3) Propositions d’interprétation philosophique
Tous ces exemples, et bien d’autres, montrent donc que les coïncidences sont parfois plus probables qu’il n’y paraît.
a) Signification épistémologique
L’on dit volontiers que les statistiques sont contre-intuitives, contrarient le bon sens. Peut-on interpréter cette critique du sens commun comme sa remise en question ?
En fait, ces critiques portent sur des événements très particuliers. Toute connaissance porte sur un objet. Or, celui-ci est plus ou moins universel et la certitude est proportionnelle à l’universalité. Par exemple, s’il est très certain d’affirmer qu’il y a différentes espèces d’araignée, il l’est beaucoup moins de dire qu’il en existe 42 500. Or, le sens commun qui a pour objet le très universel et les exemples ci-dessus sur des événements très cironstanciés, très particuliers. Or, la philosophie porte sur l’universel. Par conséquent, ils ne peuvent pas porter au scepticisme qui est une doctrine philosophique.
Analogiquement, il en est de même dans les illusions d’optique. Elles concernent des phénomènes visuels très particuliers : telle configuration de formes, de couleurs, de mouvements, etc. Elles ne portent donc pas atteinte à la connaissance commune, confuse, celle qui porte par exemple sur le fait que je vois des formes, des mouvements, des couleurs, etc.
En revanche, cette incapacité à faire coïncider sens commun et connaissance adéquate du réel dit quelque chose de la condition blessée de l’homme, ce qu’il faut désormais explorer, en considérant successivement l’objet (le plan cosmologique) et le sujet (le plan anthropologique).
b) Signification cosmologique
Aristote affirmait que « la nature est ce qui se produit le plus souvent ». Or, la formule « le plus souvent » est spontanément interprétée comme équivalente à « régulièrement ». Les exemples précédents (concernant l’étalement ou la loi des séries) montrent que le naturel peut être irrégulier, voire adopte une configuration plus chaotique qu’il n’y paraît.
Cette loi de non-étalement, d’irrégularité vaut pour des événements indépendants, autrement dit pour les événements dont le précédent n’influe pas sur le suivant.
Comment interpréter cette irrégularité ? Il me semble que ce soit une attestation de la potentialité de la matière. En effet, les êtres sont composés de matière (au sens aristotélicien de principe potentiel et non pas au sens de corps ayant déjà une forme qui l’actue) et de forme (aussi au sens aristotélicien de principe actuel et non pas au sens de figure extrinsèque). Or, dans les réalités et les événements matériels, les artefacts, la forme donne une stabilité. En revanche, elle ne réduit pas toute la puissance.
Il me semble qu’il faut dire plus. Notamment à partir de l’exemple de la répartition des chiffres choisis au hasard. Alors que nous avons tendance à les étaler, c’est-à-dire à les écarter, le hasard lui, n’hésite en rien à les rapprocher – sans qu’il soit en rien possible de configurer la fréquence, l’intensité de ce rapprochement. Or, qui dit proximité dit potentialité de rencontre. Le hasard est donc une puissance de rencontre, une espérance de jonction. Si, laissé à lui seul, il peut conduire au chaos, il permet aussi aux entités dans leur heureuse indépendance, de pouvoir se rapprocher sans finalité ni intention, et se combiner de manière inattendue au ras des causes secondes.
c) Signification anthropologique
Enfin, pourquoi l’homme peine-t-il à reconnaître cette irrégularité comme telle ?
Il faut ici dissocier le fait de son interprétation. Certains distingueront la loi des séries et les séries noires. La première n’a pas de consistance cosmologique, autrement dit, la coïncidence est dénuée de causes extérieures, naturelles ou autres. Le fait que Michael Jackson, Farah Fawcett, Karl Malden, David Carradine soient morts la même année ne présente pas de signification au ras même du monde physique.
La question demeure. Différentes causes psychologiques ont été évoquées. Elles parlent de l’homme dans sa condition actuelle, postlapsaire et culturellement conditionnée. Elles permettent de noter que l’homme est porté au pessimisme qu’à la gratitude.
Mais une raison décisive n’a pas été évoquée. En se dérobant à la reconnaissance de ce qui est pur hasard, en l’interprétant selon sa propre vision de l’aléa, l’homme exprime d’abord sa difficulté à pouvoir reconnaître le hasard comme hasard. En effet, en injectant de la régularité, l’homme introduit de l’ordre dans la nature. Pourquoi notre raison résiste-t-elle en surdéterminait toujours la nature de son logos ? Ce qui échappe à l’ordre et à l’intelligibilité le menace-t-il ? Ou bien menace-t-il son besoin de contrôler, si typique de l’homme moderne ?
D’où une autre question. Comment l’homme peut-il ne pas faire interférence ? Comment l’homme peut-il laisser le hasard être hasard ?
4) Relecture en clé de don
Je vois deux réponses.
a) En perspective philosophique
La première est liée à la logique philosophique de l’amour. Ce qui échappe à la raison n’échappe pas à l’amour. En effet, l’amour est entièrement transi par le hasard. D’abord, parce que le lien amoureux est fragile ; ensuite, parce qu’une fois constituté et stable, il est menacé de la pire des facticités : la mort qui emporte toujours les époux de manière asynchrone, autrement dit fera toujours souffrir l’un de la mort de l’autre ; enfin, et avant tout, au point de départ de la rencontre. En effet, le lien amoureux, comme d’ailleurs le lien amical, se caractérise par son surgissement contingent, non-conditionné. Plus encore, nous sommes aujourd’hui arrivés à une conscience très aiguë (même si elle est partiellement naïve) que, plus l’amour naît par hasard, plus il peut s’épanouir comme amour. L’amour serait donc non seulement ce qui, par excellence, surgit de la contingence, de la rencontre en rien prédéterminée de deux libertés, mais aussi ce qui donne le plus sens au hasard. Toutefois, je n’oserais dire le racheter, car ce hasard, loin d’être chaotique ou fatal, est au contraire ce qui permet le surgissement de l’inouï, de la surprise.
Assurément, la psychologie et la sociologie objecteront que les conditionnements dont la rencontre amoureuse est transie pèsent d’autant plus qu’ils sont voilés et échappent aux protagonistes. Mais le fantasme d’une victoire ou plutôt d’une assomption du hasard dans la forme supérieure de la liberté dit aussi quelque chose de l’idéal d’amour, au même titre que, dans l’interprétation de Soloviev, la passion originaire est une promesse de l’uni-totalité – malheureusement non tenue par la suite. Dans le cas idéal et illusoire où j’aurais pris conscience des secrètes répétitions de scénarios pré-inscrits en moi (par fusion ou par réaction), le hasard serait enfin pur de ces régularités dont on a dit qu’elles étaient des projections d’un logos sécuritaire ; alors, pourrait jouer à plein la magie de la rencontre et de ses virtualités infinies.
Il faudrait ajouter que l’amour est, par excellence, ce qui dépasse la différence, voire le hiatus de la liberté et de la nécessité, dont on sait qu’ils sont centraux pour la philosophie moderne. On pourrait même dire que les deux liens affectifs les plus profonds, le lien conjugal (entre conjoints) et le lien parental (entre parents et enfants), représentent les deux extrêmités du couple liberté-nécessité : il n’y a pas plus libre, contingent, factice que la naissance de l’amour ; il n’y a pas plus déterminé que le début du lien filial (en son enracinement dans la chair).
b) En perspective théologique
Il y a une seconde réponse. Précisons tout d’abord que le hasard est rendu possible par l’indépendance des causes secondes les unes vis-à-vis des autres. Cette indépendance se creuse infiniment par la liberté. Elle est aujourd’hui extrêmement menacée par une nouvelle forme de monisme qui prend la forme de l’intelligence collective, d’un panpsychisme, au nom de l’universelle connexion des êtres. L’un des plus grands enjeux d’une saine métaphysique, qui requiert d’abord une saine cosmologie et une saine anthropologie, est de tenir ensemble deux propositions qui font parfois figure d’énoncés quasi-contradictoires : l’être est en soi et en relation, et l’identité à soi est la condition de la relationnalité.
Ce qui échappe à l’homme et à l’ordre des causes secondes, n’échappe pas à la Providence divine. Le hasard qui interdit la maîtrise de l’homme permet à Dieu d’agir… en toute liberté. C’est justement parce qu’il y a du hasard que la coïncidence peut faire sens. Si les substances créées et les événements mondains étaient enserrés dans un étroit réseau de nécessité et régularité, tout ce qui vient de la cause première passerait par la médiation des causes secondes – et non, comme ici, de la connexion aléatoire de ces mêmes causes subordonnées.
Pascal Ide