Contes des quatre saisons. Conte d’automne
Comédie de mœurs française d’Éric Rohmer, 1998. Avec Béatrice Romand, Marie Rivière, Stéphane Darmon.
Thèmes
Amour, amitié, solitude, célibataire, crise du milieu de vie.
En automne, les journée s’abrègent, les nuits se rafraîchissent. Le vent se lève et le soleil, qui se couche plus tôt en dorant le paysage, suscite la nostalgie et dispose à la contemplation. Le temps des vendanges est arrivé, il est même presque fini puisque le film, qui s’étend sur un peu plus de trois semaines, s’achève sur la « reboule » qui en est le repas conclusif [1].
Comme toujours cher Rohmer, la nature (mais aussi le climat) est symbolique des personnages et de leurs relations, précisément de l’amour. Mais, justement, existe-t-il un automne de l’amour ? Peut-on encore aimer, être aimé, lorsqu’on est arrivé à la saison des vendanges, lorsque l’âge – ici aux alentours de 45 ans – est mûr comme un fruit, lorsque le corps commence à s’incliner sous les années comme les sarments sous le poids des grappes. La réponse de ce grand amoureux de l’amour qu’est Rohmer, est résolument affirmative, mais de manière nuancée.
1) Tableaux d’automne
a) Un printemps qui ne croit pas à l’arrivée de l’automne
Il y a ceux qui assument mal l’arrivée, trop précocement survenue, de l’automne. Leurs ombres s’allongent sous leurs pas, mais leur cœur bat toujours à l’ombre des jeunes filles en fleur. Étienne, professeur qui a l’âge du père de ses élèves, préfère en être l’ami, surtout quand elles sont jolies. Mais, après tout, se justifie-t-il, s’il ne peut s’empêcher de tomber amoureux d’elles, ses élèves le lui rendent bien. Ce n’est pas qu’au fond de lui-même il ne voudrait pas épouser une femme plus jeune, mais la différence d’âge ne devrait pas dépasser les dix ans. Cependant, entre les belles déclarations et la satisfaction des désirs physiques, entre la parole et le corps, il ne sait choisir : il dit ne vouloir vivre que d’amitié pour Rosine et il l’enlace comme un amoureux ; il dit entrer dans le temps de l’amitié, mais il ne cesse de penser à elle comme un amoureux : « Tu me manquais terriblement » ; quand Rosine lui parle de Magali, la première question qui, presque involontaire, jaillit, est : « Quel âge a-t-elle ? » ; et, lorsque la possibilité lui est offerte de rencontrer Magali, bien qu’intéressé, il ne peut s’empêcher de dévorer des yeux son ancienne élève chez qui tout suscite et symbolise la passion : du rouge feu de la robe au brio de son curriculum, des suggestives ondulations de son corps dansant à son sourire éclatant de vie. Bref, l’homme aux tempes grisonnantes préfère la grisante passion à la grisaille de l’engagement quotidien.
Pourtant, Rohmer aime trop ses personnages pour en désespérer. À la fin, lorsque Rosine accueille Léo en l’embrassant, Étienne ose dire la vérité, et sur l’attitude de Rosine – « C’est une très belle idée d’avoir rassemblé des gens que tu aimes, mais puérile » – et sur la sienne – « Ce me sera très difficile de guérir de toi. »
b) Un printemps qui voudrait déjà être en automne
Inversement, il y a ceux qui regardent vers l’automne et ce qu’il représente de maturité, de stabilité, mais seraient prêts à griller leur jeunesse, nier les promesses du printemps et manquer la chance de l’été. Tel est le cas de Rosine, attirée par la génération qui la précède.
Ou plutôt tel fut le cas, car le film commence au moment où elle émerge, non sans peine, de cette passion sans lendemain, car elle se voudrait éternelle. En effet, cette jeune fille très honnête et très décidée (« Je ne confirme jamais. Quand je dis quelque chose, c’est sûr. ») reconnaît qu’elle fut elle-même l’initiatrice de l’aventure ; or, il apparaît plus aisé de mettre un terme à ce que l’on a soi-même commencé. De plus, Rosine s’ébroue de sa passion pour Étienne à cause de sa grande amitié pour Magali : elle trouve en cette relation tout ce qui lui plaît dans celle qu’elle entretient avec son professeur – parler en profondeur ; se sentir écoutée ; vivre une communion profonde – le trouble de la passion en moins. Faut-il ajouter, à ces deux raisons, le flirt avec Léo ? En fait, on ne pressent pas une attirance démesurée entre les deux êtres : le garçon, peu mûr, est encore à l’âge où l’on préfère l’amitié à l’amour : il choisit la fête avec les copains ; il laisse Rosine à ce mariage sans percevoir que, symboliquement et effectivement, il est le lieu de la rencontre et de l’épanouissement de l’amour.
La décision de quitter Étienne est un premier pas. Il faudra encore tout un chemin à la jeune fille pour passer du printemps à l’été, rejoindre sa propre génération et devenir femme : en effet, à une fusion œdipienne avec Étienne (qui se prolonge dans la transformation de l’ »ex » en beau-père), elle ajoute ou substitue une amitié avec une femme qui pourrait être sa mère, et maintenant intrigue pour que ces figures paternelle et maternelle se rencontrent. Son enfance est-elle si carencée qu’elle ait besoin de jouir du fantasme tout-puissant d’être l’auteur d’une famille idéale ? Léo, ici, voit juste : « Ce n’est pas aux enfants de s’occuper des affaires des parents ».
c) Un automne qui rêve à nouveau au printemps
Il y a ceux qui ont pleinement vécu les saisons de l’amour et arrivent maintenant à l’automne, rassasiés et non inféconds. Mais comment leur amour peut-il continuer à évoluer ? Tel est le cas d’Isabelle : mariée depuis vingt-quatre ans, ayant épousé son type d’homme, épanouie, extravertie, exerçant une profession – libraire – qui la met en relation avec les personnes, ouverte aux autres, à l’image du nom de sa boutique – Librairie des Cinq Continents –, son amour n’a pas exclu de fortes relations d’amitié, comme celle qu’elle entretient avec Magali. Un étonnement toutefois : nous ne verrons jamais son époux ou, plus exactement (car peut-être est-ce celui avec qui elle danse dans la toute dernière scène), il ne nous sera jamais présenté. Serait-il exclu des intérêts immédiats de son cœur, comme il l’est de la caméra ? L’affection pour son mari serait célébré à proportion, non du réel, mais du besoin de conjurer ce qui, à l’âge du démon de midi, pourrait le menacer. Entre le grand amour, verbalement proclamé, et son actuel vécu, il y a un écart, écart qui permet la naissance d’un nouveau sentiment. Par ailleurs, Valentine, la fille d’Isabelle, devenue adulte, à l’instar de celle de Magali, Émilia (Aurelia Alcais), a quitté la maison. C’est donc comme épouse mais aussi comme mère qu’Isabelle ressent un manque. Et l’amitié avec Rosine, si complice soit-elle, ne la comble pas. Or, à l’instar de la nature, l’amour a horreur du vide.
Au début, Isabelle est dévorée d’un tel zèle pour trouver un époux à Magali qu’elle en vient à perdre le sommeil pour rédiger une petite annonce. Elle peut croire que ce zèle se nourrit de la seule énergie de son amitié pour elle : « Son couple est très uni », dit d’elle Magali qui la « connaît depuis toujours » ; Isabelle s’organise si bien à la librairie qu’elle peut se faire remplacer sans difficulté dans la journée afin de sillonner la région et gère si bien son temps qu’elle n’a nul besoin de sortir le soir et d’ainsi cacher son « autre vie » à son mari.
Pourtant Isabelle n’aurait-elle pas quelques raisons de s’interroger sur le choix de cette tactique qui l’expose si ouvertement à l’affection de Gérald ? Laisser un homme tomber amoureux d’elle pour ensuite l’inviter à effectuer un transfert sur une autre femme – en l’occurrence Magali – n’est-il pas outrepasser le rôle habituel de l’entremetteuse ?
Relevons un clin d’œil au spectateur attentif. Après qu’Isabelle a répondu à la demande d’aide de Magali (« Je vais réfléchir à cela et essayer de trouver une solution »), les deux amies s’embrassent avec affection ; or, au même moment, le coq chante : signe cosmique de réjouissance (depuis Chanteclerc d’Edmond Rostand, le gallinacé ne symbolise-t-il la venue de l’astre du jour) ou signe biblique de trahison (certes partielle) ?
Certains indices montrent qu’Isabelle a outrepassé sa promesse. Quand elle rédige l’annonce : « 45 ans, veuve, 2 grands enfants. Gaie, vive, sociable. Mais isolée dans la campagne. Cherche homme épris de beauté physique et morale », Isabelle le signe d’autant plus aisément que seul le début ne s’applique pas à elle. D’intermédiaire entre les personnes, elle devient intermédiaire entre l’amour qu’elles éprouvent. Trouverait-elle dans ce quasi-casting une gratification qui est plus que la joie de l’amitié ou de la réussite ? De plus, une comparaison pourrait l’éclairer : a-t-elle jamais, pour son époux, pour son amie, développé une telle ingéniosité ? En outre, ne passe-t-elle pas de l’intuition à l’intrusion ? Isabelle ne demande pas, mais affirme : « Je pourrais t’aider. » La colère de Magali, à la fin, est bien à la mesure de ce sentiment de violation de domicile intérieur. Or, si l’intuition naît de la sollicitude amicale, de quel sentiment naît cette transgression des frontières que même l’amitié la plus intime n’autorise pas ? D’ailleurs, une telle lucidité dans la capacité à rejoindre sa souffrance secrète, celle de vivre seule, vient-elle d’une véritable empathie, ou plutôt d’une sympathie, c’est-à-dire d’une connivence d’état d’âme ? Pourquoi passe-t-elle tant de temps à discuter avec Gérald sur le physique qu’il aime (« Est-ce que je corresponds à votre type de femme ? ») et à bien s’assurer qu’elle ne correspond pas à celui-ci, si ce n’est parce que de l’idéal au désir et du désir au sentiment amoureux, il y a deux pas qu’Isabelle aimerait secrètement à nouveau franchir ? Enfin, l’incertitude de Gérald n’est-elle pas le révélateur en miroir de l’ambivalence d’Isabelle ?
Celle-ci n’est pas sans excuse : en tentant Gérald, c’est aussi d’abord son pouvoir de séduction qu’elle éprouve. D’où cette demande qui en dit long sur sa difficulté à accepter ce qu’elle doit prendre pour un défaut : « Vous aimez les femmes plus petites ? » Plus tard : « Je voudrais que tous les hommes m’aiment. » Et, lorsqu’ostensiblement, Gérald se détachera d’elle, elle se paiera, à propos de la rencontre Gérald-Magali, d’une auto-célébration : « Reconnaissez que j’ai du flair. C’est mon œuvre. »
Isabelle devra attendre que Gérald finisse par s’intéresser à Magali pour mesurer toute l’ambiguïté de sa motivation première. Ce qui présentait toutes les apparences de l’aide gratuitement offerte à une amie peu entreprenante s’avère être une recherche d’amour qui met en péril sa fidélité : « Maintenant, je crains plus les hommes qui ne ressemblent pas du tout à mon mari. » Mais cette ambivalence porte en elle sa peine : Isabelle pensait pouvoir attirer sans se sentir attirée. Or, flattée de savoir qu’elle plaît, elle perçoit soudain qu’on ne peut engager l’autre sans s’engager soi-même. Superbe scène où la parole exprime exactement le contraire du corps. Mais ce sont les larmes et la déception qui disent vrai. Tel Jonas, le personnage de l’Ancien Testament [2], elle regrette que sa mission ait si bien réussi ; tel Jonas, elle fera la douloureuse mais salutaire expérience qu’elle ne peut aider l’autre à cheminer qu’en partageant son exode : « Alors, moi j’étais classée impossible » ; tel Jonas, elle ne sortira de la rancœur qu’en redécouvrant que tout est don.
L’automne n’est pas qu’un après-printemps, il vit encore de ses promesses et de son appel.
d) Un automne qui consent à lui-même
Il y a enfin ceux qui croient à un amour automnal. Ils ont appris à vivre chaque saison selon son rythme affectif propre ; aussi, lorsque les tempes s’éclaircissent, leur cœur est-il encore disponible pour « aventurer » une nouvelle fois la vie. Hormis le fait qu’il est père d’un enfant, on ne saura pas précisément ce que Gérald a vécu au printemps et à l’été. Est-il veuf, divorcé, célibataire ? Cette imprécision bibliographique ne dit-il pas que, comme les fondations vis-à-vis de la maison, un passé domestiqué porte l’avenir mais n’en dessine pas le plan ? De fait, quand il rencontre Isabelle, tout indique que cet homme doux et humble de cœur est résolument prêt à construire une relation neuve. Doux, il s’adapte aux contraintes d’emploi du temps assez inexplicables d’Isabelle sans poser de questions, ne fantasme plus sur un type de femme et s’ouvre donc à la réalité telle qu’elle est. Plus tard, il saura exprimer la vérité à Isabelle sans pour autant la condamner : « J’aurais pu tomber amoureux de vous ». Humble, il accepte de lire les petites annonces, se présente sans esbroufe, exprime sa tristesse lorsqu’Isabelle avoue son rôle d’ambassadrice (« Je suis vraiment déçu. J’avais envie de vous aimer. Je suis frustré »), accepte de se rendre à un mariage où il ne connaît personne et se réjouit des talents de chacun (« Moi, j’aime les gens qui ont la fierté de ce qu’ils font », dit-il à Magali, lors de leur première rencontre, à propos du vin de la Ferme du Moulin, en une parole qui a dû réchauffer le cœur de la viticultrice mal-aimée). Il est bien significatif que rien n’indique son combat intérieur, ses états d’âme ; plus tard, il ne justifiera pas son retour sur les lieux du mariage où il ne connaît pourtant qu’une personne.
L’automne, pour Rohmer, n’est plus le temps des grandes passions ; il peut encore être celui du véritable amour. Celui-ci ne brusque pas le temps et Gérald dit sentir monter son amour pour Isabelle. Voilà pourquoi il lui sera possible de la quitter pour s’ouvrir à Magali : la première rencontre a suscité une émotion, libéré un potentiel d’affection, mais n’a pas déterminé et fixé son objet. Elle creuse en lui ce qu’on pourrait appeler un « aimable disponible ». La vacance sera d’autant plus facile à employer que Gérald, a senti l’ambiguïté d’Isabelle, aussi intéressée qu’incapable de s’engager plus avant.
2) Histoire d’automne
L’histoire de Gérald est sans histoires, car son cœur est prêt à aimer. Il n’en est pas de même de Magali. On croit un moment que le récit s’identifie à la double intrigue amoureuse qui se monte à l’insu de l’héroïne. De fait, que Magali surprenne Gérald en train d’embrasser Isabelle, ébauchant une relation que, discrètement, confirme Rosine, accroît le suspense. Mais le marivaudage n’est qu’apparent ; plus que les atermoiements du cœur, c’est son cheminement vers la stabilité qui intéresse le réalisateur. D’ailleurs, celui-ci ne joue pas longtemps du quiproquo : Gérald est trop fin pour ne pas deviner que Magali a entrouvert la porte. Dès lors, cette scène qui a paru nourrir les jeux du hasard, alimente en réalité ceux de l’amour en invitant Gérald a passer du demi-mensonge à la vérité – premier socle de l’amour – et Magali du savoir à la véritable confiance – second socle de l’amour. Comme souvent, Rohmer croise, avec la précision d’un géomètre, deux axes, intemporel et temporel [3] : à côté de la riche galerie de portraits, respectueuse de la diversité de l’humanité, il ébauche un chemin vers l’amour.
a) La vigne en friche
De prime abord, rien n’indique que Magali souffre d’un manque. Veuve joyeuse, elle a connu la double allégresse de l’amour et de la maternité. Certes, Isabelle paraît plus dynamique et Magali moins entreprenante. Mais ne faut-il pas lire ici une simple et légitime différence de caractère ?
Il y a celle qui aime ranger, maîtriser : Isabelle. Son attitude, sa manière de contrôler les conversations, tout montre celle qui décide. Pour autant, cette femme déteste trop que les choses lui échappent pour ne pas désirer, elle, s’échapper.
Il y a celle qui aime laisser les choses à leur propre rythme : Magali conduit sa vie comme elle cultive sa vigne. Elle ne supprime pas les mauvaises herbes jusqu’à prendre le risque d’altérer le goût du vin ; au fond, cultiver, c’est laisser faire la terre et le soleil dont elle admire la vitalité : « Tu as vu comme elles sont belles », dit-elle, émerveillée, de ses grappes. De même, si elle désire quitter sa solitude, elle aime mieux laisser les événements décider pour elle. Sa vie ressemble à sa chevelure : abondante, sauvage, en bataille.
Magali répète à qui veut l’entendre que sa vigne est toute sa vie : « Ma seule passion, c’est le travail ».
b) La vigne en souffrance
Mais justement, cette répétition ne ressemble-t-elle pas trop à un motif conjuratoire ? Si elle semble se satisfaire de cette existence de campagnarde un rien bohème, de ce look garçon, de cette image qu’elle renvoie d’elle-même de solitaire un peu ourse, lorsqu’Isabelle lui dit : « Tu sais que tu devrais t’occuper de toi », Magali ne la récuse pas. Derrière cette revendication de la différence muée en apparente indifférence, ne se cache-t-il pas bien des résistances ?
D’abord, Magali est habitée par les craintes qui sont celles de toute femme disponible de 45 ans : comment son âge ne détournerait-il pas la gent masculine (« Les hommes aiment les plus jeunes ») ? peut-elle encore plaire ? etc. Ensuite, il y a un refus de principe qui rend impossible la quête de l’homme : « C’est plus difficile que de trouver un trésor. » Enfin, lorsque, au mariage, Magali est déçue par sa rencontre avec Étienne, son premier réflexe est de s’isoler dans un coin du jardin et de mettre en avant son travail : « Pour l’instant, je n’ai plus d’intérêt qu’à ma vigne. Je ne veux plus penser aux hommes. » Or, spontanément, la personne blessée se replie pour recevoir le moins possible de coups. C’est donc que, pour se protéger, Magali fuit dans l’isolement et le labeur. Dès lors, celui-ci apparaît crûment pour ce qu’il est : une protection. Ne dit-on pas travailler à corps perdu ?
À ces diverses résistances, ne s’ajoute-t-il pas un autre motif, plus subtil, qui verrouille autrement le cœur : l’orgueil ? L’amour-propre étouffe l’amour, comme le lierre la vigne. Avec quelle colère et quelle énergie Magali refuse la proposition de l’annonce matrimoniale : ses objections sont trop cinglantes (les hommes qui mettent des annonces sont « tous des crétins et des obsédés ») et trop disproportionnées (« C’est le principe même qui me déplaît. J’aurais l’impression de me vendre ») pour ne parler que de l’agence. Derrière ce pseudo-argument pointe le même désappointement, dont une parole providentialiste, lors de la réception, dévoile la logique défensive, ici de rationalisation : « Chaque fois que je fais l’effort de parler à un autre homme, ou je le déçois ou il me déçoit. Si jamais ça devait marcher, ça serait absolument indépendant de moi. » Autrement dit, le prétendu détachement n’est que la face valorisante de la crainte de l’échec et de la souffrance. À qui douterait de la place de l’amour-propre (certes excusé par les craintes et les échecs), il suffira d’opposer, par contraste, l’humilité de Gérald qui, lui, n’a nulle honte de lire les annonces matrimoniales et d’y répondre, est prêt à la rencontre et donc aussi à son ratage.
Enfin, on pourrait aussi se demander si, derrière ce refus, cette manière de faire la difficile (« Je mets beaucoup de conditions », répond Magali à Rosine qui la presse de rencontrer Étienne), ne pointe pas un dédain de soi. À Rosine qui lui parle de rencontrer Étienne, Magali avance deux arguments qui sont autant de dénigrements : « Il ne voudra pas vivre avec une paysanne. Et je suis trop vieille. » Inversement, la joie que suscite chez Magali la réponse pleine d’esprit de Rosine – « Il y a des femmes qui ont le privilège de ne pas vieillir » – ne confirme-t-elle pas la présence de cette mésestime ? D’autres motifs affleureront lorsqu’Isabelle insistera pour qu’elle vienne à ce mariage : « ça m’ennuie de m’habiller. Je ne connais plus personne. Je suis très timide. »
En tout cas, quelles que soient les raisons, Magali la détachée est au fond désespérée : « Les miracles, c’est pour les autres, c’est pas pour moi. »
c) L’amie, jardinière de l’âme
Tout désespoir est l’envers, déçu, d’une attente. Mais comment Magali pourra-t-elle découvrir le désir qui sommeille en son cœur ? Pour Rohmer, c’est le rôle, essentiel et admirable, de l’amitié qui, loin de supplanter l’amour, le révèle.
Lorsqu’Isabelle formule à Magali ce qu’elle n’ose se dire : « Ce qui te manque, c’est un homme », son amie ne peut plus résister : « Je crois que tu as raison. » Et la prise de conscience de sa béance est même si forte qu’elle se met à pleurer : « Tu vois juste et tu as touché le point sensible. »
Cependant, à l’automne de l’amour, l’ »aide au diagnostic » qui suffirait pour les autres saisons doit ici se doubler d’une « aide au remède ». Magali lui en fait expressément la demande : « Présente-moi quelqu’un de ton entourage. – Je vais réfléchir à cela et essayer de trouver une solution. » On a dit combien Isabelle outrepassera sa promesse.
On pourrait croire que la double réaction, colérique de Magali et désappointée de Gérald, lorsqu’ils apprennent qu’ils ont été tous deux manipulés, disqualifie, à rebours, le choix d’Isabelle. Certes, il se trouve que l’histoire se termine bien, qu’un possible avenir s’ouvre, parce que Gérald et Magali se plaisent ; mais c’est plus une chance qu’une conséquence nécessaire de la généreuse imposture. Le jugement du scénariste, tout en nuances, se refuse à la condamnation. En effet, sans l’ardeur d’Isabelle, Magali serait encore dans sa vigne à justifier, voire à proclamer par un discours aussi clos que son cœur [4] sa satisfaction à vivre toute seule. Le débordement du zèle – qui rime avec Isabelle – n’est-il pas à l’image du jaillissement du sentiment dont on ne connaît jamais l’énergie qu’en courant le risque de le laisser s’exprimer ? Le monde de Rohmer – et là gît sa richesse – n’est si bavard que parce que la parole est au service, non pas de je ne sais quel intellectualisme cérébralisant, mais d’une mise en mots de toute la riche palette affective qui accompagne et sert l’amour.
d) La rencontre
Si entreprenante soit l’amie, elle ne peut disposer à la rencontre que de l’extérieur. Encore faut-il que Gérald et Magali accepte de se laisser rejoindre. Et ici est la dernière leçon de vie que nous donne le film. Apparemment, tout est gâché. Gérald et Magali n’ont pas pris le temps de se connaître : ils se sont à peine entrevus au mariage ; ils ne se sont pas parlé dans la voiture ; Magali a refusé de prendre un café avec Gérald ; enfin, celui-ci, à sa demande, la laisse, dans une gare, partir sans qu’aucun autre rendez-vous ne promette un lendemain donnant quelque chance à leur relation.
Tout est-il perdu ? Pour une logique de la pure passion, oui. Mais, justement, l’automne n’est plus le moment de la passion. Magali bout de colère mais renonce à éclater : elle ne ferait que projeter sur Gérald qui n’en peut mais, les flammes d’une ire qu’Isabelle seule mérite : « Je suis d’une humeur de cochon. Et je crains de passer toute ma hargne contre vous. » Plus encore, elle prend le temps de méditer : « J’ai envie d’être seule et de réfléchir dans le train. » Symbolique est le quai de gare : lieu par excellence de la solitude, il est aussi celui de la rencontre ; lieu par excellence de la tristesse déchirante du départ (si proche de l’abandon) de l’être aimé, il est aussi celui de l’allégresse débordante de son retour ; lieu de l’esseulement sinistre, il est aussi celui de la solitude méditative.
Arrive le soir, qui est déclin mais aussi apaisement. Le très bref échange avec le chauffeur de taxi offre un résumé de la tempête qui a agité le cœur de Magali, mais aussi de son désir profond. Admirable scène où elle doit s’entendre prononcer la possibilité de renoncer à la vérité (et à l’amour) pour se rendre compte qu’elle se ment à elle-même. Elle retourne donc sur ses pas, aux noces. Certes, la raison avouée et véridique est de clarifier la situation avec Isabelle. Mais, ce faisant, elle voit aussi clairement l’intérêt qu’elle porte à Gérald. Pourquoi, en effet, lors de ses méditations solitaires, rumine-t-elle sa colère contre Isabelle, son amie de toujours, et non contre Gérald ? « J’étais furieuse contre toi et je craignais que ma colère ne porte contre lui. » Elle ne peut non plus manquer de se demander si son amour naissant pour Gérald est sincère ou conditionné par le pré-choix d’Isabelle. Or, elle a trouvé la réponse en reconstituant la chronologie : « Peu importe l’annonce, l’important est que je l’ai remarqué. »
Désormais, assurée qu’elle peut construire avec Gérald, rendez-vous est pris pour la fin de la vendange. Le reste appartient au mystère des cœurs et des libertés : « S’il tient à moi, si je tiens à lui, nous nous reverrons. » À l’automne, les choses prennent plus de temps. Mais désormais, le raisin est mûr et non plus amer, une récolte pleine de promesse s’annonce.
3) Conclusion
La nature n’est jamais si belle que lorsqu’elle sent approcher son terme : la vague qui meurt en éclatant sur la grève, le soleil couchant qui jette ses feux, la feuille qui se pare de mille couleurs avant de chuter de l’arbre. Plus encore, la nature redouble de générosité : la botanique nous apprend que, juste avant de se détacher, la feuille redonne à l’arbre tous les nutriments dont elle est emplie.
Quand arrive l’automne non pas de la vie mais de la rencontre amoureuse, à l’image du cosmos, le cœur humain trouve des ressources de générosité, non dénuées de romantisme, insoupçonnées et encore inemployées. Dans Conte d’automne, le dernier des Contes des quatre saisons mais non le dernier en valeur, la caméra de Rohmer approche les hésitations de ces quarantains avec la même délicatesse qu’elle quêtait les premiers émois de l’amour chez la génération d’avant. Ce faisant, le réalisateur offre, sans didactisme, toute une vision du célibat, de ses craintes et de ses espoirs, de ses résistances et de ses chances, bref de son chemin vers un possible mariage. Il montre aussi l’importance de l’amitié que nul amour ne pourra jamais remplacer, et son rôle médiateur. Magali et Isabelle ont toutes deux des difficultés à entrer dans l’automne : l’une le refuse, l’autre le subit. Aucune n’y consent véritablement ; pourtant, chacune, en secret, nourrit l’espoir d’aimer. Dans ce film de femmes qui est loin de mépriser les hommes, Gérald respecte les rythmes des choses et des êtres, mais n’hésite pas à donner un coup de pouce aux événements en lisant les petites annonces et en partant à la rencontre.
Pascal Ide
[1] Le texte du scénario est édité dans Éric Rohmer, Contes des 4 Saisons, Paris, Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1998, p. 127-182.
[2] Un livre porte son nom.
[3] On reconnaît ici la distinction des deux axes, synchronique (structurel) et diachronique (temporel), opérée par le linguiste Ferdinand de Saussure et depuis souvent reprise.
[4] Au nom de la loi bien compréhensible : moins s’ouvrir pour moins souffrir (cf. Pascal Ide, Mieux se connaître pour mieux s’aimer, Paris, Fayard, 1998, p. 241-243).
Magali (Béatrice Romand), veuve de 45 ans, mère de deux grands enfants et viticultrice dans l’Ardèche, a deux grandes amies : Isabelle (Marie Rivière), du même âge qu’elle, libraire mariée depuis plus de 20 ans, heureuse en ménage, et Rosine (Alexia Portal), étudiante ayant une liaison avec son professeur, Étienne (Didier Sandre). Pourtant, Magali souffre de la solitude. Chacune de son côté, sans concertation, Isabelle et Rosine se mettent dans la tête de la marier. Commençant à sortir avec Léo (Stéphane Darmon), fils de Magali, Rosine veut rompre avec Étienne sans pour autant perdre son amitié. Pour cela, elle lui donne comme condition de ne pas le revoir avant qu’il ne sorte avec une femme et, pour être concrète, lui propose de rencontrer son amie Magali au prochain mariage de la fille d’Isabelle ! De son côté, Isabelle passe une annonce en son nom mais pour Magali ; un sympathique « quadra », Gérald (Alain Libolt), répond. Isabelle et Gérald se voient à plusieurs reprises jusqu’à ce qu’elle lui avoue sa manœuvre et lui propose de rencontrer Magali au même susdit mariage. Surprise de Gérald, légère colère, mais finalement acceptation. Réagissant de manière inattendue, Isabelle est déçue que Gérald envisage aussi facilement l’hypothèse de rencontrer Magali. Arrive le jour du mariage. Bien des questions se posent : Magali tombera-t-elle amoureuse de l’un des hommes, des deux, d’aucun ? Et si, découvrant le stratagème d’Isabelle et, furieuse d’avoir été ainsi menée en bateau, elle étouffait tout sentiment naissant ? De son côté, Isabelle acceptera-t-elle que Gérald rencontre son amie ?