(Toussaint 2020)
En cette solennité de la Toussaint pas comme les autres, nous nous tournons vers les Saints, « la foule immense » (ce qui est réjouissant !) dont parle la première lecture. Les Saints que nous fêtons aujourd’hui se distinguent de nous en ce qu’ils se tiennent « debout devant le Trône et devant l’Agneau », donc qu’ils sont déjà au Ciel. Mais ils nous ressemblent profondément en ce que, comme nous, ils ont emprunté la triple voie de la foi, de la charité et de l’espérance. Le Saint – et nous sommes tous appelés à devenir saints (cf. Mt 5,48) – est celui qui n’a cesse de vivre le plus possible des trois vertus théologales. Encore faut-il bien les comprendre, pour bien en vivre.
- Le Saint est celui qui chemine dans la foi. Croire, ce n’est pas seulement consentir à la Vérité divine, c’est y croire parce que Dieu est vrai, donc est digne de foi. Je peux croire parce que je trouve que la Révélation est cohérente, belle, me sécurise, correspond à mes convictions. Mais il s’agit de motifs tout humains.
Soyons concrets. Je connais des personnes qui, aujourd’hui, adhèrent à ce que dit le pape François, le lisent avec passion, transmettent sa pensée avec enthousiasme et tentent même d’en vivre ; mais qui ajoutent : « François, ce n’est pas comme Benoît XVI ou Jean-Paul II. Avec les autres papes, j’étais en désaccord sur un certain nombre de points, notamment en matière de morale. Maintenant, tout ce que dit le pape actuel me parle ». Je connais aussi des personnes qui se disent croyantes et qui me tiennent le discours opposé : « J’ai beaucoup de mal avec les propos du Saint-Père. J’était beaucoup plus à l’aise avec les précédents papes. Parfois, je me demande même s’il n’y a pas une rupture dans le Magistère ».
Ces deux manières de parler et de vivre sa foi sont bien humaines. Bien entendu, croire n’est pas remiser son intelligence ; bien évidemment, il y a différents degrés d’autorité dans la parole d’un pape ; bien sûr aussi, nous pouvons avoir des affinités plus grandes avec la pensée de tel ou tel souverain Pontife. Mais la question ici posée est celle que je soulevais au début : est-ce que j’adhère à la Révélation ou à la voix du successeur de Pierre – que ce soit celui d’aujourd’hui ou ceux d’hier – au nom de mes propres lumières, de ce qu’il est conforme à mes convictions, ou bien parce que je crois que c’est Dieu qui parle (« Qui vous écoute, m’écoute », dit Jésus à ses apôtres) ? Dans le premier cas, il s’agit d’une croyance toute humaine, dans le second seul, nous avons affaire à la foi théologale, celle dont vivaient les Saints.
- Le Saint est celui qui, jour après jour, a vécu dans la charité, l’amour de Dieu et de son prochain par amour de Dieu. Là encore, une purification est nécessaire. Spontanément, nos affections nous portent vers ceux qui nous sont plus sympathiques, nous nous dévouons pour ceux qui nous sont proches et semblables. Et c’est bien compréhensible. Mais, soyons clair : « les païens en font autant ». La charité théologale consiste à aimer l’autre comme Dieu l’aime. Et Dieu fait lever son soleil sur les bons comme sur les méchants et tomber sa pluie sur les justes comme sur les injustes – ce qui, de prime abord, pourrait scandaliser ! Elle ne consiste pas à aimer l’autre parce qu’il nous fait du bien, mais pour faire son bien. Et là, nous trouvons tout l’esprit des béatitudes, par exemple, la troisième : « Bienheureux les doux, ils obtiendront la terre promise ».
C’est ce que vit le Docteur de la science de l’amour, sainte Thérèse de Lisieux, que je vous donnais en exemple dimanche dernier. En voici une autre illustration.
« Il se trouve dans la communauté une sœur qui a le talent de me déplaire en toutes choses, ses manières, ses paroles, son caractère me semblaient très désagréables. Cependant c’est une sainte religieuse qui doit être très agréable au bon Dieu, aussi ne voulant pas céder à l’antipathie naturelle que j’éprouvais, je me suis dit que la charité ne devait pas consister dans les sentiments, mais dans les œuvres, alors je me suis appliquée à faire pour cette sœur ce que j’aurais fait pour la personne que j’aime le plus. A chaque fois que je la rencontrais je priais le bon Dieu pour elle […]. Je ne me contentais pas de prier beaucoup pour la sœur qui me donnait tant de combats, je tâchais de lui rendre tous les services possibles et quand j’avais la tentation de lui répondre d’une façon désagréable, je me contentais de lui faire mon plus aimable sourire […]. Un jour à la récréation, elle me dit à peu près ces paroles d’un air très content : ‘Voudriez-vous me dire, ma sœur Thérèse de l’Enfant Jésus, ce qui vous attire tant vers moi, à chaque fois que vous me regardez, je vous vois sourire ?’ » […] Je lui répondis que je souriais parce que j’étais contente de la voir (bien entendu je n’ajoutai pas que c’était au point de vue spirituel.) [1] ».
- Enfin, le Saint est celui qui vit dans et de l’espérance. Et c’est peut-être là que nos illusions sont les plus grandes. Nous pensons souvent que nous avons confiance en Dieu. En réalité, nous nous appuyons secrètement sur de nombreuses sécurités humaines : notre bonne santé, nos relations, notre autonomie financière, etc. Survient la tempête, telle assurance nous est ôtée, et soudain nous nous sentons démunis, voire affolés. Ce jour-là, nous pouvons mesurer combien notre espérance était en fait un espoir très humain – comme notre foi est souvent une croyance humaine et notre charité une affection mue par les seules affinités humaines. Mais l’espérance ne devient une véritable espérance que lorsque, comme Abraham avancé en âge, « nous espérons contre toute espérance » (Rm 4,18), lorsque nos sécurités créées s’affaissent. Voilà pourquoi Saint Augustin corrélait l’espérance à la première béatitude, celle de la pauvreté.
Tel est peut-être l’un des sens de l’épreuve redoutable que nous traversons aujourd’hui : tourmente d’un avenir tellement incertain à l’échelle même du monde, tourmente de notre pays encore victime d’attentats violemment anti-chrétiens. Et si elle était un chemin pour purifier et renouveler notre espérance ? Comment ne pas songer à la méditation de notre Saint-Père le 27 mars dernier, face à une place saint-Pierre désertée à cause de la pandémie, à propos de la tempête apaisée ?
« Nous nous retrouvons apeurés et perdus. Comme les disciples de l’Evangile, nous avons été pris au dépourvu par une tempête inattendue et furieuse. […] Comme ces disciples qui parlent d’une seule voix et dans l’angoisse disent : ‘Nous sommes perdus’ (v. 38), nous aussi, nous nous nous apercevons que nous ne pouvons pas aller de l’avant chacun tout seul, mais seulement ensemble. […]
« ‘Maître, nous sommes perdus ; cela ne te fait rien ?’ (v. 38). […] Ils pensent que Jésus se désintéresse d’eux, qu’il ne se soucie pas d’eux. […] Jésus, plus que personne, tient à nous. En effet, une fois invoqué, il sauve ses disciples découragés. […]
« ‘Pourquoi êtes-vous si craintifs ? N’avez-vous pas encore la foi ?’ […] Seigneur, Tu nous demandes de ne pas avoir peur. Mais notre foi est faible et nous sommes craintifs. Mais toi, Seigneur, ne nous laisse pas à la merci de la tempête. Redis encore : ‘N’ayez pas peur’ (Mt 28,5). Et nous, avec Pierre, ‘nous nous déchargeons sur toi de tous nos soucis, car tu prends soin de nous » (cf. 1 P 5,7)’ [2] ».
Pascal Ide
[1] Ms C, 13 v° et 14 r°.
[2] Pape François, Moment extraordinaire de prière en temps d’épidémie, Parvis de la basilique Saint-Pierre, vendredi 27 mars 2020. Texte sur le site du Vatican : http://www.vatican.va/content/francesco/fr/homilies/2020/documents/papa-francesco_20200327_omelia-epidemia.html