En ce soir [1], nous fêtons le Christ-Roi. Le Christ est Roi : « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre » (Mt 28,18) ; au « Fils de l’homme », il « fut donné domination, gloire et royauté » (Dn 7,13-14). De prime abord, une telle affirmation fait naître des résistances. Ne risque-t-on pas de confondre les intérêts de Dieu et ceux de César, le spirituel et le temporel ? De plus, la royauté n’a pas laissé que des bons souvenirs. Le désir de l’instauration de la royauté sociale du Christ n’a pas été, historiquement, sans confusion ni compromission. Mais, en réalité, les résistances les plus fortes à la royauté du Christ sont intérieures. « Nous ne voulons pas qu’il règne sur nous », disent les concitoyens du roi dans la parabole des mines (Lc 19,14)
Nous approcherons de ce mystère en trois temps : choisir le Christ-Roi ; contempler le Christ-Roi ; aimer le Christ-Roi.
1. Choisir le Christ comme notre Roi
La formule intrigue. Pour la comprendre concrètement, il vaut la peine de se poser la question que Jésus adressait à ses disciples : « Pour vous, qui suis-je ? » (Mt 16,15).
Nous pouvons répondre : « Tu es un prophète ». Nous sommes alors touchés par son message, nous suivons ses paroles de sagesse. De fait, elles ont produit un grand impact dans notre culture. Tant des phrases de Jésus sont devenues des proverbes (« la brebis perdue et retrouvée », « la paille et la poutre »). Surtout, son message d’amour et de miséricorde a, en partie, changé la face du monde. De fait, ces paroles peuvent nous guider et nous illuminer. Nous pouvons nous dire : « Aujourd’hui, je veux vivre cette parole du Christ : ‘Pardonnez vos ennemis’ ». Et c’est une véritable révolution. Je pense à une personne qui vivait en conflit avec son frère depuis des années. Un soir, il a décidé de lui écrire le lendemain pour se réconcilier avec lui. Quand il s’est réveillé, il avait une arthrite du poignet. Il a éprouvé, jusque dans la résistance de son corps, la radicalité du changement qu’était le pardon.
Toutefois, faire de Jésus son Roi, c’est plus que faire de lui un maître de sagesse. Jésus n’a pas seulement prononcé des paroles de vie ; il est la « Parole de Vie » (1 Jn 1,1. Cf. Ph 2,16).
Nous pouvons voir en lui un modèle. Jésus ne se contente pas de parler, il agit. Il est « la Vérité » (cf. Jn 14,6), parce qu’il fait ce qu’il dit. Choisir Jésus comme modèle, l’imiter, est décisif. Quand nous posons un choix, il est éclairant de se demander : « Et que ferait Jésus à ma place ? ». Je suis tenté de prendre le métro ou le bus sans payer mon ticket. « Et que ferait Jésus à ma place ? ». J’ai envie de me taire ou de dissimuler. « Et que ferait Jésus à ma place ? ». Si nous sommes cohérents, cette demande est précieuse, parce que, même au sujet de détails, elle permet d’écarter des attitudes qui ne sont pas conformes à l’Évangile.
Néanmoins, derechef, Jésus est plus qu’un exemple de vie. Il est « la Vie » (Jn 14,6). Un modèle demeure extérieur. Or, faire de Jésus notre Roi, c’est le choisir comme celui qui anime notre vie, du dedans : « Le Royaume de Dieu est au milieu de nous » (Lc 17,21).
Nous pouvons aussi chercher en Jésus une aide. Nous sommes nombreux à prier Jésus, le supplier, espérer de lui son secours. Et nous avons raison. Dans sa vie publique, Jésus n’a jamais refusé d’écouter une demande. Combien plus, aujourd’hui, au Ciel.
Mais, encore une fois, voir en Jésus seulement notre intercesseur ou notre Défenseur (cf. Jn 14,6) n’est pas le voir comme notre Roi. S’appuyer sur Jésus, c’est faire de Lui un chemin, c’est-à-dire notre « alpha », mais ce n’est pas nécessairement voir en Lui notre but, c’est-à-dire notre « oméga » (Ap 1,8 ; etc.). Nous pouvons encore demeurer le centre de notre vie. Un roi doit être servi, non pas mis à notre service.
Alors, qu’est-ce donc que choisir Jésus comme notre Roi ? Le roi est celui qui gouverne son royaume. Jésus sera notre roi si c’est lui qui gouverne notre vie, s’il est le centre de notre vie. Prenons une image. Nous conduisons notre voiture. Parfois, nous avons quelque difficulté à céder le volant à un autre. Choisir Jésus comme roi, c’est lui donner la place, accepter que ce soit lui qui conduise notre voiture intérieure. Rappelons-nous cette parole, trinitaire où le verbe est au passif : « Celui-ci est fils de Dieu qui est conduit par l’Esprit de Dieu » (Rm 8,14). Rappelez-vous aussi ce que Benoît XVI appelait « l’autobiographie spirituelle » de saint Paul : « Ce n’est plus moi qui vis, mais c’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2,20). Non sans lutte (cf. 2 Co 12,1 s), l’Apôtre a consenti à la Seigneurie de Dieu dans sa vie.
Mais comment Jésus règne-t-il ? Détaillons maintenant en quoi consiste cet empire de Jésus sur nous. Tentons de donner un contenu plus concret à la royauté du Christ en nous.
2. Contempler Jésus
Choisir Jésus comme roi, c’est le contempler, se mettre à l’écoute de la vérité. Tel est l’enseignement de l’Evangile de ce jour : « C’est toi qui dis que je suis roi. Je suis né, je suis venu dans le monde pour ceci : rendre témoignage à la vérité. Tout homme qui appartient à la vérité écoute ma voix » (Jn 18,37). Jésus règne par sa vérité. Car « il ne suffit pas de me dire ‘Seigneur, Seigneur’ pour entrer dans le Royaume des cieux ; il faut faire la volonté de mon Père qui est aux cieux ».
Écartons une méprise. La vérité dont il est question, chez saint Jean, n’est pas une information édifiante ni même un exemple de vie édifiant. La vérité est une révélation, étymologiquement, la levée d’un voile. « Dieu [le Père], nul ne l’a jamais vu, mais le Fils unique, qui est dans le sein du Père, lui l’a fait connaître » (Jn 1,18). Avant, Dieu était caché or, ce mystère voilà aux hommes est apparu. Nous laissons le Christ régner, si nous nous laissons bouleverser par l’irruption inouïe, inattendue de cette vérité.
Choisir Jésus, c’est sortir de l’ignorance. Le Curé d’Ars, que nous fêtons cette année, a cette parole impopulaire mais perçante : « En enfer, il y a beaucoup d’ignorants ». Accueillir Jésus comme vérité, c’est
Choisir le Christ comme son Roi, c’est donc longuement le contempler. Dans l’ancien Japon, l’empereur faisait une fois par an le tour de son empire et, pour signifier sa domination, il grimpait sur les montagnes les plus hautes et parcourait le paysage du regard. Paradoxalement, Jésus manifeste son royaume non pas en regardant mais en acceptant d’être regardé. Rappelons-nous la manière dont l’évangéliste saint Luc rapporte l’attitude des foules au moment de la Passion : « Et toutes les foules, ayant vu ce spectacle [Jésus crucifié], s’en retournaient en se frappant la poitrine » (Lc 23,48). Levons donc souvent nos yeux vers le Crucifié. Demandons-lui la science de la Croix (Sainte Bénédicte de la Croix). Rappelons-nous. Au couvent San Marco, à Florence, le bienheureux Angelico a peint dans de nombreuses cellules de frères non seulement un Calvaire mais saint Dominique au pied de la Croix, apprenant du Crucifié.
Laisser Jésus régner, donner toute la place à la vérité, c’est aussi l’interroger, ne pas prétendre connaître la réponse, creuser en soi l’espace pour l’entendre. En quelque sorte, qu’à la kénose de Jésus réponde une kénose de notre connaissance. Elie Wiesel rapporte dans ses mémoires que, lorsqu’il revenait de classe, sa mère ne lui demandait pas s’il avait bien répondu, mais s’il avait posé les bonnes questions. Elire Jésus comme son roi, c’est le chercher, comme la Bien-Aimée du Cantique cherche son Bien-Aimé. Interroger souvent : « Qui es-tu, Père ? »
En contemplant Jésus, nous le plaçons au centre nos esprits et de notre vie, nous lui permettons de progressivement devenir notre Roi. Et cela vaut même pour celui qui s’interroge, qui traverse une vallée de larmes, que transperce une épreuve sans nom, voire pour celui qui est tenté par la révolte. La Bible n’a pas hésité à mettre en scène des personnes qui s’opposaient à Dieu (même s’ils reconnaissaient après leur tort). Pourquoi ? Ainsi que le montre le combat de Jacob ou le livre de Job, mieux vaut s’affronter à Dieu, voire l’accuser, que de rompre le contact. Discuter avec Dieu. « Pire qu’une âme perverse, une âme habituée. Sur elle, la grâce ne mouille plus », disait Charles Péguy.
3. Aimer Jésus
Or, que contemplons-nous ? Qui contemplons-nous ? L’amour. La préface que nous entendons parle d’un « règne de justice, d’amour et de paix ». Au-dessus de la Croix, nous voyons ce que l’on appelle le titulus. Or, sur ce titre d’exécution de Jésus, rédigé dans toutes les langues véhiculaires du monde d’alors, Pilate attribua à Jésus le statut royal de Christ. Par une sublime ironie, la décision du procurateur romain païen donna à la foi son véritable point de départ. Pour Jésus, explique Joseph Ratzinger, « être crucifié, c’est être roi ; être roi, pour lui, veut dire qu’il s’est livré lui-même aux hommes, que parole, mission et existence s’identifient dans le sacrifice de cette existence même ». Or, sur la Croix, nous contemplons Jésus qui se donne jusqu’à l’extrême, car il nous aime jusqu’à l’extrême qui est aussi la perfection (cf. Jn 13,1). Sur la Croix, Jésus est totalement pour nous, pro nobis. C’est ce que nous célébrons dans chaque Eucharistie.
Dans la pièce d’Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, les deux hommes qui aiment la belle Roxane, Cyrano et Christian se retrouvent pour assiéger Arras, dans le nord de la France, qui est aux Espagnols. L’heure est grave. Soudain Or, arrive un carrosse qui vient de l’ennemi. On s’interroge lorsqu’une voix crie : « Service du Roi ». Alors, tout le monde se range. Roulement de tambours, chapeaux bas. La portière s’ouvre et… Roxane en descend. De Guiche s’étrangle : « Service du Roi ! Vous ? » Et Roxane de répondre, superbe : « Mais du seul roi, l’Amour ! » (Acte 4, scènes 4 et 5). Rostand l’écrit d’ailleurs avec un A majuscule. Ainsi donc, il n’y a qu’un seul roi : l’amour. Qui ne le sait, qui n’en a fait l’expérience ? L’amour est plus puissant empire qui puisse s’exercer sur un cœur. Celui que nous aimons et qui nous aime en retour, voilà le véritable roi de nos cœurs. Il mobilise toute l’énergie de notre cœur.
Mais l’on sent monter en nous une crainte : cette royauté de l’amour n’est-elle pas la plus subtile des tyrannies ? Assurément, dans les relations humaines, l’amour demande toujours à être purifié de la tentation de la fusion afin d’accéder à la communion. Mais ce risque n’existe pas avec Dieu qui nous a créé libres et sait que seul un libre acte d’amour a du prix. « Ce que Dieu attend de nous, ce n’est pas que nous l’aimions, mais l’aimions librement », disait un père jésuite qui avait prêché près d’une centaine de retraites de saint Ignace. « Dieu ne vainc pas sans convaincre », disait Origène. En revanche, le péril est plutôt de notre côté, que nous nous dérobions à cette royauté d’amour. En effet, aimer et même simplement être aimé, c’est se rendre dépendant de l’être aimé. Un mari disait de son épouse : « Ma femme est un être merveilleux. Je lui connais tant de qualités de présence aux enfants, d’attention à moi-même, d’organisation, etc. Toutefois, quand je réfléchis bien, depuis huit années que nous sommes mariés, je ne me souviens pas qu’elle m’ait jamais demandé quelque chose… » Grande est notre peur de devenir dépendant. Pourtant, aimer, ce n’est pas seulement savoir donner, c’est aussi savoir recevoir. Jésus sera vraiment roi en nous, quand nous consentirons à recevoir ce qu’il veut nous donner.
Appliquons concrètement ces quelques remarques aux prêtres-étudiants qui vivent au Collège canadien. La plupart d’entre vous, vous étudiez la théologie et même si certains (je ne sais pas), vous étudiez par exemple l’exégèse ou le droit canonique, ces disciplines sont au fond encore de la théologie, car elles traitent de Dieu, en sa parole écrite ou dans le droit de son Eglise. Or, la théologie, certes, comporte une part de travail, de recherche. L’énergie et le temps dépensés à suivre des cours, lire des livres et des articles, rédiger des dizaines de pages, pourrait nous faire perdre de vue l’essentiel. La théologie, c’est d’abord un acte de contemplation et d’écoute. C’est aussi un acte d’amour. Relisons la première Epître de Jean : « Bien-aimés, l’amour est de Dieu et quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu. Celui qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, car Dieu est amour » (1 Jn 4,7-8). Pour connaître Dieu, autrement dit pour faire de la théo-logie (discours sur Dieu, « sermo de Deo », dit saint Thomas), il nous faut aimer. On me disait que l’on a retrouvé des manuscrits de Jean-Paul II pape rédigeant ses discours ; or, sur la première feuille, il avait écrit « Ave Maria », sur la deuxième « Gratia plena », etc. Et nous savons combien les textes admirables du pape actuel, même s’ils révèlent une immense culture théologique, surgissent de la lectio divina, c’est-à-dire de la méditation amoureuse de la Parole de Dieu.
J’ajouterai autre chose : ne faites pas de ces années romaines une parenthèse dans votre vie sacerdotale. Certes, vous n’exercez plus beaucoup de ministère, vous n’êtes plus en paroisse. Mais, en étant étudiant, vous permettez de manière singulière à Jésus d’exercer sa royauté sur vous. Pas seulement sur votre travail intellectuel, mais sur tout votre être.
Concluons. Le français distingue le royaume, qui est une réalité institutionnelle et politique extérieure à nous, la royauté qui est une abstraction et le règne, qui est la manière concrète d’exercer la souveraineté. Le grec, lui, ne connaît qu’un mot, basileia. Il permet ainsi de ne pas nous perdre dans des discussions politiques ou des abstractions et de nous dérober à la question que Jésus nous pose aujourd’hui : veux-tu que je sois le Roi de ton cœur et de ta vie ? Ma royauté ne sera sociale que si elle est personnelle.
Jésus, viens régner en nos cœurs pour régner autour de nous ! Comme le dit un si beau cantique, « Regardez l’humilité de Dieu et faites-lui l’hommage de vos cœurs ».
Pascal Ide
[1] Il s’agit d’une homélie qui fut donnée au Collège canadien à Rome, pour la Solennité du Christ-Roi, le samedi soir 21 novembre 2009.