L’homme et son corps. L’anthropologie philosophique de Gustav Siewerth 4/5

b) L’unité cordiale

1’) L’unité par l’amour

Ce que dit Siewerth de l’amour établit une médiation entre le corps et le cœur. Sa thèse, audacieuse, n’est rien moins que l’identification suivante : l’amour « est [l’homme] lui-même ». (p. 120) L’argument est résumé dans cette phrase dense : « En elle [sa liberté] l’homme est cet être qui « se concentre au fond même de son être corporel, il s’éprouve et se possède lui-même comme amour fécond et créateur ». (p. 120) Détaillons.

Tous les développements antérieurs aboutissent à cette conclusion : l’homme est cet être qui, recueilli dans son intimité où s’enracine sa corporéité, laisse jaillir sa puissance de création la plus grande. Siewerth ne comprend donc plus d’abord l’homme comme unité corps-âme ou à partir du déploiement de ses facultés, mais à partir de la distinction entre ce fond et la manifestation. Encore celle-ci est-elle aussitôt ressaisie dans l’unité d’un dynamisme qui va de la source à l’extérieur : la plus grande fécondité est aussi l’actualisation du plus intime, l’opération génératrice est la possibilité la plus propre.

Or, dans l’unité d’un terme qui signe l’unité d’une réalité, l’amour dit ce mouvement (p. 120-122). Certes, l’amour est un. C’est ce que signale le génie de la langue allemande : elle est « la langue la plus expressive de toutes » ; or, elle « s’est refusée à toute distinction » (p. 120) de vocables pour signifier l’amour [1]. Pour autant, celui-ci introduit dans un dynamisme qui conjoint l’intériorité et le dépassement, la profondeur de l’enracinement et la hauteur de l’épanouissement.

D’une part, l’amour règne à la source même de l’existence : il « est la force même de nos racines et de nos attaches avec notre origine ». (p. 121) Cela est vrai de tout être : en effet, la bonté est un transcendantal (c’est-à-dire coextensif à l’être) ; or, le bien naît de l’amour [2]. Cela se vérifie encore davantage de tout ce qui vit, en particulier de l’homme : l’amour fait sortir de l’isolement, nous enracine dans un sol ; surtout le vivant (sexué) naît d’une double source paternelle et maternelle.

D’autre part, l’amour « est la puissance suprême de dépassement » (p. 121). La génération est la fécondité, le dépassement par excellence. Or, l’œuvre génératrice est œuvre d’amour. C’est d’ailleurs l’essence même du bien qui de diffuser (bonum diffusivum sui) ; et l’amour est source du bien, comme le bien attire l’amour.

Or, cette double polarité constitue un seul amour. En effet, l’amour est « attente féconde » (p. 122), attente dans sa racine et fécond dans son épanouissement. Cette unité vient aussi de ce que l’amour « est la force de transformation et d’assimilation de la vie » (p. 122). Enfin, cette indivision de l’amour se vérifie tant du point de vue de celui qui aime (dans l’amour se rencontre la caritas qui est l’amour surnaturel et l’eros qui est l’amour humain et même sensible) que du point de vue de celui qui est aimé (dans le véritable amour, l’amour de Dieu ne peut aller sans l’amour de l’homme, comme frère et enfant de Dieu).

Par conséquent, Siewerth estime que distinguer amour spirituel et amour corporel c’est nier non seulement l’essence de l’amour, mais « l’essence de l’homme » (p. 123).

2’) L’existence du cœur

Ayant ainsi défini l’homme comme amour, Siewerth parle du « mystère suprême de l’être humain » (p. 123) : le cœur qui constitue… le cœur du livre et de sa réflexion. Il en établit d’abord l’existence (ce qui ne peut jamais aller sans une approche au moins approximative, confuse de son essence), avant de longuement le décrire.

a’) Preuve générale

Siewerth éclaire l’existence du cœur à partir de l’amour. Nous venons de voir que l’homme est, en son essence, amour : parce qu’il s’enracine en lui et parce qu’il trouve en lui sa plus haute créativité et offrande. Or, l’amour requiert une source : « la vie de l’amour unifiant, dit Siewerth, jaillit du centre le plus profond de l’homme » qu’est le « cœur » (p. 123). L’amour, si fontal soit-il, requiert un foyer encore plus originaire. Toujours nous retrouvons le mouvement de reconduction à l’origine caractéristique de la pensée de Siewerth. Il semble articuler homme, amour et cœur selon des centres concentriques allant se rétrécissant. Le cœur se définit donc comme le « centre le plus profond de l’homme » (p. 123). Et de renchérir aussitôt : « Il est le foyer où notre personnalité se concentre, c’est en lui que nous sommes un moi, que nous le savons et que nous nous possédons comme tel ». Les deux dernières caractéristiques montrent que le cœur ne nie pas mais fait appel à l’intelligence et à la liberté.

b’) Exposé poétique

Puis, à la grande surprise du lecteur, suit un texte d’une page qui tranche triplement avec tous les développements précédents et ultérieurs : par sa structure grammaticale, son style poétique et jusque dans la matérialité du texte puisqu’il est intégralement écrit en caractères italiques. On ne peut mieux souligner l’importance autant que l’originalité de ce passage qu’il vaut la peine de citer en entier :

« Le cœur est le centre où notre vie se rassemble, la mémoire de notre durée, l’arbre aux rameaux multiples de notre existence, le point d’arrivée de tout avenir, le lit du fleuve où s’amasse le présent et le fond de vallée qui recueille toutes les eaux ruisselantes du passé. C’est le «calice» d’offrande et de métamorphose de notre nature’ (Hans André), le fond tremblant et douloureux de la colline de la crucifixion de notre amour, le tombeau où vient s’abattre notre lassitude et le foyer brûlant de tout renouvellement et de toute résurrection. C’est le champ qui attend et le royaume lumineux des forces fécondantes, c’est la rose épanouie des fiançailles et la coupe écumeuse de toute joie et de tout ravissement. C’est le fond créateur qui pressent et façonne, l’imagination profonde qui tisse sa toile comme l’aurore claire et joyeuse de l’esprit, la crypte de tous les mystères cachés, le refuge des nuits de l’âme enfouies pour toujours, comme la fontaine de l’oubli au murmure rafraîchissant. C’est le nuage de l’orage qui éclate et l’envahissement du rose de l’aurore sur tous les sommets cristallins de l’esprit. Le cœur est le champ de tout repos et de tout secret, la demeure familière de l’âme, le foyer réchauffant de la sollicitude maternelle, le château fort altier de la puissance du père, comme la grille toute prête à se rompre de la miséricorde paternelle. C’est la force où se durcit la passion, le sein douloureux de toute fécondité, la chambre étroite de la nostalgie qu’on ne peut plus contenir comme le cloaque de toute stérilité et de toute corruption. Abîme de toutes les vertus, gouffre de toute lâcheté, temple du Saint Esprit et désert où errent les démons ! » (p. 123-124)

Pourquoi cette rupture de ton ? On dirait que Siewerth se trouve face à un mystère défiant toute systématisation réflexive mais non pas toute mise en mot. Platon abandonnait régulièrement le logos pour le muthos [3]; de même qui, si l’on en croit un Maritain, le dire poétique relève d’un excès de lumière et non d’un défaut [4]. Or, manifestement, Siewerth estime que le cœur est une réalité trop riche, trop originaire, trop cachée, pour pouvoir être enserré dans une définition. Et, de fait, le texte est tellement foisonnant qu’il semble résister à toute conceptualisation. Voilà pourquoi Siewerth recourt au mode poétique.

Néanmoins, serait-ce trahir son intention que d’essayer de thématiser ce que le penseur s’est refusé à faire, le minimum de respect et de prudence demandant de garder la conscience d’être à chaque instant débordé par la prodigalité de l’intuition ? Le besoin de comprendre plus précisément ce qu’est le cœur me pousse à courir le risque.

La structure grammaticale est d’une extrême simplicité. Cette page se présente sous la forme d’une phrase unique dont le sujet est « le cœur » à qui on attribue de multiples prédicats : pas moins de trente-cinq ! La question posée est d’ordre logique : notre intention est de définir plus précisément ce qu’est le cœur. Il est néanmoins légitime d’en approcher l’être. Or, toute définition renvoie à un concept un. Il faut donc unifier le riche foisonnement des prédicats pour, progressivement, en cerner l’essence ou, si je puis dire, le cœur intelligible. Passons progressivement du multiple à l’un qui ne sera touché qu’asymptotiquement. Numérotons les prédicats par souci de clarté.

« Le cœur est 1. le centre où notre vie se rassemble, 2. la mémoire de notre durée, 3. l’arbre aux rameaux multiples de notre existence, 4. le point d’arrivée de tout avenir, 5. le lit du fleuve où s’amasse le présent et 6. le fond de vallée qui recueille toutes les eaux ruisselantes du passé. 7. C’est le ‘calice d’offrande et de métamorphose de notre nature’ (Hans André), 8. le fond tremblant et douloureux de la colline de la crucifixion de notre amour, 9. le tombeau où vient s’abattre notre lassitude 10. et le foyer brûlant de tout renouvellement et de toute résurrection. 11. C’est le champ qui attend 12. et le royaume lumineux des forces fécondantes, 13. c’est la rose épanouie des fiançailles 14. et la coupe écumeuse de toute joie et de tout ravissement. 15. C’est le fond créateur qui pressent et façonne, 16. l’imagination profonde qui tisse sa toile 17. comme l’aurore claire et joyeuse de l’esprit, 18. la crypte de tous les mystères cachés, 19. le refuge des nuits de l’âme enfouies pour toujours, 20. comme la fontaine de l’oubli au murmure rafraîchissant. 21. C’est le nuage de l’orage qui éclate 22. et l’envahissement du rose de l’aurore sur tous les sommets cristallins de l’esprit. 23. Le cœur est le champ de tout repos et de tout secret, 24. la demeure familière de l’âme, 25. le foyer réchauffant de la sollicitude maternelle, 26. le château-fort altier de la puissance du père, 27. comme la grille toute prête à se rompre de la miséricorde paternelle. 28. C’est la force où se durcit la passion, 29. le sein douloureux de toute fécondité, 30. la chambre étroite de la nostalgie qu’on ne peut plus contenir 31. comme le cloaque de toute stérilité et de toute corruption. 32. Abîme de toutes les vertus, 33. gouffre de toute lâcheté, 34. temple du Saint Esprit 35. et désert où errent les démons ! »

J’indiquerai le plus souvent entre parenthèses soit le numéro, soit le début du prédicat sans mentionner le complément d’objet ou la proposition relative qui le suit.

– Un bon nombre d’images font appel à la nature, soit inerte (fleuve, nuage, aurore), soit vivante végétale (arbre), soit le milieu dans sa complexité (vallée, champ). D’autres font appel à la réalité proprement humaine (mémoire, calice, foyer, château fort, cloaque).

– Les images, quoique plus nombreuses, n’excluent pas les concepts ou plus généraux (centre, fond de vallée), ou plus anthropologiques (mémoire, imagination, esprit).

– Les images et concepts appartiennent à divers registres : positif (rose, coupe, abîme, temple) ou négatif (fond, colline, tombeau, chambre, cloaque, gouffre, désert), le passif et l’actif, ainsi que le bon (32, 34) et le mauvais (31, 33, 35), etc.

– Siewerth embrasse toute l’amplitude de l’être : il convoque la nature, l’espace et le temps, l’homme, l’œuvre de l’art et enfin Dieu en sa vie trinitaire. L’Esprit est explicitement nommé (34) et le Fils est présent dans le déploiement du mystère pascal (du Jeudi Saint au Dimanche de la Résurrection : 7-10).

– Le plus difficile est de cerner le registre sémantique où se croisent images et concepts. Il semble qu’ils tournent autour de trois thèmes : l’unité (champ, demeure, ou plutôt l’unification (centre, arbre, calice), des énergies mais aussi du temps (mémoire, point d’arrivée, lit et fond) ; l’originarité (fond tremblant, demeure, force) ; le secret (crypte, refuge, fontaine) ; l’ouverture double, d’une part à ce qui est reçu (fond de vallée, champ, royaume, rose, coupe, foyer, château fort, grille), d’autre part à ce qui est offert (nuage, envahissement, fond créateur, imagination, foyer, sein, chambre). Tous ces thèmes impliquent la centralité.

Cette analyse passe à côté du point essentiel qui est l’unité de ce que j’appellerai volontiers un poème. S’il est une œuvre une et non pas une juxtaposition d’images, quel ordre secret commande le rythme des métaphores ?

Mais il me semble que la clé de lecture la plus profonde est donnée par la perspective du don en sa dynamique ternaire. Pour raisons. 1. On retrouve dans le poème, le plus souvent clairement distingués, les trois moments du don. 2. Plus encore, les attributs du cœur sont regroupés en fonction des moments du don. 3. Pour autant, le cœur ne recouvre pas identiquement les trois moments du don. Comme on l’a vu, il exprime de la manière la plus juste le don 2. Or, celui-ci recueille, est le centre unifiant la dynamique du don passant du don originaire au don terminal. Et le texte de Siewerth souligne bien cette différence : le cœur apparaît doublement ouvert, et à ce qu’il reçoit et à ce qu’il donne. 4. Enfin, c’est le rythme du don qui explique l’articulation vitale des différentes caractéristiques. À propos de ce dernier point, il se pose cependant une difficulté. Comme nous allons le voir, on trouve non pas une fois mais deux fois le ternaire. Si le secret (le cœur !) de la suite des attributs était la dynamique du don, ne devrait-on pas la rencontrer une fois ? Soit la répétition est superflue et la longue liste n’a plus de raison d’être, soit elle est commandée par une autre logique qui vient donc se superposer à la logique du don.

Pour répondre, il faut rentrer dans le détail et proposer notre analyse du mouvement du texte. Il semble porté par deux vagues :

1’’) Première vague

  1. a) Le cœur en relation avec le don 1. Siewerth passe en revue différentes donations originaires dont le cœur est le centre de rassemblement : l’existence (1-3), le temps (4-6), la grâce christique (7-10). L’ultime caractéristique, la Résurrection (10), ouvre au temps suivant qu’est la donation.
  2. b) Le cœur en relation avec le don 3. Siewerth contemple le don 3 dans son œuvre en train de s’accomplir (11-14) ou en germination dans l’homme (15-17).
  3. c) Enfin, Siewerth contemple le cœur en sa réalité intime, comme don 2, ici caché (18-20).

Les attributs 21 et 22 sont une transition, le 22 étant une répétition presque littérale du 17.

2’’) Seconde vague

  1. a) Le cœur en sa réalité intime, comme don 2. Désormais, Siewerth repart du cœur en lui-même. Mais il l’envisage non plus en son caractère secret mais intime, comme lieu de repos et demeure (23-24).
  2. b) Le cœur en sa relation au don 1. Ensuite Siewerth contemple l’enracinement dans un don 1 qu’il avait volontairement laissé de côté et qu’appelle l’adjectif « familière » (24) : la famille (25-27), distinguant deux pôles dans le cœur paternel.
  3. c) Le cœur en sa relation au don 3. Enfin, Siewerth contemple le cœur dans sa donation, soit germinative (28-29), soit extériorisée en bien ou en mal (30-35).

 

Quelle différence existe-t-il entre ces deux vagues ? Qu’est-ce qui légitime ce double mouvement ? D’abord, de manière générale, cela nous rappelle que nous ne sommes pas appelés à parcourir une fois pour toutes les différents moments, mais que ce rythme est celui même de la vie : chaque journée n’est-elle pas cet heureux recommencement ?

Ensuite, la comparaison des différents moments, un par un, permet de proposer une hypothèse. Tentons de qualifier les groupes d’attributs et résumons-le dans un tableau comparatif.

 

 

Première vague (1-20)

Seconde vague (23-35)

Don 1

1-10. Les dons non humains.

25-27. Le foyer familial.

Don 2

18-20. Il est le point d’arrivée. Considéré comme secret.

23-24. Il est le point de départ. Considéré comme intimité.

Don 3

11-17. La donation au plan de la créativité.

28-35. La donation éthique, en relation avec le bien et le mal.

 

C’est dans notre cœur « que nous sommes un moi » : il est le foyer où se concentre notre personne, par lequel nous nous connaissons et nous nous possédons. On doit donc considérer le cœur à partir de cette humanité profonde et précisément de la liberté qui y est impliqué, puisque c’est d’elle que tout jaillit. Or, la liberté n’intervient proprement que lorsque s’introduit la distinction du bien et du mal éthique, volontaire, ce qui n’est le cas qu’à la fin. Plus encore, pour Siewerth, l’amour parental est le creuset à partir duquel se forme l’enfant non pas d’abord au plan de ses besoins biologiques, mais en son ouverture à l’être et au bien ; or, il n’est parlé de l’amour paternel et maternel que dans la seconde vague. Enfin, le cœur est par essence demeure et, par voie de conséquence, secret ; or, c’est dans la seconde vague que l’essentiel est souligné.

Or, ces différents points de comparaison semblent présenter un point commun : la première vague demeure plus extérieure, plus éloignée de l’œuvre propre de la liberté, alors que toute la seconde vague se centre sur l’humanité volontaire. Cette constatation rejoint ce qui fut souligné sur notre permanent parcours des divers moments du don. Le poème adopte le mouvement de giration essentiel à toute connaissance du cœur : par rondes successives allant se resserrant, il s’approche toujours davantage du foyer qu’aucun mot ne saurait exprimer. On aurait ainsi pu imaginer d’autres vagues approfondissant (par exemple à partir du mystère trinitaire explicité) ou, au contraire, envisageant le cœur plus de l’extérieur (par exemple à partir de la matière, du cosmos).

c’) Confirmations

Siewerth, une fois n’est pas coutume dans ce petit livre si avare en citations et en références, va faire appel à trois auteurs pour confirmer son approche du cœur. Ce recours à des autorités confirme paradoxalement l’originalité de son approche.

Il cite d’abord un passage du commentaire d’Augustin sur le psaume 21 (v. 15) où il est question, en latin comme en hébreu, du cœur « pareil à la cire » (p. 124-125). Siewerth détaille ensuite la conception thomasienne du cœur dont il estime qu’elle conforte la sienne (p. 125-127) [5]. Il convoque enfin un poète italien médiéval (p. 127-129). Il apporte à cette occasion deux précisions d’importance sur la nature du cœur. Celui-ci « est l’endroit où s’unifient en un seul être (une seule substance) le corps et l’âme ». (p. 128) Nous savions que le cœur se comprend à partir de l’expérience de l’unité et de l’unité originaire ; Siewerth précise en outre que cette unité est plus profonde que la distinction, pourtant substantielle, du corps et de l’âme (donc, a fortiori, que la répartition des facultés qui sont de l’ordre de l’accident). Que peut-être cette unité plus foncière ? C’est ce qu’évoque la seconde précision contenue dans les phrases suivantes. Elle fait appel à deux registres philosophiques. Le premier, phénoménologique, reprend la distinction du fond et de la manifestation : « S’il en est bien ainsi, l’acte essentiel du cœur (sa vie qui consiste à sentir, à battre, à aimer) ne peut se détacher du fond qui en est la source ». Une analogie de proportionnalité l’illustre : le cœur est à l’amour ce que le soleil est au rayon (p. 128-129) L’amour est une manifestation qui s’enracine dans une source cachée ; c’est elle qui assure l’unité originaire. Mais Siewerth retourne au registre métaphysique pour exprimer ce qu’est cette source : elle n’est pas une puissance comme les facultés d’intelligence ou de volonté, mais un acte : dans le cœur, « il n’y a que la vie en acte elle-même ». (p. 129)

3’) Nature du cœur

Siewerth développe ensuite longuement, presque jusqu’à la fin de l’ouvrage [6], ce qu’il entend par cœur. Il le fait en cinq thèses (p. 130-158). On notera d’ailleurs que, même s’il parle du cœur, ces cinq parties parlent non pas de celui-ci mais de l’amour et de l’homme. C’est dire si, dans le regard de Siewerth, le cœur concentre toute l’humanité concrète.

a’) Le cœur comme centre de constitution de l’être humain

Le cœur apparaît en premier lieu comme le centre de l’homme. C’est ainsi que commençait l’hymne poétique ci-dessus ; c’est aussi la notion immédiate que tout le monde en a. Mais en quoi consiste ce centre ? En ce passage, l’auteur ne quitte pas totalement le style poétique. La systématisation présentera donc le double inconvénient d’appauvrir, sinon de trahir, la surabondance des métaphores souvent suggestives et d’ordonner linéairement un propos qui a volontairement opté pour le buissonnement. Siewerth, à ce qu’il me semble, lui attribue au moins sept grandes caractéristiques (p. 130-134).

  1. « Le cœur est le centre […] où se condense l’existence humaine ». Centre est synonyme de « profondeur » et d’« intimité » : il est « notre être le plus intime » (p. 130. C’est moi qui souligne). Comme centre, il est le lieu où l’être s’accorde en sa totalité. Plus qu’un centre géométrique et même physique de gravité, le cœur unifie. Comment procède son unification ?
  2. Le cœur est le lieu de l’identité à soi-même. C’est dans le cœur que l’être humain se rassemble et se recueille. C’est dans et par le cœur que l’homme s’autodétermine, s’engage tout entier. En ce sens, Siewerth peut reprendre la formule ambiguë déjà citée (p. 85) : « cause de soi », causa sui.
  3. Mais cette unité est non pas passive, mais dynamique. En quoi consiste ce dynamisme ? Certes, le cœur est ce d’où tout, chez l’homme, jaillit ad extra (le don de soi, l’engagement pour une œuvre, etc.). Mais il est d’abord le lieu où, ad intra, s’opèrent tous les changements intimes de l’homme. Tel est le sens de la première phrase, décisive : « Dans le centre de transformation et d’assimilation du cœur notre existence elle-même se concentre pour former notre être le plus intime ». (p. 130) Plus encore, cette unité n’est pas simple synthèse, mais unification des opposés. En effet, l’homme est traversé d’aspirations et de désirs contrastés. Or, les contraires n’ont pas en eux-mêmes la raison de leur unité. Mais c’est « la puissance créatrice de l’amour qui unifie tout » et l’amour agit dans le cœur (p. 131).
  4. Le cœur s’inscrit dans une histoire. L’œuvre d’unification s’opère dans le temps ; plus encore, c’est dans la durée que l’homme traverse la mort, purifie ses aspirations, accepte d’accueillir « dans le ciel de l’amour » qui est celui du cœur, autant les joies que les angoisses et même les péchés. Or, c’est par la vertu de patience que l’homme conquiert sa vie. Voilà pourquoi le cœur n’accède à cette unification avec le temps (p. 131-132).
  5. Le cœur est ce qui « permet à l’homme d’offrir » (p. 132-133). Siewerth veut par là souligner que tout véritable don de soi, toute offrande authentique jaillit du fond du cœur. Voilà pourquoi l’œuvre du cœur s’accompagne d’une « blessure persistante », d’une « douleur ». Celles-ci sont dues à ce que toute offrande implique un sacrifice, une séparation de soi. Elles viennent aussi de ce que l’éclosion d’un germe ne se maîtrise pas ; or, cette non-maîtrise du temps du don engendre une double frustration et, partant, d’une double blessure : avant, l’ennui du « pas encore » ; après, la lassitude du « jamais plus ».
  6. Le cœur demeure la « profondeur suprême » (p. 133-134. C’est moi qui souligne). Après avoir souligné la dimension extatique du cœur, son jaillissement, Siewerth rappelle, avec Hans André, que le cœur est une « crypte ». En effet, la crypte se caractérise par son inaccessibilité : la lumière ne dissipe jamais totalement son obscurité. De même, le cœur est « l’intimité suprême », cachée que l’on connaît seulement de l’extérieur ; mais cet extérieur ne peut que la défigurer et l’affadir.
  7. Enfin, à cette description objective correspond un intense vécu intérieur affectif. Siewerth attache deux sortes de sentiments au cœur. Les premiers, négatifs, sont associés à l’angoisse. Une phrase très dense défiant toute systématisation en résume les raisons d’être : « Dans sa profondeur règnent l’angoisse, l’oppression mortelle des limites étroites qui l’enserrent, l’abandon et le délabrement du sein obscur qui conçoit, la mélancolie de sa captivité morne, l’ennui de sa solitude et de son exil sans éclat, la détresse brûlante d’angoisse de la vie pleine de soucis qui arrache quotidiennement à la nature son droit même à l’existence au milieu de tous les êtres à la fois opposés les uns aux autres et faits les uns pour les autres ». (p. 130-131) Les seconds affects, positifs, gravitent autour de la joie : « C’est dans le cœur qu’on trouve une fermeté brûlant du feu de l’esprit, l’ardeur de la joie d’amour et le dépassement extatique de la vie ». (p. 131) Or, cette bipolarité affective est corrélée aux deux aspects du cœur : autant le vécu négatif est lié à la solitude, caractéristique de l’identité à soi-même, autant le vécu positif s’enracine dans l’ouverture du cœur, en lien avec l’amour.

Siewerth en déduit, dans un dernier paragraphe, que l’œuvre du cœur apparaît dans la « virginité chrétienne » (p. 134). En effet, celle-ci est à la fois la fécondité de celui qui est prêt à servir et « l’humilité donnée qui attend patiemment ». Or, ces deux caractéristiques correspond aux cinquième et sixième aspects, don de soi et intériorité.

L’approche de Siewerth n’est pas sans évoquer Hegel. Avec celui-ci, il pense l’homme comme auto-possession du soi assumant les contraires. Mais contre le maître de Berlin, il enracine l’unité de l’homme pris dans le combat de l’amour dans un centre plus originaire qui est le cœur au lieu de le conduire sur d’autres champ de bataille dont le dernier serait l’identification à l’Esprit absolu.

Quelle relation y a-t-il entre le cœur et les catégories de l’anthropologie de saint Thomas ? Siewerth ne les nie nullement. Il en fait au contraire un abondant usage, les présupposant constamment à son propos. Il parle ainsi du cœur comme ce par quoi l’homme se détermine librement « par la volonté par la connaissance » (p. 130), de « la mémoire qui recrée et rassemble » (p. 131), de l’imagination, etc. En même temps, les catégories de la métaphysique traditionnelle sont apparues insuffisantes à Siewerth. Voilà pourquoi sa perspective est toute autre. Elle est phénoménologique en ce qu’il décrit des expériences fondatrices. Pour autant, est-elle non-ontologique ? Non pas, car Siewerth remonte jusqu’à l’être et jusqu’au fond caché.

b’) Le cœur s’exposant dans le corps

L’amour ne demeure pas dans le cœur. Il s’expose dans le corps. Aussi Siewerth va-t-il appliquer ce qu’il a dit du corps, mystère d’unité, à l’amour (p. 134-138). D’abord, en positif (p. 134-136), ensuite pour écarter les erreurs qui, toutes, viennent de la vision dualiste (p. 137-138).

L’amour est l’essence de l’être humain, estime Siewerth. Or, nous avons vu que l’homme manifeste son fond dans l’image de son corps et qu’en retour, celui-ci s’enracine dans la profondeur personnelle de l’homme : ce double mouvement assure la profonde unité de l’être humain. Donc, de même, l’amour s’expose dans la corporéité, tout en ne cessant de s’enraciner dans l’intériorité secrète du cœur. C’est ce que montrent notamment trois faits. 1. Le vêtement, d’un côté, semble juxtaposé au corps puisqu’il le voile tout en le parant ; pourtant, il « n’est pas pour l’homme quelque chose d’extérieur. Il correspond à l’exposition de ce qu’il y a de plus intime » (p. 134-135). 2. La rencontre expose la personne dans la visibilité de son corps ; elle court ainsi le risque d’être blessée, par exemple par la convoitise de l’autre [7] ; et ce pillage est blessant car il brise notre unité intérieure ; mais de ce fait-là, il reconnaît en creux de ce que « cet «extérieur», précisément parce qu’il en manifeste l’extension suprême et la profondeur foncière, est en vérité aussi ce qu’il y a de plus intérieur dans l’homme » (p. 135). 3. Enfin, dans l’expression corporelle de leur amour, deux personnes s’unissent au plus intime de leur être et de leur vie en devenant « une seule chair », témoignant ainsi de l’unité profonde de l’homme et de l’amour ; et même la convoitise charnelle qui dissocie pratiquement le corps de cette intériorité, « participe à la prodigalité qui donne et à la réception qui assume ». (p. 136).

Siewerth conclut, se fondant notamment sur un mot profond de Conrad Weiss [8], que l’amour en son essence incarnée, confirme ce qui fut dit sur l’unité de l’homme, tout en le prolongeant. Il souligne seulement que si l’homme vit ainsi l’amour incarné dans le corps, ce vécu trouve son fondement ontologique dans le cœur, « cette profondeur centrale où tout vient se fondre en une unité substantielle » (p. 137) d’où jaillit tout dévoilement.

Dès lors se trouve démasquée la fausse conception de l’amour. Siewerth en note deux sources qui sont deux formes diverses de dualisme. La première est un platonisme attardé qui superpose la sensibilité et la volonté spirituelle considérée comme seule spécifiquement humaine ; substituée à la pensée chrétienne qui se croit toujours telle, celle-ci tombe dans les erreurs de l’intellectualisme, du juridisme que ne corrige pas l’unilatéralisme symétrique de la psychologie et de la psychanalyse [9]. La seconde est le protestantisme qui dissocie l’homme entre la foi et la nature corrompue ; substituée au vrai christianisme, « la vie sacrée du cœur s’est diluée en une œuvre profane, mondaine et extérieure » (p. 137-138).

c’) Le cœur comme lieu de la génération de l’autre homme

Le cœur n’est pas seulement le centre de l’homme, il est aussi le lieu du don de la vie. Une telle réflexion étonne. En effet, le cœur désigne l’homme dans sa totalité la plus élevée et la plus profonde ; or, de prime abord, c’est le seul corps biologique qui est fécond. En réalité, « l’homme [et non pas seulement le corps] engendre l’homme ». (p. 138) Un signe en est que la génération n’est possible que par l’union des deux sexes ; or, « la dualité des sexes pénètre et qualifie la personne jusqu’en sa profondeur dernière ». (p. 139) La raison tient à la nature de l’amour qui cause l’union et le dépassement qu’est la procréation d’un nouvel être ; or, l’amour jaillit du cœur.

Siewerth approfondit son propos en affrontant la question dite de l’infusion de l’âme. Cette question semble même une objection à la thèse du cœur comme lieu de la génération. En effet, le cœur est ce centre un, en-deçà même de l’unité du corps et de l’âme. Or, l’âme spirituelle, transcendant toute matérialité ne peut être causée par l’homme ; elle est donc créee par Dieu. Or, Dieu est bien évidemment différent, autre, extérieur à l’homme. Donc, dans l’apparition d’un nouvel être humain, « l’âme, pense-t-on, […] vient de l’extérieur […] informer un «embryon animal» ». (p. 139) Par conséquent, l’enfant ne vient pas du cœur des parents qui engendrent.

Siewerth répond au ras même de la doctrine thomasienne bien comprise de l’individuation de l’âme par le corps et plus généralement de la forme par la matière. En effet, l’objection considère que le corps est extérieur à l’âme, puisqu’elle juxtapose un corps passif et une âme qui ne communique rien de ce qu’elle est. Or, Thomas ne partage en rien cette conception dualiste : d’un côté, la forme qu’est l’âme pénètre et actue totalement la puissance réceptive qu’est la matière corporelle ; de l’autre, la matière, nullement passive, attire l’âme et « la fait descendre ». L’appel de la matière vient rejoindre l’éveil de l’âme et les deux constituent un seul être. Siewerth fait ici implicitement appel à la notion aristotélicienne d’appétit. Mais il fait aussi discrètement allusion à la distinction profondeur-apparition, la matière étant du côté de l’ « enracinement corporel » particularisant. Or, l’âme humaine est forme, quoique spirituelle. Donc, bien que créée par Dieu, elle jaillit aussi de la profondeur réceptive du corps. Siewerth ose dire qu’elle « surgit de la profondeur vitale et potentielle qui travaille sourdement ». Dès lors, l’âme n’est plus extérieure au corps comme le prône le dualisme. Délaissant même toute distinction corps-âme, Siewerth conclut : « L’homme tout entier est donc aussi engendré par l’homme que créé par Dieu » (p. 140-141) et non pas : « le corps est engendré par l’homme et l’âme par Dieu ».

Siewerth confirme cette conclusion en se fondant sur un principe théologique : « Dieu dans sa grâce ne communique rien à l’homme que celui-ci n’obtienne aussi par sa liberté ». Autrement dit, la grâce n’est jamais purement extérieure à la liberté humaine, selon l’erreur de l’extrinsécisme si bien épinglée par Blondel. Or, dans le mystère de la procréation (qui ne relève que de la nature), la grâce est à la liberté ce que Dieu créateur est à l’homme procréateur. D’où la même conclusion : « Dieu ne peut donc pas créer l’homme, sans que celui-ci ne se «procrée» (p. 141).

Pascal Ide

[1] Pourquoi Gustav Siewerth semble-t-il en faire une exclusivité allemande, lui qui connaît le français pour avoir par exemple traduit Le voyage du centurion d’Ernest Psichari ?

[2] A noter que Siewerth a même cette formule qui contredit sa transcendantalité : le bien a un « caractère transcendantal […] plus étendu que celui de l’être ». (p. 121) Prise au pied de la lettre, cette affirmation plus platonicienne, que l’on retrouve sous la plume du Pseudo-Denys (Les noms divins, L. II, § 1, PG 3, 680) et, aujourd’hui, chez Hans Urs von Balthasar, contredirait tout ce que Siewerth, en cela constant et fidèle interprète de saint Thomas, sur l’absolue primauté de l’être. Il faut donc comprendre cette assertion dans le même sens où Thomas affirme : « selon son être premier et fondamental, qui est l’être substantiel, une chose est dite être simpliciter et bonne secundum quid, en tant qu’elle est être. En revanche, selon son acte dernier, alors qu’elle achève sa perfection, une chose est dite être secundum quid et bonne simpliciter ». (ST, Ia, q. 5, a. 1, ad 1um). En effet, la bonté dont il est question est ici mise en relation avec l’amour, donc avec la source du bien. Or, le simpliciter est plus parfait que le secundum quid.

[3] Cf. sur ce sujet par exemple Georges Gusdorf, Mythe et métaphysique. Introduction à la philosophie, coll. « Champs », Paris, Flammarion, 1984.

[4] Cf. Jacques Maritain, L’intuition créatrice dans l’art et la poésie, Paris, DDB, 1966, chap. 3 et 4.

[5] S’appuyant presque exclusivement sur les q. 25 et 26 du De Veritate, Siewerth semble ignorer la profonde doctrine d’un des opuscules de la fin de la vie de saint Thomas, le De motu cordis, qui aurait pourtant encore davantage confirmer son propos (cf. Pascal Ide, « Le cœur et le cerveau. Réflexions sur une distinction somatiquement signifiante en vue d’approfondir la symbolique du cœur », Jean-Louis Bruguès et Bernard Peyrous [éds.], Pour une civilisation du Cœur, Paris, L’Emmanuel, 2000, p. 63-94 ; pour un récent état des lieux sur l’opuscule, cf. Adriana Caparello, « Il « De motu cordis » di Tommaso d’Aquino : reflessioni e commenti », Angelicum, 78 [2001] n° 1, p. 69-90). Par ailleurs, si l’intention de Siewerth est louable, la réalisation pèche par manque de précision, comme le montre la phrase suivante : « La « vertu morale » ne se trouve pas dans la volonté, mais dans « les forces sensibles de l’âme », c’est-à-dire dans le cœur, le siège de l’affectivité la plus intime et de l’activité la plus intérieure de la nature ». (p. 126) En effet, il dit d’un côté que le cœur est l’affectivité sensible versus la volonté et de l’autre qu’il est « le siège de l’affectivité la plus intime », c’est-à-dire, pour Thomas, la volonté.

[6] Au terme de L’homme et son corps, Siewerth évoque la question du mal (p. 158-165).

[7] On retrouvera le thème heideggérien de l’exposition dangereuse, du jeté-là de l’être-au-monde, dans la Métaphysique de l’enfance.

[8] « Le pur noyau du monde est sans protection » (cité p. 137).

[9] A noter, que Siewerth salue, en passant mais avec profondeur, une double vérité de la psychanalyse : le sens du « mystère de l’unique amour », et cette unicité considérée « dans son enracinement profond » (p. 137).

6.10.2025
 

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