas au dehors, elle ne se réduit pas à un ajout, elle est intériorisée ; or, l’appropriation, deuxième moment de la dynamique du don, est une intériorisation. Donc, une nouvelle fois, l’universel est pensé à partir de la grammaire du don ; plus encore, il la mobilise dans sa totalité.

Enfin, le premier verbe, résoner, suggère une nouvelle manière de mettre en relation les sujets. Ainsi que le sociologue et philosophe de l’École de Francfort Hartmut Rosa l’a longuement développé [20], la mise en résonance assure une communication réelle, mais non-violente, entre les êtres. À l’exercice causal de transmission directe, toujours menacé de domination, la résonance préfère l’échange par vibration. D’ailleurs, nous vibrons de tout notre être. Donc, pour être moins frontale, la résonance n’est pas moins totale, mais est dorénavant horizontale. Ainsi, le rythme ouvrirait à une autre modalité de l’universel, éclairé et purifié par le don réciproque. Débarrassée de toute domination, mais non pas de toute donation, les cultures pourraient entrer dans un dialogue qui co-construirait cet universale concretum auquel tout homme et tout l’homme aspire. Le pape Benoît XVI l’a dit admirablement dans une formule inépuisable qui, unissant lógos et diá-logos, met en résonance vérité et amour : « La vérité est lógos qui crée un diá-logos et donc une communication et une communion [21] ».

Pascal Ide

[1] Cf. François Laplantine, Quand le moi devient autre. Connaître, partager, transformer, Paris, CNRS Éd., 2012, p. 18-22.

[2] Ibid., p. 18.

[3] Repris dans Michel Leiris, Cinq études d’ethnologie, Paris, Denoël, 1969.

[4] Cf. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952.

[5] Cf. Aimé Césaire, Le discours sur le colonialisme, Paris, Présence Africaine, 1955.

[6] Cf. Albert Memmi, L’homme dominé, Paris, Gallimard, 1968.

[7] Cf. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, coll. « Points. Civilisation », Paris, Seuil, 1975.

[8] François Laplantine, Quand le moi devient autre, p. 20.

[9] Cf. Edward Said, L’orientalisme, Paris, Seuil, 1978, 2003.

[10] François Laplantine, Quand le moi devient autre, p. 21.

[11] Cf. Ranajid Guha, Dominance without Hegemony. History and Power in Colonial India, Cambridge, Harvard University Press, 1997.

[12] Cf. Ashis Nandy, L’ennemi intime. Perte de soi et retour à soi sous le colonialisme, trad. Annie Montaut, coll. « Les quarante piliers. Série Matériaux », Paris, Fayard, 2007.

[13] François Laplantine, Quand le moi devient autre, p. 20.

[14] Ibid., p. 22.

[15] Ibid.

[16] Ibid., p. 22-23. Souligné dans le texte.

[17] Paul Ricoeur, Sur la traduction, Paris, Bayard, 2003. Contient : « Défi et bonheur de la traduction », discours prononcé à l’Institut historique allemand le 15 avril 1997 ; « Le paradigme de la traduction », Esprit, 853 (juin 1999) ; « Un passage : traduire l’intraduisible », texte inédit.

[18] Cf. Pascal Ide, Le triangle maléfique. Sortir de nos relations toxiques, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2018.

[19] Cf. Aristote, Physiques, L. I, 9.

[20] Cf. Hartmut Rosa, entrées « Accélération » et « Résonance », Philippe Zawieja et Franck Guarnieri (éds.), Dictionnaire des risques psychosociaux, Paris, Seuil, 2014 ; Résonance. Une sociologie de la relation au monde, trad. Sacha Zilberfarb et Sarah Raquillet, coll. « Théorie critique », Paris, La Découverte, 2018. Cf. site pascalide.fr : « De l’aliénation actuelle à l’amour. Une autre lecture de la Théorie critique (l’École de Francfort) ».

[21] « Veritas […] est « lógos » qui efficit « diá-logon » ideoque communicationem et communionem » (Benoît XVI, Lettre encyclique Caritas in veritate sur le développement humain intégral dans la charité et dans la vérité, 29 juin 2009, n. 4. Souligné dans le texte original en latin).

10.12.2020
 

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