4) L’amour comme issue hors de la critique (Max Horkheimer et Theodor W. Adorno)
a) Brève présentation des philosophes
Max Horkheimer (1895-1973) est, lui aussi, philosophe et sociologue. Nous l’avons vu, il devient directeur de l’Institut de recherche sociale (Institut für Sozialforschung) en 1930. Il émigre en 1933 et crée les différentes « filiales » dont nous avons aussi parlé. Il revient à Francfort après la guerre et reconstitue l’Institut en 1950, lui insufflant une vitalité nouvelle.
Theodor W. Wiesensgrund Adorno [1] (1903-1969), s’il est lui aussi philosophe et sociologue, présente la particularité d’être compositeur, appartenant à la seconde école de Vienne [2] (avec Arnold Schönberg, Alban Berg, et Anton Webern, les fondateurs de la musique atonale, sérielle et dodécaphonique), musicologue et théoricien de la Nouvelle Musique. C’est parce que la musique est sa préoccupation première jusqu’en 1930 (il a étudié un an la composition musicale avec Alban Berg à Vienne) qu’il prend comme sujet de thèse : la construction de l’esthétique chez Kierkegaard [3]. Adorno est doublement lié à Max Horkheimer : comme fondateur de la Théorie critique et comme initiateur de la notion interdisciplinaire d’industrie culturelle (Kulturindustrie), développée dans La Dialectique de la raison dont nous allons parler.
b) Diagnostic
1’) Thèse
On connaît la thèse générale des deux penseurs : la raison elle-même est essentiellement viciée. Ce n’est pas le lien de paternité qui est pourri, comme disait Sartre, mais le lien de rationalité. Le progrès de la raison n’est qu’un retour à la barbarie.
Déjà, s’inspirant des principes de la vulgate marxiste, Horkheimer montrait, dans sa Théorie critique en 1937, les complicités existant entre la raison dite scientifique et les mécanismes de production et d’exploitation. En 1946, il radicalise sa thèse dans Eclipse of Reason [4]. L’ouvrage affirme que la raison connaît actuellement une crise qui est liée non pas à un accident de l’histoire, mais à sa structure, dialectique. En effet, la raison se pense à partir de « l’antagonisme destructeur du moi et de la nature ».
Horkheimer va développer cette idée dans un ouvrage coécrit avec Adorno dont le titre allemand Dialektik der Aufklärung (La dialectique des Lumières) a été traduit La dialectique de la raison [5]. Désormais, c’est toute la rationalité notamment moderne qui est affectée d’un arrêt de mort : « la subjectivisation qui exalte le sujet signe en même temps son arrêt de mort [6] ». Voire toute la rationalité mérite d’être répudiée. Le programme de Dialectique de la raison est « la tentative de comprendre pourquoi l’humanité, au lieu de s’engager dans des conditions vraiment humaines, [sombre] dans une nouvelle forme de barbarie [7] ». Le procès intenté par Horkheimer et Adorno vise en réalité non pas la raison elle-même, mais celle qui s’est développée dans un cadre géographique et historique particulier : l’Occident depuis la fin du Moyen-Âge à l’époque des Lumières.
2’) Exposé
- Il est d’abord historique. Dans une relecture fameuse, nos philosophes font remonter cette répudiation non seulement jusqu’à Platon (dont, déjà, Nietzsche faisait l’aurore de la modernité : « Depuis Platon, le philosophe est en exil et conspire contre la patrie [8] »), mais jusqu’à Homère lui-même. En effet, Ulysse est le prototype de « l’individu bourgeois ». D’un côté, il apporte la rationalité, puisque, revenant à Ithaque, il vient sortir Pénélope, son royaume du pouvoir usurpé des prétendants, rétablir l’ordre légitime ; mais de l’autre côté, comment ne pas avoir le cœur soulevé de dégoût devant la sauvagerie de sa violence ? Comment ne pas être horrifié par le sort des servantes pendues, peu après le massacre des prétendants ? Qu’on relise aussi la description épouvantée que fait Homère, par les yeux de Télémaque et d’Euryclée, d’Ulysse après le massacre : « Il était tout souillé de poussière et de sang. On eût dit un lion qui vient de dévorer quelque bœuf à l’enclos : son poitrail et ses deux bajoues ensanglantées en font une épouvante. Des pieds au haut des bras, c’est ainsi que le corps d’Ulysse était souillé [9] ». Ce n’est pas Ulysse, c’est la raison elle-même qui est congénitalement atteinte par la violence. Donc, « c’est l’Odyssée tout entière qui apporte un témoignage de la dialectique de la Raison [10] ». On sait combien Derrida et Lévinas à sa manière feront aussi du logocentrisme la source de toute violence, la violence fondatrice.
- L’exposé est surtout systématique. L’argumentation est simple. Le propre de la raison est de tout reconduire à l’unité et à la totalité : « la Raison ne reconnaît comme existence et occurrence que ce qui peut être réduit à une unité […]. De Parménide à Russell, la devise reste : Unité [11] ». Mais la réalité est essentiellement plurielle, multiple : « Ce que l’on continue à exiger, c’est la destruction des dieux et des qualités [12] ». Donc, la raison est « une entreprise de liquidation [13] ». Nos philosophes convoquent aussi un autre grand couple métaphysique : le changeant est au déterminé ce que le multiple est à l’unité. Par conséquent, pour la raison, « tout est déterminé au départ : c’est en cela qu’elle est mensongère [14] ».
Derrière cette critique ontologique se rencontre une critique épistémologique. Là encore, la démonstration est aussi simple que limpide. Le propre de la raison est d’abstraire ; or, l’abstraction détruit : « L’abstraction, instrument de la Raison […] envers son objet […] est une entreprise de liquidation [15] ». La conséquence pratique et révélatrice est le totalitarisme : « La Raison […] a toujours sympathisé avec la contrainte sociale [16] », voire « la Raison est totalitaire [17] ». Pour nos deux philosophes, l’abstraction est donc la blessure de la raison par excellence. L’on pourrait remplacer abstraction par universalité : « C’est […] la domination de l’universel qui se cache dans le principe monadologique de l’individu, même là où il est protestataire [18] » ; or, nous verrons dans un instant que cette monadologie conduit à l’indifférence à l’égard de l’autre, l’absence d’empathie et finalement à la tyrannie.
- Ce qui est vrai au plan spéculatif l’est aussi au plan pratique : la pratique suit la théorie ; la multiplicité diaprée du monde doit se soumettre à la catégorisation unitaire ; mais le monde vivant est foisonnant ; voilà pourquoi, par essence, la Raison totalisante est totalitaire : « le penser, dont le mécanisme coercitif reflète et perpétue la nature, se reflète également lui-même comme nature oublieuse d’elle-même, comme mécanisme coercitif [19] ». En effet, le monde de l’abstraction est le monde du même ; or, le totalitarisme refuse et réduit l’autre au même : c’est vrai du racisme nazi, du fascisme, du stalinisme. Donc la raison contraint au Système, voire davantage : « la raison est plus totalitaire que n’importe quel système [20] ».
L’abstraction, notamment, conduit à l’atomisation des individus et la suspension des relations. Dans un monde fondé sur l’échange marchand, capitaliste et sur la rationalité technico-scientifique, l’homme s’éloigne de l’autre homme. Cette abstraction prend aussi la forme de la « froideur » et de la « froideur bourgeoise » qui affecte en profondeur notre société [21]. Adorno estimait même que cette froideur est le principe fondamental « de la subjectivité bourgeoise » […] sans laquelle Auschwitz n’aurait pas été possible [22] ». De fait, cette raison instrumentalisante et réifiante a conduit aux techniques de l’extrême, donc au totalitarisme qui fut évoqué ci-dessus : le génocide symbolisé par Auschwitz, mais aussi des inventions comme la bombe atomique :
« On ne peut s’empêcher de penser que l’invention de la bombe atomique, qui permet d’anéantir d’un seul coup des centaines de milliers de personnes, s’inscrit dans le même contexte historique que le génocide. On qualifie volontiers d’explosion démographique l’accroissement brutal de la population. Tout se passe comme si la fatalité historique préparait une contre-explosion, l’anéantissement de populations entières. Tout cela pour montrer à quel point les forces contre lesquelles il faut lutter sont celles du mouvement de l’histoire universelle [23] ».
c) Remède
Des deux auteurs, l’on a retenu surtout que la seule solution est de « briser les limites de la Raison [24] ». Mais c’est en rester à la raison théorique. Nous avons vu que la critique portait aussi sur les conséquences pratiques : la froideur et la pulvérisation des liens. Nous sommes face à « un agrégat de gens complètement froids, qui ne supportent pas leur propre froideur, mais sont incapables d’y changer quelque chose [25] » ! Que cette observation est toujours actuelle ! Quel sera le remède ? Tout simplement l’amour. Oui, vous avez bien lu ! Du moins, Adorno le dit en termes négatifs :
« Aujourd’hui, tout homme sans exception se sent trop peu aimé, parce que chacun est insuffisamment capable d’amour. Il est certain que l’incapacité de s’identifier aux autres fut la condition psychologique la plus importante qui permet qu’Auschwitz existe. […] C’est une loi générale des choses de ce monde. Se taire sous la terreur n’était qu’une conséquence de celle-ci. La froideur de la monade sociale, du concurrent dans son isolement, n’était que l’indifférence envers le destin des autres, ce qui explique que furent peu nombreux ceux qui réagirent [26] ».
Le philosophe allemand précise plus loin : « Car les hommes que l’on devrait aimer sont eux-mêmes ainsi faits qu’ils ne peuvent aimer, et de ce fait ne sont pas tellement dignes d’être aimés [27] ». Donc, la pensée adornienne rejoint non seulement le diagnostic, mais aussi le remède, proposés par Marcuse et Fromm.
d) Observation critique
Face à une critique aussi radicale de la raison, Jean-François Mattéi use de l’argument de rétorsion [28]. D’un côté, nos auteurs critiquent la barbarie de la raison au nom de l’humanité. Or, de l’autre, cette humanité est encore en gestation, elle n’existe pas : il faut donc qu’ils l’inventent au nom de leur raison actuelle ; c’est donc que celle-ci présente quelque valeur humanisante. Un autre paradoxe mine la Théorie critique : d’une part, elle déconstruit la raison actuelle ; d’autre part, elle concède tout à l’idéalisme, puisqu’elle réduit le monde à la série de ses apparitions phénoménales et, par exemple, récuse non seulement l’existence de Dieu, mais toute possibilité d’un discours sur l’au-delà [29]. En ce sens, Adorno (plus que Horkheimer), présente des affinités avec Heidegger, ainsi que Habermas l’a relevé : leur relecture entropique de l’histoire fait de la modernité l’ultime avatar du rationalisme réifiant et conduit à un refus de la forme prise par la vie moderne [30] ; leur interprétation unilatéralement pessimiste les rend insensibles à l’ambivalence de l’histoire contemporaine qui, à côté d’aspects répressifs, contient aussi des aspects émancipateurs, que la dialectique hégélienne permettait de penser simultanément [31]. Habermas gradue toutefois son propos : la critique adornienne du monde administré est moins antimoderne que la critique heideggérienne de la technique [32].
Demeure l’ouverture inattendue à l’amour. Sans doute, un éros déconnecté du logos court le risque de l’irrationnel. À moins que ce ne soit un défi pour élaborer non seulement des raisons d’aimer, mais une raison dont la dynamique soit animée par l’amour, pas seulement en son origine et en sa fin, mais en son essence.
Voire, demeure une ouverture en creux à l’Absolu. Dans une entrevue accordée en 1969 après la mort de son ami de toujours, Horkheimer a révélé que la pensée d’Adorno avait toujours été hantée par la nostalgie de « l’autre ». Certes, il s’interroge sur le monde et cherche à l’interpréter avec rigueur ; mais il est convaincu que l’immanence renvoie à une transcendance qui seule peut donner le repos à la pensée. Certes, Adorno n’emploie pas les mots au-delà, ciel, éternité, beauté ; mais cette théologie négative n’est pas une négation de Dieu, mais une négation de sa représentation : « nicht darzustellen ist [33] ». Au fond, fidèle à cette conviction profondément biblique de l’interdit de figurer Dieu, qui est une des formes de la prohibition de l’idolâtrie, toute la philosophie de Horkheimer conduit à un apophatisme que l’on ne peut toutefois identifier à un témoignage rendu à Celui qui n’est que bonté [34].
Pascal Ide
[1] Notre philosophe estimant que Wiesensgrund, le nom de famille de son père, étant pratiquement imprononçable en anglais, a décidé, lorsqu’il émigra aux États-Unis en 1938, de l’associer au patronyme de sa mère, Adorno, qui était une cantatrice d’origine corse.
[2] La Première école de Vienne est illustrée par les compositeurs Joseph Haydn, Wolfgang Amadeus Mozart, Ludwig van Beethoven et Franz Schubert.
[3] Cf. Theodor W. Adorno, Kierkegaards Konstruktion des Ästhetischen, mit einer Beilage : Kierkegaards Lehre von der Liebe, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1962 : trad. Éliane Escoubas, Paris, Payot, 1995. L’on notera le thème de l’essai publié avec la nouvelle édition de la thèse…
[4] Max Horkheimer, Éclipse de la raison, trad. de l’américain par Jacques Debouzy, suivi de Raison et conservation de soi, trad. de l’allemand par Jacques Laizé, coll. « Critique de la politique », Paris, Payot, 1974.
[5] Max Horkheimer et Théodor W. Adorno, La dialectique de la raison. Fragments philosophiques, trad. Éliane Kaufholz, coll. « Bibliothèque des idées », Paris, Gallimard, 1974, p. 30. Repris en coll. « Tel » n° 82.
[6] Max Horkheimer, Éclipse de la raison, p. 26.
[7] Max Horkheimer et Théodor W. Adorno, La dialectique de la raison, p. 13.
[8] Frédéric Nietzsche, « La philosophie à l’époque tragique des Grecs », Écrits posthumes 1870-1873, tome 1, vol. 2, trad. Jean-Louis Backes, Michel Haar et Marc B. de Launay, Œuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, 1975, p. 218.
[9] Homère, Odyssée, chant XXII, v. 401-406, trad. Victor Bérard, Paris, Armand Colin, 1963.
[10] Max Horkheimer et Théodor W. Adorno, La dialectique de la raison, p. 58.
[11] Ibid., p. 25.
[12] Ibid.
[13] Ibid., p. 30.
[14] Ibid., p. 41.
[15] Ibid., p. 30.
[16] Ibid.
[17] Ibid., p. 24.
[18] Théodor W. Adorno, Minima moralia. Réflexions sur la vie mutilée, trad. Éliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral, coll. « Critique de la politique », Paris, Payot, 1980, p. 23.
[19] Max Horkheimer et Théodor W. Adorno, La dialectique de la raison, p. 54.
[20] Ibid., p. 41.
[21] Sur le thème de la « froideur bourgeoise », cf. Andreas Gruschka, Bürgerliche Kälte und Pedagogik. Moral in Gesselschaft und Erziehung, Wetzlar, Büchse der Pandora, 1994 ; Jay M. Bernstein, Adorno. Disenchantment and Ethics, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, en particulier p. 396-414.
[22] Théodor W. Adorno, Dialectique négative, trad. par le Groupe de traduction du Collège de philosophie, coll. « Critique de la politique », Paris, Payot, 1978, p. 439.
[23] Théodor W. Adorno, « Éduquer après Auschwitz », Id., Modèles critiques, trad. Marce Jimenez et Éliane Kaufholz, Paris, Payot, 1984, p. 205-219, ici p. 206.
[24] Max Horkheimer et Théodor W. Adorno, La dialectique de la raison, p. 215.
[25] Théodor W. Adorno, « Éduquer après Auschwitz », p. 216.
[26] Ibid. Souligné par moi.
[27] Ibid., p. 217.
[28] Je renvoie à Jean-François Mattéi, La barbarie intérieure, coll. « Intervention philosophique », Paris, p.u.f., 1999, p. 39-41. Rééd. coll. « Quadrige », 2015.
[29] Max Horkheimer, Max Horkheimer Gesammelte Schriften, éd. Gunzelin Schmid Noerr, Frankfurt-am-Main, S. Fischer, 19 vol., tome 7. Vorträge und Aufzeichnungen 1949-1973, 1987, p. 463-464.
[30] Cf. Jürgen Habermas, Nachmetaphysisches Denken. Philosophische Aufsätze, 1988 : La pensée postmétaphysique. Essais philosophiques, trad. Rainer Rochlitz, coll. « Théories », Paris, Armand Collin, 1993, p. 106, note 1.
[31] Ibid., p. 398-400.
[32] Ibid., p. 248.
[33] Max Horkheimer, « Himmel, Ewigkeit und Schönheit », Ibid., tome 7, p. 291-294, ici p. 294.
[34] Dans un dialogue avec Helmut Gumnior, en 1970, sur le « tout-Autre », Horkheimer dit hésiter entre théisme et athéisme, et en tout cas, ne pas croire à l’existence d’un Dieu tout-puissant et bon face à la souffrance et l’injustice en ce monde (« Die Sehnsucht nach dem ganz Anderen. Gespräch mit H. Gumnior », Ibid., tome 7, p. 385-404, ici p. 386.