Pascal Ide, « Homme et animal : inégaux ou différents ? », Il est vivant, rubrique « Café Philo », 2002.
Longtemps, la position majoritaire a prôné une hiérarchie entre l’homme et l’animal, au nom de l’âme, de la raison, du langage, de la liberté, etc. Aujourd’hui, l’opinion commune verse dans l’autre sens, notamment à cause de l’influence anglo-saxonne, mais aussi à cause d’une autre sensibilité à l’animal.
Ce qui frappe le plus dans cette opposition n’est pas tant le caractère extrême de la seconde position que l’apparente impossibilité d’un débat. Discuter en une page, de la présence d’une intelligence, d’une culture des animaux ou de la légitimité d’une expression comme « droits des animaux » caricaturerait les arguments en présence. Je partirai plutôt de trois constats affectifs présents chez les anti-spécistes [1].
- a) Notre monde occidental est devenu très sensible à la relation affective que l’homme peut entretenir avec l’animal. N’exerçant quasiment plus de fonction d’utilité, celui-ci est devenu animal de compagnie. Et plus que cela. « Mon chien ne s’écarte pas de moi parce que je sens mauvais », disait un SDF. Nous connaissons tous des « mamies aux chats » qui consacrent tout leur budget à nourrir et conduire chez le vétérinaire des dizaines de félins. Incontestablement, l’animal donne de l’affection et en reçoit, répondant ainsi à deux aspirations fondamentales de l’homme : aimer et être aimé.
Mais l’être humain n’aspire-t-il pas à plus ? Autrui n’est-il pas à même sinon de combler, du moins de répondre, davantage que l’animal, au désir d’amitié présent en tout cœur ? Cela grâce à deux capacités propres à l’homme : la parole, donc la communication, et le don de soi, donc le pardon ? Osons demander : quelle déception, quelle amertume, mais aussi quelle exclusion peuvent ainsi désespérer certains de l’autre homme ?
- b) Notre époque sait combien l’animal aide l’homme à mieux se connaître. La visite d’un zoo est une expérience de vérité. L’animal me tend un miroir par lequel il me dit qu’il est à la fois comme moi et pas comme moi. « Les petits enfants, disait Dostoïevski, doivent être élevés avec les animaux – avec le cheval, la vache, le chien. Leurs âmes seront meilleures et auront plus de compréhension. » Plus encore, certaines expériences concluantes ont montré que l’animal permet d’ouvrir progressivement à autrui des personnes psychiquement disgraciées ou des délinquants.
Pour autant, l’homme ne se connaît-il pas mieux encore par la parole d’un ami ? Et la zoothérapie n’est-elle pas une étape vers la communion entre un Je et un Tu (cf. la ferme du Père Guy Gilbert) ?
- c) Enfin, nous avons une vive conscience de la capacité qu’a l’animal de souffrir. A la suite de l’utilitariste Jeremy Bentham, le grand partisan de l’anti-spécisme qu’est Peter Singer fait de cette capacité le critère de la non-différence homme-animal. Une tradition apocryphe relate que le philosophe Malebranche battait son chien pour vérifier qu’il n’avait pas d’âme.
Il est heureux que nous soyons attentif à la souffrance de l’animal. Il demeure que cette compassion n’est vraiment efficace (et universelle) que chez l’homme. En octobre 1988, les téléspectateurs du monde entier ont applaudi lorsque, par leurs efforts combinés, Américains et Soviétiques ont réussi à libérer deux baleines grises de Californie prises dans les glaces de l’Alaska. Que l’on ait souligné le paradoxe qu’il y a à déployer tant d’efforts pour libérer deux baleines, alors qu’on en tue deux mille chaque année, n’annule pas le fait que personne n’est resté insensible à cette action ; plus encore, elle montre quelle œuvre bienfaisante l’homme peut accomplir à l’égard de la nature, grâce à des capacités qu’on ne rencontre que chez lui.
Alors, l’homme et l’animal sont-ils différents ? Certainement. Mais cette différence est, chez l’animal, indifférence ; que l’homme seul puisse chercher la compagnie des bêtes, les étudier, compâtir à leur souffrance, ne signifierait-il pas que, chez lui, différence rime avec transcendance ?
[1] L’anti-spécisme est la position selon laquelle homme et animal ne sont pas hiérarchiquement différents. Spécisme, en regard, évoque intentionnellement les mots racisme ou sexisme.