Pascal Ide, « Olivier Messiaen, musicien de la gloire divine », Communio, xix (septembre-octobre 1994) n° 5, p. 94-117. Trad. dans l’édition italienne : « Olivier Messiaen », Communio. La musica, 171 (2000), p. 19-34.
Messiaen, « surtout », « a été le plus grand précurseur spirituel, le héraut du grand retour vers Dieu qui marque la fin de ce millénaire [1] ».
Mort le 27 avril 1992, Messiaen [2] est l’un des plus grands musiciens de notre siècle. Son grand opéra S. François d’Assise, sur lequel il a travaillé huit années sans discontinuité (de 1975 à 1983), à nouveau joué à l’Opéra Bastille à Paris (fin décembre 1992) et dans bien d’autres villes d’Europe et du monde rappelle à notre mémoire combien ce compositeur français fut profondément inspiré par la foi chrétienne.
Qu’Olivier Messiaen soit un homme de foi, c’est une certitude. Du plus extérieur au plus intérieur, en témoignent son indéfectible fidélité aux offices religieux de l’église de la Sainte-Trinité, l’inspiration profondément chrétienne de la majorité de ses œuvres, et surtout l’affirmation, tranquille et constamment répétée, dont l’évidence et l’absence de justification agaçaient certains : « J’ai toujours eu la foi [3] ». Par contre, dire de Messiaen qu’il est un théologien n’est-ce pas pécher par excès ? Nous voudrions montrer que non.
On le sait, la musique du Maître présente quatre originalités qu’il décrit aussi comme « drames [4] », parce qu’elles sont parfois sources d’incompréhension : en entendant des sons, il voit des couleurs ; ornithologue, il fait chanter les oiseaux à des gens des villes qui les ignorent ; rythmicien, il pense aux rythmes fluctuants de la vague ou du vent, tandis que son auditeur songe aux durées égales d’une marche militaire ; enfin et surtout, croyant, il s’adresse le plus souvent à des agnostiques ou des athées. Or, une connexion très intime unit les trois premières caractéristiques à la foi si profondément vitale d’Olivier Messiaen.
1) La « chronochromie » de la Révélation
Il est bien connu qu’Olivier Messiaen, en entendant un son, voyait des couleurs. Il s’est longuement et souvent expliqué sur ce point qui étonne toujours celui qui n’en a pas l’expérience. Cette caractéristique ne relève pas d’un dysfonctionnement pathologique de ses capacités sensorielles, comme c’était le cas d’une de ses connaissances, le peintre Charles Blanc-Gatti : atteint de synesthésie, celui-ci superposait immédiatement et obligatoirement des couleurs à toute perception auditive. Messiaen, quant à lui, n’entendait pas des couleurs, mais des sons ; de plus, il n’était pas sujet à une illusion, mais associait à tel ou tel son telle ou telle couleur. C’est pour cela qu’il qualifiait son expérience d’« intellectuelle » : elle était intérieure et non pas organique.
Il ne s’agit pas de trouver une explication religieuse ou surnaturelle à cette étonnante connexion des sons et des couleurs. Reste qu’elle donne à penser théologiquement. En simplifiant, mais sans caricaturer, le primat de l’auditif conduit à une théologie de l’obéissance et de l’obéissance de la foi (fide ex auditu), alors que la primauté accordée au visuel mène à une théologie de la Gloire. Certes, la foi est un certain voir (dans un ouvrage célèbre, le père jésuite Rousselot parlait des yeux de la foi) qui ébauche la vision faciale ; d’autre part, la gloire est soumission aimante de tout l’être au Bien-Aimé enfin contemplé « tel qu’il est » (I Jn 3,2), donnera d’entendre l’éternel Trisagion (« Saint, saint, saint ») des chœurs célestes. La « chonochromie » des œuvres de Messiaen introduit donc un rare équilibre dans cette double polarité de la Révélation chrétienne que sont le croire et le voir. Y puise-t-elle en partie sa signification ?
Dès son jeune âge et surtout dans sa maturité, l’auteur de la Turangalîla Symphonie a lu – et très attentivement – de nombreux théologiens, à commencer par ceux de la Sainte Ecriture, tout particulièrement S. Jean et S. Paul [5]. Il aimait citer Dom Columba Marmion (Le Christ dans ses mystères qui fut décisif pour sa compréhension de la liturgie), L’imitation de Jésus-Christ, Romano Guardini (rappelant qu’il était allemand, malgré son nom italien), etc. Messiaen entretenait une affinité élective avec deux d’entre eux [6] : Hans Urs von Balthasar [7] et Thomas d’Aquin. Ces deux théologiens, parmi les plus grands qui aient jamais existé, proposent deux théologies globales et très complémentaires centrées respectivement sur les couples foi-audition et gloire-vision. Pour Balthasar, bon pianiste, la vérité est symphonique ; la Somme de théologie de l’Aquinate est une cathédrale dont chaque article est un vitrail filtrant la lumière divine. Or, la théologie balthasarienne est toute centrée sur la figure du Dieu fait chair, le Christ Serviteur, qui sauve l’homme en dénouant par son obéissance et par sa foi ce que l’homme avait noué par sa désobéissance (cf. Ph 2, 6-11) ; pour S. Thomas, l’homme qui est à l’image et à la ressemblance de Dieu car il vient de son Créateur et Père, est appelé à retourner vers Lui, par la médiation du Christ, « chemin, vérité et vie » (Jn 14, 6) pour que, dans la Gloire céleste, il soit enfin pleinement configuré à Celui qui est, la Sainte Trinité.
Mais il faut aller plus loin. Messiaen est un musicien de la couleur : « Mes accords sont des couleurs, dit-il à Claude Samuel [8] ». En effet, commente Alain Michel, dans « un propos assez paradoxal », Messiaen « veut exprimer la lumière par la musique, le visuel par l’auditif [9] ». Il serait erroné de subordonner le travail du son à la couleur ou d’affirmer que celle-ci mesure totalement l’usage de celui-là : les deux « matériaux » sont élaborés pour eux-mêmes, à l’instar de l’intérêt toujours connexe que Messiaen a porté au temps et à l’espace. Mais la couleur est comme spiritualisée par le son qui, pour reprendre une épithète d’Olivier Messiaen, est plus « abstrait ». « Dans un certain sens, remarquait-il, la musique possède un pouvoir supérieur à l’image et à la parole puisqu’elle est immatérielle et s’adresse davantage à l’intelligence et à la réflexion que les autres arts [10]« . Messiaen a constamment affirmé que l’invisible est doué d’une densité d’être à laquelle ne peut prétendre le visible ; et le son est plus proche de l’invisible.
Ses œuvres donnent donc à la lumière toute sa valeur analogique : elle est d’abord ce rayonnement matériel dont la source est stellaire et qui baigne le monde ; filtrée par les vitraux [11], elle se spiritualise, devient catéchisme, colorée des mystères divins ; plus encore, invisible et naturelle, elle est lumière de l’intelligence, surnaturelle, elle est lumière de la foi, émerveillée mais baignée d’obscurité ; enfin, éclatante et paisible, elle devient la lumière éternelle de la vision glorieuse. La splendeur radieuse de la Transfiguration résume en ses harmoniques, toutes ces facettes de la lumière. C’est pour cela que Messiaen aimait tant la lumière : il disait qu’elle « est la nature elle-même, dans sa manifestation la plus extraordinaire » ; d’où, enfin, sa passion pour le vitrail, « lumière captée par l’homme pour magnifier les lieux fonctionnels les plus nobles, les édifices destinés au culte [12] ». Un mot dit peut-être cette conjonction du visible et de l’audible si centrale chez Messiaen, un terme qui, pour Halbreich, est la clef de sa musique : Messiaen est le musicien de l’éblouissement [13].
« Qu’ont fait les maîtres verriers du Moyen Age, demandais Messiaen, à Notre-Dame ? Que se passe-t-il dans les vitraux de Bourges, dansles grandes verrières de Chartres, dans les rosaces de Notre-Dame de Paris et dans la merveilleuse, l’incomparable vitrerie de la Sainte-Chapelle ? » Il y a « mille intentions et mille détails. Or, de loin, sans jumelles, sans échelles, sans qu’aucun objet ne vienne au secours de notre œil défaillant, nous ne voyons rien ; rien qu’un vitrail tout bleu, tout vert, tout violet. Nous ne comprenons pas, nous sommes éblouis !… » [14] Surtout il remarque que « la connaissance » que nous donnera la Vie éternelle « sera un éblouissement perpétuel, une éternelle musique de couleurs, une éternelle couleur de musiques ». Les sons-couleurs « nous aident à mieux vivre, à mieux préparer notre mort, à mieux préparer notre résurrection des morts et la vie nouvelle qui nous attend. Il sont un excellent «passage», un excellent «prélude» à l’indicible et à l’invisible ». La synesthésie de Messiaen ne trouve tout son sens qu’au plan de son expérience spirituelle.
2) Au rythme de la nature
Olivier Messiaen nourrissait aussi une secrète préférence pour le rythme à l’égard de la mélodie et de l’harmonie. Certes, tout musicien est rythmicien. Malheureusement, le terme rythme souffre d’un profond malentendu (c’est le cas de le dire). Pour la plupart des personnes, et des musiciens, qui dit rythme, dit succession ininterrompue de durées égales. L’exemple type en est la musique militaire ou le second mouvement de la Huitième symphonie de Beethoven. En regard écoutons Messiaen ouvrir la conférence prononcée dans le cadre de l’Exposition universelle de Bruxelles, en 1958 : « N’oublions pas que l’élément premier, essentiel de la musique, est le rythme, et que le rythme, c’est d’abord le changement de nombre et de durée ». Ainsi, même le travail contrapuntique d’un Bach est dénué de rythme ; par contre la rythmique mozartienne, sans doute la plus géniale du répertoire classique, présente une succession d’accents, une véritable cinématique, qui en rendent d’ailleurs l’interprétation difficile.
Or, quelle est l’origine de la véritable notion de rythme-pulsation qui se refuse à la mortelle égalité ? La nature, en particulier le vent, les torrents ou les vagues de la mer ; et la nature est de Dieu. Messiaen remarque qu’ »une musique rythmique est une musique qui méprise la répétition, la carrure et les divisions égales, qui s’inspire en somme des mouvements de la nature, mouvement de durées libres et inégales [15] ». A l’école des chants d’oiseaux, il a compris la nature du rythme : « ce sont les oiseaux qui m’ont conduit vers les superpositions de tempos. Quand on assiste au réveil des oiseaux, au printemps, vers quatre heures du matin, on entend nos grands solistes, la Grive musicienne, le Loriot, le Rossignol, le Merle noir, et chacun chante dans son propre tempo. D’autres oiseaux, qui ont aussi leur tempo personnel, les accompagnent. Cinquante voix peuvent se superposer dans des tempos différents. Le résultat est un fouillis absolument impénétrable, un prodigieux enchevêtrement, qui reste cependant toujours harmonieux. C’est ce que j’ai voulu traduire dans ma musique [16] ». On retrouve cette intuition dans un des passages les plus stupéfiants et les plus révolutionnaires de son œuvre, l’épode de Chronochromie où dix-huit cordes soli jouent, en un contre-point d’au moins dix minutes, dix-huit chants d’oiseaux de France.
Par ailleurs Messiaen considérait le plain-chant comme le paradigme même de la musique religieuse : « il n’y a probablement qu’une seule musique vraiment religieuse, disait-il, parce qu’elle est détachée de tout effet extérieur : c’est le plain-chant [17]« . Or, le chant grégorien, louange divine par excellence, est une succession d’élévations et de dépositions, d’élans et de repos, d’arsis et de thésis. Dom Moquereau l’a bien montré dont Messiaen aime citer la définition du rythme : « Le rythme est l’ordonnance du mouvement ».
3) Chants du ciel et de la terre
Si cet amour du rythme trouve sa source en Dieu et le dit, c’est donc que la nature y conduit. « Mon œuvre se veut cosmique », disait Messiaen à Brigitte Massin [18]. Se laissant aller aux confidences, il a reconnu en public que « l’inspiration n’est pas un fruit de la volonté ». Il précise : « quant tout semble perdu, qu’on ne sait plus le chemin, qu’on n’a vraiment plus rien à dire (et c’est hélas ! le cas le plus fréquent), vers quel maître se tourner, quel «daïmon» invoquer pour sortir de l’abîme ? En face de tant d’écoles opposées, de styles démodés, de langages contradictoires, il n’y a pas de musique humaine qui puisse rendre la confiance au désespéré. C’est ici qu’intervient la grande voix de la nature ». En effet « la Nature, toujours belle, toujours grande, toujours nouvelle, la Nature, trésor inépuisable des couleurs et des sons, des formes et des rythmes, modèle inégalé de développement total et de variation perpétuelle, la Nature est la suprême ressource [19]! » Messiaen aime la nature, toute la nature, la mer comme la montagne, notamment la nature en ses « aspects les plus secrets et les plus grandioses » : elle « a conservé une pureté, un jaillissement, une fraîcheur que nous avons perdus [20] ».
Mais cette nature qui émerveille tant Messiaen, renouvelle son inspiration et lui redonne force, comme Antée touchant la terre, n’est pas la Natura sive Deus de Spinoza ou quelque nature sécularisée, sans au-delà ni en-deça : « La nature, celle que nous voyons sur notre terre est très belle, elle est l’œuvre de Dieu. On chante cela à la messe, «le ciel et la terre sont remplis de ta Gloire» ». Est-ce à dire que Messiaen imite la nature, que son œuvre en soit un adroit ou malhabile pastiche ? Le musicien continue, répondant implicitement à l’objection : « Moi, comme compositeur je n’ai pas à redire ce qui a déjà été mille fois avec les mêmes paroles. Je peux dire et exprimer autre chose, et surtout essayer de l’exprimer autrement. Le ciel est rempli de la gloire de Dieu, à cause des galaxies, des étoiles, la terre aussi est belle, la mer, la montagne, les arbres, que de merveilles [21] ! »
4) Les oiseaux prêchant à Messiaen
Ce qui est vrai de la nature en général se vérifie, davantage encore, des oiseaux en particulier. Ce sont les oiseaux, avoue Messiaen, qui lui ont « redonné le droit d’être musicien ». Certes ils « ont mis longtemps à envahir ma musique » [22]. Mais dès 16 ans, à Fuligny dans l’Aube, Olivier Messiaen a commencé à noter ses premières alouettes.
Pourquoi cette singulière prédilection pour les oiseaux [23] ? « Dès que j’entends un oiseau, confiait Messiaen, je me sens bien […] quelle que soit ma fatigue, j’entends un chant d’oiseau et je suis immédiatement ressuscité ». [24] Dans l’apparition progressive des vivants décrite par l’évolution, l’oiseau est le premier être qui a une voix et aussitôt il se met à chanter : avant lui, la nature ignorait la musique. D’ailleurs, la plupart des oiseaux chantent à l’époque des amours [25]. La pureté de son chant, sa stupéfiante liberté [26] rendent la geste créatrice plus proche et plus perceptible. Par ailleurs, « les oiseaux […] symbolisent notre désir de lumière », écrit Messiaen dans son Quatuor pour la fin du temps. [27] Le chant de l’oiseau, par exemple celui de l’Alouette, utilisé dans le Vent de l’Esprit à la Messe de la Pentecôte ou dans la quatrième pièce de l’Et exspecto allie le maximum de vie à la plus extrême rigueur. Or, le compositeur du Catalogue d’oiseaux a été profondément frappé par les quatre qualités des corps glorieux systématisées par S. Thomas, se fondant sur un passage de S. Paul (I Co 15, 42-44). Voici le commentaire précis que le musicien en donne dans la pièce pour orgue justement intitulée Les corps glorieux : « la gloire (totalement lumineux, ils sont leur propre lumière), l’impassibilité (ils ne souffrent plus et ont même perdu la possibilité de souffrir), l’agilité (ils peuvent traverser les obstacles, et se transporter très loin dans l’espace en un instant […]) et la subtilité (ils ne sont plus astreints aux nécessités terrestres […], ils sont spiritualisés et parfaitement purs) ». [28] En cela, l’oiseau est prophète de la vie glorieuse – en particulier de son agilité et de sa lucidité –, vie à laquelle l’homme sauvé est appelé car elle accomplit sa vocation filiale. Son chant est le médiateur de la musique céleste des bienheureux qu’il anticipe. Dans le Poème des trois petites liturgies, Messiaen a ce mot étonnant, adressé à Dieu : « L’unique oiseau de l’Eternité, c’est vous ! » [29]
Ainsi donc, les oiseaux joignent l’origine créatrice et le terme glorieux du dessein divin [30]. Plus proches du ciel, moins souillés, ils sont les plus à même de prophétiser le mystère. Plus profondément encore, il est impossible de parfaitement retranscrire un chant d’oiseau, si bon musicien et si bon ornithologue soit-on : sa complexité rythmique et mélodique de ce chant et, pour certains oiseaux, la perpétuelle invention, sont l’archétype de la souveraine et généreuse liberté, à jamais indicible, du Père des lumières (cf. Jc 1, 17). Quand Messiaen voudra balbutier ce qu’il y a de plus inexprimable, à savoir la Révélation du nom « terrible » de Dieu à Moïse : Il est (Ex 3, 14 ; cf. la quatrième des Neuf Méditations sur le Mystère de la Sainte-Trinité), il recourra une nouvelle fois aux oiseaux : « L’étrangeté des timbres, et des chants d’oiseaux choisis, dira-t-il, doit évoquer quelque dimension inconnue ».
La nature est symbole de Dieu et, « alléluïant », l’oiseau en est le parangon. D’où ce besoin de parcourir la planète dans tous les sens, à la recherche de nouveaux chants qui entraînera Olivier Messiaen, alors qu’il vient de fêter ses 80 ans, à écouter l’oiseau-lyre jusqu’en Australie ! C’est ce même amour de Dieu et de la nature qui lui fait dire : « Je n’ai pas composé Saint François pour que l’œuvre soit exécutée dans une église, mais justement pour qu’elle soit portée ailleurs, sur un ailleurs qui peut être scène d’opéra, au dehors en tout cas, voilà ce que j’ai voulu [31] ». Très suggestive est l’échelle des valeurs soulignée dans une des dernières œuvres de Messiaen, Un vitrail et des oiseaux, composé en 1986 : « Les oiseaux sont plus importants que les tempi, et les couleurs plus importantes que les oiseaux. Plus important que tout le reste est l’aspect invisible [32] ». Plus encore que d’une hiérarchie des biens, il s’agit d’une échelle à interpréter dynamiquement : la couleur conduit à l’invisible, comme les tempi aux oiseaux et ceux-ci aux couleurs. Le grand désir qui soulève et traverse la vie et l’œuvre d’Olivier Messiaen est « la percée vers l’au-delà ». C’est à sa table de travail qu’Olivier Messiaen nous a quittés ; « créer tant qu’il fait jour », disait Schumann.
5) « Vient du cœur et retourne au cœur »
On le voit, chez Messiaen, toute réalité reconduit, sans violence et ultimement, à Dieu. Les médiations privilégiées que sont le vitrail, le plain-chant, le chant d’oiseau sont des paraboles de l’unique amour divin. En haut de la partition de son opéra Fidelio, Beethoven avait écrit : « Vient du cœur et retourne au cœur ». Cette belle exergue pourrait être gravée au frontispice de l’œuvre de Messiaen, précisant que le cœur dont il est question est celui de Dieu qui, par philanthropie (au sens le plus fort), prend chair de notre chair (cf. Jn 1, 14).
Selon l’aveu même de l’auteur du Livre du Saint-Sacrement, des trois amours qui ont marqué toute son œuvre, le premier, d’une primauté qui n’est pas chronologique, mais plutôt ontologique, demeure l’amour de Dieu. Nulle déchirure chez Messiaen, nulle confusion panthéistique ou pseudo-humaniste : un même amour passionné le porte vers la nature, les personnes et Dieu, le tout dans un sens profond de la hiérarchie des êtres. A propos de l’amour des personnes, on ne peut pas ne pas mentionner l’importance accordée par Messiaen à l’enseignement [33], l’affection toute particulière qu’il portait à chacun de ses élèves et qui se traduisait notamment par un infini respect de la personnalité de chacun ; il faudrait surtout rappeler l’amour qui l’unit à celle qui fut son épouse et l’interprète privilégiée, plus, la créatrice de la majorité de ses œuvres pour piano, Yvonne Loriod.
« En somme vous établissez une hiérarchie de l’amour, remarque Claude Samuel. – Exactement, répond le Maître. Nous partons de l’amour trivial […] pour atteindre le grand Amour humain […]. Puis nous parvenons à l’amour maternel, mais c’est l’amour divin qui est au sommet de la pyramide [34] ».
Messiaen rejoint ici l’une des intuitions fondatrices de Thomas d’Aquin, ce saint théologien dont, selon son propre aveu, il a lu et médité « presque intégralement [35]« la grande œuvre qu’est la Somme Théologique, à savoir l’analogie. « Sans confusion ni séparation », pour reprendre les mots du Concile de Chalcédoine traitant de la double nature humaine et divine du Christ, Messiaen à la fois distingue parfaitement les plans et les unifie, non seulement statiquement, mais dynamiquement. C’est ce qu’illustre une de ses œuvres les plus belles, Des canyons aux étoiles qui lui fut commandée, en 1974, aux Etats-Unis. Un immense souffle analogique la traverse, comme le compositeur l’explique au début de sa lumineuse explication : « Des canyons aux étoiles. C’est-à-dire en s’élevant des canyons jusqu’aux étoiles – et plus haut jusqu’aux ressuscités du Paradis – pour glorifier Dieu dans toute sa création : les beautés de la terre (ses rochers, ses chants d’oiseaux), les beautés du ciel matériel, les beautés du ciel spirituel. Donc œuvre religieuse d’abord : de louange et de contemplation. Œuvre aussi géologique et astronomique. Œuvre de son-couleur où circulent toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, autour du bleu du Geai de Steller et du rouge de Bryce Canyon ».
Une crainte pourrait naître chez le croyant. Messiaen a emprunté son matériau et même ses inspirations à des sources qui paraissent sinon étrangères, du moins inhomogènes à la foi chrétienne, comme les timbres balinais, les cent-vingt rythmes provinciaux de l’Inde antique ou « déçî-tâlas », le tragique amour de Tristan et d’Iseult, etc. Il s’est passionné pour les contes de fée (notamment Madame d’Aulnoy), le surréalisme, la fiction shakespearienne.
Dans la pureté de son regard de croyant, Messiaen a opéré un discernement. Par exemple, si, selon ses propres mots, il y eut « toute une époque où je me sentais proche des surréalistes », « je m’en suis beaucoup éloigné depuis. Je suis un musicien surréaliste, mais l’attrait ou l’amour du surréel s’est mué pour moi en quête du surnaturel [36] ». Il dit ailleurs : « Le Merveilleux est mon climat naturel, au sein duquel je me sens bien […] mais un Merveilleux qui soit vrai [37] ! » En fait, la curiosité universelle de Messiaen était l’expression d’une inépuisable capacité d’émerveillement. C’est d’ailleurs ce même souci universel, catholique que l’on retrouve non plus dans la source, mais dans la diffusion de son œuvre : « Ma principale originalité, disait-il, est d’avoir retiré l’idée de la liturgie catholique des édifices de pierre destinés au culte et de l’avoir installée dans d’autres édifices qui ne semblaient pas destinés à recevoir ce genre de musique et qui, finalement, l’ont fort bien accueillie [38] ».
De plus, son immense culture a invité Olivier Messiaen à puiser dans toutes les sources possibles pour chanter l’Ineffable. Ce n’est pas la mystique d’immanence de l’hindouisme qui l’intéresse, mais son sens du mystère. La multiplicité du matériau lui permettait en quelque sorte de contourner l’Indicible tout en le servant : les psaumes le montrent, toute la richesse du cosmos a pour vocation de louer son Créateur. Il y a quelque chose de l’esprit d’enfance évangélique – qui n’est jamais puérilité – dans cette grandiose synthèse joignant la jubilation, l’adoration et l’extrême humilité. La légende de Tristan elle-même « est le symbole de tous les grands amours ». Or, continue Messiaen, « un très grand amour » n’est pas en contradiction avec la foi, car il « est un reflet, un pâle reflet mais néanmoins un reflet du seul véritable amour, l’amour divin [39] ».
Tout à l’inverse, le non-croyant pourrait s’inquiéter de notre exposé : la musique de l’auteur des Sept Haï Kaï ne s’adresse-t-elle donc qu’aux seuls chrétiens ? Ce n’est pas l’expérience que l’auditeur fait. En réalité, les œuvres d’Olivier Messiaen comblent le cœur de tout homme, quel qu’il soit. Mais elles sont aussi un accès privilégié à la Transcendance. Le chrétien en reçoit un surcroît d’émerveillement. Sa foi elle-même s’y épanouit, s’y nourrit et grandit, selon cette mesure excessive si caractéristique du compositeur de la Transfiguration. Cette unité profonde explique que Messiaen se soit toujours très fermement refusé à distinguer deux « genres littéraires » musicaux, le profane et le sacré, et cela, autant dans son œuvre que dans celle d’autrui. [40]
6) Messiaen prophète de Dieu
Un théologien parle de Dieu. Si Messiaen mérite ce titre, que nous révèle-t-il du Très-Haut ?
Messiaen met toutes les ressources de son art au service des Mystères divins. Il convoque, avec un émerveillement d’enfant ébloui et une oreille, une intelligence musicale qui furent sans doute parmi les plus douées de notre siècle, toutes les ressources sonores, rythmiques, mélodiques, et de timbre qu’offre cette modernité dont il fut passionné, d’une généreuse et contagieuse passion qu’il sut communiquer à ses élèves. Il n’est pas jusqu’aux galaxies et aux atomes qui, eux aussi, ne dansent, pour balbutier Dieu [41].
Parcourant les multiples thèmes abordés par ses œuvres, on constate déjà qu’aucun mystère de la foi n’est laissé de côté (entre parenthèses, quelques exemples qui ne visent pas à l’exhaustivité) : le mystère des mystères qu’est la Sainte-Trinité (Neuf méditations sur le Mystère de la Sainte-Trinité), la création (Amen de la création), l’Incarnation du Verbe (La Nativité du Seigneur), les mystères de la vie du Christ (L’Ascension), l’Eglise (Apparition de l’Eglise éternelle, Le regard de l’Eglise d’amour qui est le XXè Regard), les sacrements (on a remarqué à juste titre que deux œuvres sur l’Eucharistie font comme une inclusion couvrant presque toute la vie de Messiaen : au Banquet céleste de 1928 répond le Livre du Saint Sacrement, écrit en 1984, juste après le S. François d’Assise), notre filiation divine (la Transfiguration), et enfin la consommation eschatologique dans la Gloire (Les Corps glorieux, Couleur de la Cité Céleste, Et expecto Resurrectionem Mortuorum).
La Vierge Marie elle-même tient une place discrète mais décisive. Les neuf méditations pour orgue composant la Nativité ont pour finalité d’« honorer la maternité de la Sainte Vierge ». En particulier, Messiaen a consacré à Marie l’un de ses plus beaux Regards sur l’Enfant-Jésus, le 11ème. Son titre, Première communion de la Vierge, fait penser à la communion eucharistique, mais il s’agit d’une réalité encore plus profonde. Laissons Messiaen l’expliquer : « Nous sommes ici entre l’Annonciation et la Nativité : c’est la première et la plus grande de toutes les communions. Marie adore Jésus en elle : mon Dieu, mon Fils, mon Magnificat ! »
Si Messiaen n’a négligé aucun des mystères divins, son œuvre présente toutefois une polarité particulière pour les mystères joyeux et, peut-être plus encore, pour les mystères glorieux [42]. En fait, reprenant le vaste mouvement néoplatonicien de l’exitus et du reditus, de la sortie et du retour, on pourrait dire que si Messiaen s’est tant passionné pour la nature créée, c’est en vue de la reconduire vers sa Source invisible et combien plus réelle que toutes la visibilité du monde. Au sens le plus profond du terme, Messiaen enchante nos oreilles en en-chantant le cosmos. C’est sans doute ce sens aigu de la transcendance du Tout-Autre agissant en nos cœurs, qui lui faisait répéter la réponse que nous rapportions au début : « J’ai toujours été croyant ». Le chrétien Messiaen n’est pas naïf : il sait bien que l’on ne naît pas chrétien, mais qu’on le devient. La discrétion de la réponse veut seulement respecter le mystère bienveillant du don de la grâce qui lui a été fait.
Les mystères de la foi chrétienne ne sont bien entendu pas une source accidentelle d’inspiration pour Olivier Messiaen. Ils ne sont même pas une source, certes importante, à côté d’autres, comme le seraient les chants d’oiseaux, les rythmes indiens, etc. La foi est l’origine et l’achèvement, l’alpha et l’oméga de son œuvre : elle est la clef de sa vie comme de son inspiration. L’auteur de la Messe de la Pentecôte s’est toujours voulu humble serviteur de la foi catholique. Ce n’est pas un hasard si nombre de ses inspirations lui sont venues, notamment pendant les improvisations [43], à l’orgue de l’église de la Sainte Trinité dont il fut le titulaire très fidèle pendant quelques soixante années (un record !). C’est aussi cette humilité qui lui faisait se mettre à l’école de tel grand théologien, surtout S. Thomas d’Aquin, quand il souhaitait exprimer en « son-couleur » quelque mystère particulièrement élevé. Messiaen va jusqu’à « traiter » de l’ubiquité divine (Trois liturgies), de la locution angélique (Neuf méditations sur le mystère de la Sainte-Trinité), de l’identité de la relation et de l’essence constituant la Personne divine, de la transsubstantiation (Livre du Saint Sacrement), etc.
Cette humilité ensoleillée permet enfin de répondre à un reproche parfois entendu : pendant des décennies, Messiaen ne se serait pas renouvelé. En effet, il n’y a pas un Messiaen première manière, seconde manière, etc. D’abord, il est certain que Messiaen n’a pas voulu jusqu’au bout suivre les chemins ouverts par la musique sérielle [44]. Ensuite, si le maître n’a jamais rien abandonné de ses découvertes chemin faisant, il n’a pas non plus juxtaposé, mais il a intégré : de ce point de vue, S. François est, selon ses propres mots, « l’aboutissement d’une longue démarche », « une somme de tout ce que j’ai fait jusque-là [45] ». Surtout, sans nulle recherche de soi [46], Messiaen a, pour reprendre les termes du psalmiste (cf. Ps 83, 8), avancé de clarté en clarté, de gloire en gloire, fixé sur la ville d’en-haut. Artisan du même matériau, fidèle à son inspiration première, mais dans une constante créativité et une souveraine liberté, il a mené son œuvre, avec une logique d’une absolue rigueur, jusqu’à une surabondance excessive – au sens plein et positif du terme.
7) L’Amen du désir de Dieu
Ce service constant de la foi divine, par-delà mais intégrant la recherche esthétique, ne se fait jamais au détriment de son art musical. Celui-ci en acquiert une dignité ancillaire, dont l’équivallent ne se trouve sans doute que chez Jean-Sébastien Bach, de cette dignité qui a fait s’exclamer Marie : « Voici la servante du Seigneur ». (Lc 1, 38)
Un exemple vaut mieux que nombre de développements théoriques. Nous l’emprunterons à la septième vision des Corps glorieux, intitulée Le mystère de la Sainte Trinité. Cette pièce pour orgue, lente, profondément méditative, a pour thème l’indicible mystère trinitaire. Relevons d’abord quelques explications données par Messiaen lui-même : « Toute la pièce est consacrée au chiffre 3. Elle est à 3 voix. Sa forme est tripartite, chacune des trois grandes divisions étant elle-même un tercet. La mélodie principale est construite exactement comme un Kyrie de plain-chant, avec trois fois trois invocations ». Les trois voix, exprimant les trois Personnes divines, sont introduites dans l’ordre même des processions divines : Père, Fils et Esprit. Jusque maintenant on pourrait croire que nous allons entendre du Bach. Mais il y a plus. La voix grave, et aussi aiguë, donc englobante, qui exprime le Père et la voix aiguë, plus fluctuante, dessinant des volutes d’une souplesse aérienne, qui est celle de l’Esprit-Saint, sont toutes deux chromatiques et atonales. Médiane, la voix du Fils est mélodique et modale ; de plus, le son en est doux, mais tranché : par son Incarnation, le Fils est plus proche des hommes. « Toute la pièce est un pianissimo lointain et confus d’où émerge la voix médiane : seul, le Fils s’est approché de nous visiblement par son incarnation ». Les deux autres voix, dans le sous-grave et le suraigu, lui sont une « auréole de mystère », débordant la visibilité.
Mais ne peut-on aller plus loin que ce que suggère Messiaen ? En son éternelle préexistence, le Fils Unique est aussi le Verbe (cf. Jn 1, 1s), Celui qui dit Dieu. N’est-ce pas ce que symbolise le phrasé médian qui est comme articulé, intelligible ? Plus encore, la finale de cette pièce et de tout l’ensemble des Corps glorieux paraît suggérer la circumincession des Personnes et plus encore la spiration de l’Esprit. En effet, les voix du Père et du Fils, unique co-principe sans mélange de l’Esprit (« unum Spirator sed duo Spirantes »), se joignent, dans le ré, à l’octave, et l’Esprit-Saint vient les rejoindre, dans une unité qui n’est pas confusion, en un long do dièse qui, au dernier moment, s’abaisse en do bécarre : cette si discrète, presque imperceptible inclination n’évoque-t-elle pas le pondus amoris, le poids d’amour (pondus amoris) dans lequel un saint Thomas, à la suite de saint Augustin, identifiait le spécifique de la procession de la troisième Personne divine ? Quoi qu’il en soit de la dernière interprétation, cette simple illustration permet de percevoir à quelle profondeur de service aimant du mystère et de contemplation jubilante, la musique d’Olivier Messiaen nous introduit. Il aurait été possible de le manifester sur bien d’autres exemples, comme le Ve Regard de l’Enfant-Jésus (Regard du Fils sur le Fils) où d’extraordinaires coïncidences modales, survenant entre les musiques supérieures et inférieure, symbolisent l’inouï du mariage des deux natures, divine et humaine, dans le Christ Rédempteur.
Dans ses carnets, Olivier Messiaen a noté les phrases qu’il a mises sur les lèvres de S. François d’Assise juste avant de mourir (au VIIIe tableau) : « Seigneur, Seigneur, Musique et Poésie m’ont conduit vers Toi : par image, par symbole, et par défaut de vérité. […] Seigneur, illumine-moi de ta Présence ! Délivre-moi, enivre-moi, éblouis-moi pour toujours de ton excès de Vérité… » Ne s’approprie-t-il pas les paroles du Poverello – qui sont d’ailleurs, pour une part, ô paradoxe, empruntées à S. Thomas –, livrant ainsi l’Amen du désir qui traverse toute sa vie ? [47]
8) Le musicien de la Gloire
Messiaen a d’abord chanté la gloire, donc l’espérance [48]. Pour autant, il n’a pas oublié la souffrance et celle-ci n’a pas épargné sa vie, qu’il s’agisse de la douleur physique ou de la souffrance intérieure. Hormis quelques pièces plus ponctuelles, comme le Regard sur la Croix (VIIe Regard), Jésus accepte la souffrance (VIIe pièce de la Nativité), l’Amen de l’agonie de Jésus, les trois Ténèbres (IXe pièce du Livre du Saint-Sacrement), la souffrance n’apparaît pleinement que dans le Saint François. Celui-ci est un personnage douloureux. Pour l’exprimer, avec une densité qui est plus que picturale, Messiaen a précisé qu’il lui a fallu « un effort tout particulier ». Il demeure que « dans Saint François, il y a une imbrication étroite entre douleur et joie. […] là où la douleur est présente, là où elle est la plus grande, j’ai toujours placé un chant d’oiseau [49] ».
Et c’est parce que Messiaen est un musicien de la Résurrection qu’il a octroyé une telle importance à la lumière. Toute sa musique conduit à la lumière de la Transfiguration et s’en nimbe. Dans la neuvième pièce de sa Transfiguration, il emprunte à S. Thomas un commentaire admirable. Il vaut la peine de le citer en entier, car il livre une des intuitions théologiques majeures de Messiaen, à savoir que la filiation de tout homme est cachée en Dieu : « L’adoption des fils de Dieu se fait par une image qui les rend conformes au Fils naturel de Dieu […]. D’abord, par la grâce de la vie présente, qui ne donne qu’une conformité imparfaite ; ensuite, par la gloire, qui apporte une conformité parfaite […]. La grâce, nous l’obtenons par le baptême ; mais la Transfiguration nous a montré par avance la clarté de la gloire future. Aussi, tant au baptême du Christ qu’à sa Transfiguration, convenait-il que le témoignage du Père manifestât la filiation naturelle du Christ ; car seul le Père est parfaitement conscient de cette génération parfaite, ainsi que le Fils et l’Esprit-Saint [50] ».
Plus précisément, Messiaen a toujours voulu unir le visible (et l’audible) et l’invisible, et cela par la médi(t)ation du plus beau des enfants des hommes, le Verbe Incarné : « Le Christ s’est incarné pour nous amener du visible à l’amour invisible [51] ». Son œuvre a une structure profondément sacramentelle. « La grandeur de la religion catholique, ce pour quoi elle est la plus belle, la plus grande des religions, tient dans son affirmation selon laquelle toute vérité venant de Dieu, elle est fondée sur Dieu, c’est-à-dire sur le Christ, Dieu incarné ». Cette assertion est d’autant plus précieuse qu’elle suit une affirmation très respectueuse des autres religions qui « contiennent une part de vérité ». Ce mystère de l’Incarnation bouleverse Messiaen et l’émerveille : « N’est-ce pas la chose la plus merveilleuse que de penser que nous, terriens, sommes peut-être les seuls à avoir nécessité l’Incarnation de Dieu, les seuls qui soient capables de comprendre et d’aimer, à tel point que Dieu a voulu se rapprocher de nous, pour que nous puissions le comprendre l’aimer sous une forme visible [52]« ?
9) Eclair sur l’au-delà
Messiaen confiait à Claude Samuel : « Un certain nombre de mes œuvres sont donc destinées à mettre en lumière les vérités théologiques de la foi catholique. C’est là le premier aspect de mon œuvre, le plus noble, sans doute le plus utile, le plus valable, le seul peut-être que je ne regretterai pas à l’heure de ma mort ». [53]
L’étymologie de théologien est trompeuse : seul celui qui discourrait sur Dieu, au sens propre de discourir, mériterait le beau titre de théologien. Mais le théologien est d’abord celui qui aime Dieu, car « Celui qui aime […] connaît Dieu ». (I Jn 4, 7) [54] Et comment nier qu’Olivier Messiaen aime Dieu, lui qui écrivait au début du XXe regard (Regard de l’Eglise d’amour) : « La grâce nous fait aimer Dieu comme Dieu s’aime. Après les gerbes de nuit, les spirales d’angoisse, voici les cloches, la gloire et le baiser d’amour… toute la passion de nos bras autour de l’Invisible », et dans l’exergue du XVe regard de l’Enfant-Jésus intitulé Le Baiser de l’Enfant-Jésus : « Il faudrait aimer pour aimer ce sujet et cette musique qui voudraient être tendres comme le cœur du ciel, et il n’y a rien d’autre ». Or il y a de multiples manières d’exprimer son amour. Le musicien Messiaen a souvent noté que l’oiseau, son premier maître et le premier des théologiens, chantait surtout à la saison des amours. François d’Assise, et son disciple Olivier Messiaen, l’avaient compris qui se mettaient à l’écoute des oiseaux.
S’il fallait caractériser en peu de mots la théologie de Messiaen, nous le ferions volontiers à partir des deux couples de termes suivants : sacrement et analogie, création et gloire. Termes que l’on peut vitalement articuler ainsi : musicien de la lumière entendue dans toute sa richesse analogique, théologien de l’origine créatrice et de la consommation glorieuse, Messiaen fait chanter l’invisible du ciel par la terre des sons et des couleurs, sacrement de l’indicible et transcendante divinité, grâce à la médiation du Verbe incarné par amour.
Toute la vie de ce serviteur de Dieu, humble et ébloui, que fut Olivier Messiaen est comme traversée et mesurée par la sixième des béatitudes que le Christ prononce lors du Sermon sur la montagne : « Bienheureux les cœurs purs, ils verront Dieu ». (Mt 5, 8) Ce voir est un entendre, il englobe toute connaissance. Maintenant, celui qui a traversé le pur cristal de la mort en finissant Eclairs sur l’Au-delà, vit cette parole du Christ dans l’éternel présent de la communion avec l’adorable Trinité.
- Pascal Ide
3, rue de la Trinité 75009 Paris
[1] Harry Halbreich, Olivier Messiaen, Paris, Fayard, Fondation sacem, 1980 (désormais abrégé Halbreich), p. 496.
[2] Le plus important est bien entendu de se référer aux commentaires détaillés et éclairants que Messiaen a fait lui-même de ses œuvres. Pour cela, rien ne remplace les partitions. Les introductions des œuvres antérieures à 1978 ont été heureusement rassemblées dans un Hommage à Olivier Messiaen (présenté par La Recherche Artistique, sous la direction artistique de Claude Samuel, novembre et décembre 1978 ; désormais abrégé Hommage). Dans la perspective qui est la nôtre, il faut y joindre surtout les œuvres postérieures suivantes : le livret de S. François d’Assise (1975-1983) dont le texte est de Messiaen lui-même, l’admirable Livre du Saint Sacrement (1984) et Eclairs sur l’au-delà (1988-1991), tous édités chez Leduc (Paris).
Sur Messiaen considéré comme théologien, on trouvera d’intéressantes notations dans le livre d’entrevue de Brigitte Massin, Une poétique du merveilleux (Aix-en-Provence, Éd. Alinéa, 1989 ; désormais abrégé Massin). Mais l’ouvrage qui me semble le plus riche et le plus intéressant est celui déjà cité d’Harry Halbreich. Elève de Messiaen pendant 2 ans, passionné et passionnant, Halbreich restitue avec lucidité et courage la dimension spirituelle de Messiaen. Seul inconvénient, de taille, l’ouvrage s’arrête avant le S. François d’Assise.
Sur Messiaen en général, cf. Olivier Messiaen, Musique et couleur. Nouveaux entretiens avec Claude Samuel, Paris, Pierre Belfond, 1986 (désormais abrégé Samuel). Alain Périer, Messiaen, « Solfèges », Paris, Seuil, 1979 (cité Périer). Antoine Goléa, Rencontres avec Olivier Messiaen, Paris, Julliard, 1960 (désormais abrégé Goléa) où la pensée de l’auteur ne s’efface pas assez devant le maître.
[3] Voici ce qu’affirmait Pierre Boulez qui par ailleurs ne fait pas une fois allusion à la foi chrétienne de Messiaen, dans un article écrit pour rendre hommage à son maître au moment de sa mort : « il ne faut pas oublier ce qui est la marque absolue de son unicité : un amour profond de la nature, d’une pratique si peu courante dans le monde plutôt artificiel de la musique ». (Le Figaro, mercredi 29 avril 1992, p. 22) C’est bien plus la foi qui est la marque absolue de l’unicité de Messiaen.
[4] Samuel, p. 273 et 274.
[5] Brigitte Massin a réalisé une suggestive recension systématique des références aux différents textes bibliques faites par les œuvres de Messiaen (Massin, p. 146 à 149).
[6] Massin, p. 73
[7] Messiaen disait avoir lu en entier La Gloire et la Croix (soit, en français, les 8 imposants volumes de l’esthétique théologique composée par le théologien suisse entre 1961 et 1969). Sur la conception balthasarienne du beau, de la figure et du mystère, cf. la Phénoménologie de la vérité (trad. Robert Givord, coll. « Bibliothèque des archives de philosophie », Paris, Beauchesne, 1952, en particulier, p. 195-215) et notamment le volume I de La Gloire et la Croix : Apparition (trad. Robert Givord, coll. « Théologie » n° 61, Paris, Aubier, 1965, ch. 3, p. 367-390).
[8] Samuel, p. 66.
[9] Hommage, p. 87.
[10] Samuel, p. 30.
[11] C’est dans le vitrail, collaboration de l’art et de la nature que nous voyons « la Nature elle-même dans sa manifestation la plus extraordinaire : c’est la lumière, captée par l’homme pour magnifier les lieux fonctionels les plus nobles, les édifices destinés au culte » (Samuel, p. 31)
[12] Samuel, p. 39.
[13] L’éblouissement est « la mission la plus haute de l’œuvre d’art » (Halbreich, p. 104) : Messiaen « tend de toute la force de son idéal » vers l’éblouissement (Ibid., p. 194).
[14] Conférence de Notre-Dame (4 décembre 1977), Paris, Leduc, 1978, p. 12.
[15] Samuel, p. 71.
[16] Samuel, p. 87.
[17] Samuel, p. 30.
[18] Massin, p. 120.
[19] Périer, p. 132 et 133.
[20] Samuel, p. 35 et 36.
[21] Massin, p. 175.
[22] Ibid.
[23] On pourrait joindre d’autres raisons à celles qui vont être données. Par exemple, celle-ci : « Leurs lignes mélodiques rappellent souvent les inflexions du chant grégorien. Leurs rythmes sont d’une complexité et d’une vérité infinies, mais toujours d’une précision et d’une clarté parfaites… » (≈, p. 219)
[24] Massin, p. 83.
[25] « Le moment favorable, confie Messiaen, est le printemps, la saison des amours, c’est-à-dire avril, mai et juin » (Goléa, p. 109)
[26] « Malgré ma profonde admiration pour le folklore mondial, je ne crois pas qu’on puisse trouver dans aucune musique humaine, si inspirée soit-elle, des mélodies et des rythmes qui possèdent la souveraine liberté du chant et des rythmes qui possèdent la souveraine liberté du chant d’oiseau ». (Goléa, p. 234)
[27] Hommage, p. 59. On pourrait en rapprocher l’attitude de Messiaen de ce mot de Jules Michelet à propos de l’oiseau, dans un ouvrage qui lui est consacré : « Le vol même ne tient pas seulement à l’aile, mais à une puissance incomparable de respiration et de vision. L’oiseau est proprement le fils de l’air et de la lumière. […] L’homme et l’oiseau sont le verbe du monde ». (L’oiseau, in Œuvres complètes, vol. XVII (1855-1857), Ed. Paul Viallaneix, Paris, Flammarion, 1986, p. 169)
[28] Hommage, p. 29.
[29] Hommage, p. 40.
[30] Le sixième tableau de S. François d’Assise (intitulé Le prêche aux oiseaux ) contient un bon résumé du regard théologique que Messiaen porte sur les oiseaux. Voici un court extrait : « Frères oiseaux, en tous temps et lieux, louez votre Créateur. Il vous a donné liberté de voler, présageant par là le don d’Agilité. […] Il vous a permis de chanter si merveilleusement, que vous parlez sans mots, comme la locution des Anges, par la seule musique. Il vous aime, Celui qui vous accorde tant de bienfaits ! »
[31] Massin, p. 112.
[32] Cité par Massin, p. 211.
[33] « Messiaen aura exercé une influence capitale sur la musique de son temps, au moins autant par son enseignement que par son œuvre » (Jacques Longchampt, Le Monde, 29 avril 1992, p. 14).
[34] Samuel, p. 33.
[35] Samuel, p. 17.
[36] Massin, p. 94.
[37] Massin, p. 27.
[38] Samuel, p. 22.
[39] Samuel, p. 31 et 32. Voici le commentaire qui introduit la Turangalîlâ-Symphonie : « C’est l’amour fatal, irrésistible, qui transcende tout, qui supprime tout hors lui, tel qu’il est symbolisé par le philtre de Tristan et Yseult ». Halbreich commente, sans introduire des discernements qu’il ignore sans doute : « L’essence de cet amour est la même, seule la manifestation (son incarnation) diffère : les deux se rejoignent dans une même quête éperdu d’absolu, qui ne trouvera à s’assouvir parfaitement que dans la Contemplation de l’Ineffable ». (p. 61)
[40] Samuel, p. 21 et 22.
[41] A deux reprises au moins, Messiaen emploie ce terme de « balbutiements » : dans les XX Regards et dans le Quatuor.
[42] Le philosophe ou le théologien pourrait user de la distinction classique de l’objet matériel et de l’objet formel (ou perspective). L’objet matériel de l’œuvre de Messiaen est non seulement le Mystère entier de la foi chrétienne, mais la création elle-même. L’objet formel semble être la gloire, la gloire qui resplendit dans l’amour.
[43] Massin, p. 202.
[44] « En porte-à-faux par rapport à l’époque de ses débuts par son refus de la frénésie mécaniste du mouvement, de l’abandon de l’harmonie au profit d’un contrepoint émaillé de fausses notes grinçantes, de la frivolité et de la sécheresse de cœur, il fut également en porte-à-faux par rapport à la décade [= décennie] décisive des années 1950, durant laquelle, sous la direction impérieuse d’un Boulez à l’apogée, toute la musique semblait devoir passer par le goulot d’étranglement du sérialisme absolu ». (Harry Halbreich, p. 494)
[45] Massin, p. 192.
[46] De ce point de vue, il nous semble qu’Olivier Messiaen n’est pas tombé dans cette « faillite de la représentation », dans cet apologue du jaillissement créateur dans le pur éclatement et la diversité absolue, cette recherche narcissique de la nouveauté pour la nouveauté si caractéristiques de certaines musiques contemporaines (cf. Raymond Court, « La faillite de la représentation et l’esprit de la musique moderne », André Jacob [éd.], Encyclopédie philosophique universelle. I. L’univers philosophique, Paris, p.u.f., 1989, p. 635-642).
[47] Voici un texte de Messiaen qui livre une lumière décisive sur sa conception de la musique : « Les recherches scientifiques, les preuves mathématiques, les expériences biologiques accumulées, ne nous ont pas sauvé de l’incertitude. Au contraire, elles ont augmenté notre ignorance, en montrant toujours de nouvelles réalités, sous ce qu’on croyait être la réalité. En fait, la seule réalité est d’un autre ordre : elle se situe dans le domaine de la Foi. C’est par la rencontre avec un Autre que nous pouvons la comprendre. Mais il faut passer par la mort et la Résurrection, ce qui suppose le saut hors du Temps. Assez étrangement, la musique peut nous y préparer, comme image, comme reflet, comme symbole. En effet, la musique est un perpétuel dialogue entre l’espace et le temps, entre le son et la couleur, dialogue qui aboutit à une unification : le Temps est un espace, le son est une couleur, l’espace est un complexe de Temps superposés, les complexes de sons existent simultanément comme complexes de couleurs. Le musicicien qui pense, voit, entend, parle, au moyene de ces notions fondamentales, peut, dans une certaine mesure, s’approcher de l’au-delà. Et, comme dit Saint Thomas : la musique nous porte à Dieu, «par défaut de vérité», jusqu’au jour où Lui-même nous éblouira, ‘par excès de vérité’. Tel est peut-être le sens signifiant – et aussi le sens directionnel – de la musique… » (cité dans le livret de l’Opéra Bastille, sur Saint François d’Assise, 1992, p. 68)
[48] Nguyen Thien Dao témoigne, à Paris, en 1979 : « suivant la voie tracée par Mozart et Debussy, il apporte à ses contemporains désespérés un authentique message d’amour ». (Halbreich, p. 513)
[49] Massin, p. 193.
[50] Donnons-en la référence complète, car elle est souvent tronquée dans toutes les citations que j’ai lues : Somme Théologique, IIIa, q. 45, a. 2, corpus.
[51] Samuel, p. 29.
[52] Massin, p. 102.
[53] Samuel, p. 21.
[54] Sur ce sujet, cf. François-Marie Léthel, Connaître l’amour du Christ qui surpasse toute connaissance. La théologie des saints, Vénasque, Éd. du Carmel, 1989, notamment p. 3-7.