L’homme et son corps. L’anthropologie philosophique de Gustav Siewerth 3/5
4’) Le corps et la matière

Enfin, Siewerth accède à la vision la plus décisive sur ce qu’est le corps, à savoir qu’il est matière. Il approche le mystère de la matière à partir de trois notions, de plus en plus profondes, qu’il applique ensuite à la question du corps humain et de l’unité de l’être de l’homme. Siewerth ébauche ainsi une cosmologie philosophique de la matière, de ce qu’il appelle « le fond réceptif de la matière » [1] et ouvre à une cosmologie théologique, notamment dans la lumière du « mot inouï d’Œtinger : ‘L’incarnation est la fin des voies de Dieu’ [2] » et de celui, pas moins percutant, de Tertullien : « caro cardo salutis: la chair, charnière du salut » (cité p. 157).

a’) La matière corporelle comme substance

La matière, donc le corps humain, est substance (p. 103-105). Déjà, Aristote l’affirmait. Siewerth l’établit à partir de la notion même de substance : celle-ci est l’être en soi, l’être véritable qui soutient et d’où tout le reste jaillit. Or, l’homme « repose en son corps, se tient en lui » ; il trouve « son centre dans le corps ». Et les facultés « s’enracinent dans » cet être, elles ne se soutiennent pas elles-mêmes (p. 103). Cette argumentation plus ontologique est confirmée par trois signes empruntés à la phénoménologie des gestes : « Celui qui s’incline devant un autre, celui qui se jette à terre, celui qui est embrassé par un ami ou est assis sur un trône, est touché dans son être même. Frapper un homme au visage, c’est l’atteindre lui-même. […] Un homme qui ne peut se tenir debout est blessé et touché dans son être même ». (p. 104) Or, chacune de ces attitudes mettent en jeu le corps dans sa matérialité la plus tellurique, en sa maintenance. C’est donc que le corps de l’homme exprime son être : « dans toute attitude corporelle de l’homme, quelque chose se manifeste qui est vraiment de l’être et en quoi l’homme est présent ». (p. 104)

Siewerth en tire une conséquence sur les relations entre l’homme en sa matérialité et son environnement, qu’il ne cessera de développer par la suite. Le corps humain est en relation étroite avec la terre : il est composé de la même matière qu’elle ; il est soumis aux mêmes lois ; il vit dans le même espace. Si le corps dit l’être de l’homme, c’est donc que « la terre elle-même n’est pas pour l’homme quelque chose d’extérieur, mais sa patrie par essence ». (p. 104) Précisément, la relation de l’homme à la terre est de « fondement qui le porte ». (p. 105) D’où le beau mot de Rudolf Schwarz que cite Siewerth : « toute action, même spirituelle, est de la terre élaborée [3] ».

b’) La matière corporelle comme principe d’individuation

Une autre assertion d’Aristote (reprise par Thomas et oubliée par « la scolastique récente », note Siewerth, une nouvelle fois non sans polémique) va approfondir le mystère de la matière : celle-ci est principe d’individuation (p. 105-118).

– Exposé

Siewerth en rappelle la raison métaphysique : l’homme est un être singulier ; or, il est corps et âme, matière et forme spirituelle ; mais l’âme, étant en puissance en tout ce qu’elle est, ne peut contenir aucun facteur de différenciation vis-à-vis d’autres substances ; donc, à moins de faire de l’homme un ange, le principe d’individuation doit venir d’autre chose que de la forme spirituelle, soit du « fond réceptif de la matière ». Siewerth interprète dynamiquement ce que le regard classique tend à juxtaposer statiquement : l’âme spirituelle n’est pas seulement unie immédiatement au corps, mais elle se donne un corps, « elle se procrée » elle-même, dit Siewerth [4], en vue d’être « un être humain vraiment un ». Autrement dit, « la corporalité de l’homme s’approprie le fond réceptif de la nature elle-même ». (p. 107)

Le penseur en tire un corollaire : le corps est constitué de matière, comme son environnement. Donc, de même que l’homme est là par ce corps qui l’individue, de même, « lorsque l’homme abandonne patrie, sol et racine, sa pensée comme son action aboutissent à l’échec » (p. 107). De manière plus générale, on l’a déjà vu et on le reverra, Siewerth corrèle toujours la matière intérieure composant l’homme et la matière qui l’environne : ce regard original conjugue l’approche grecque (plus centrée sur la constitution des êtres et leur hiérarchie ontologique) et l’approche scientifique contemporaine (plus sensible à la corrélation systémique horizontale des êtres dans le biocosme).

– Difficulté

Mais la doctrine de l’individuation et plus globalement la matière posent une difficulté de fond que Siewerth ébauche. D’un côté, la matière apparaît comme principe d’individuation ou d’enfantement : « C’est dans la matière que les êtres sont reçus et conçus ». (p. 109) De l’autre, la même matière est un « vaste ensemble indifférencié » (p. 108), « fond informe et chaotique », principe de « dispersion terrible, illimitée » (p. 110), bref est « non-être » (p. 107 et 111). Siewerth emploie même volontiers un vocabulaire platonicien et plus encore néoplatonicien, parlant, à propos de la matière, de « cette chute et ce déchet de la réalité », de « rebut », d’« aliénation » (p. 108), de « chute d’être de la matière » (p. 111). Le fond du paradoxe semble être double : la matière est à la fois tension vers l’unité et multiplicité ; elle est « mère cachée et silencieuse », donc invisible et « pourtant principe de toute manifestation visible » (p. 109).

Pour résoudre cette tension et conjuguer ces propriétés antinomiques, Siewerth ne peut que faire appel à un principe autre que la matière : non pas la forme comme on pourrait s’y attendre, mais l’être ; en effet, la forme se comprend à partir de l’être dont, comme on l’a vu, l’universalité présente une capacité réconciliatrice. La matière est, au plus bas degré de l’échelle ontologique, la dernière réalisation de l’être ; de là viennent les caractéristiques gravitant autour de la notion de chute et d’aliénation. Pour autant, elle est créature, donc pénétrée d’être. Or, l’être est force unifiante, tension vers la stabilité de l’être-en-soi. « Le mystère de l’être agit encore en lui dans sa dernière extension et à sa profondeur suprême ». (p. 108) Comment concilier ces deux aspects, l’un tourné vers le multiple, l’autre vers l’un ? En se représentant la matière comme un fond multiple et maternel, en attente dynamique de ce que l’élan de l’être vienne recueillir et unifier, octroyant une forme à cette matière. Alors « des êtres qui n’ont aucune existence stable en eux-mêmes peuvent s’affermir et devenir des êtres-en-soi ». (p. 108) Et ces êtres qui adoptent une figure stable apparaissent ; voilà pourquoi la visibilité émerge à partir du « fond indéterminé de la matière […] dans l’espace ouvert du monde » (p. 109). Il est clair que, pour Siewerth, la métaphore maternelle, ce qu’il appelle « le fond maternel » (p. 110), éclaire l’essence de la matière. Il considère celle-ci comme cette origine inépuisable qui non seulement engendre chaque être à son identité (grâce au principe conjoint de l’appel de l’être à l’unité), mais aussi le fait participer à son « fond inexploité […] qui contient une multiplicité de «possibilités» orientées vers de nombreuses existences éventuelles ». (p. 109-110) Plus encore, la matière est pour lui en attente réceptive « de l’énergie transformante » (p. 110) qui constitue comme un principe masculin. Aristote ne disait-il pas déjà que la matière désire la forme comme la femelle le mâle [5] ?

– Conséquences

Siewerth tire un certain nombre de conséquences de cette conception de la matière (p. 110-115).

  1. D’abord, la nature devient le lieu d’un combat. En effet, un être nouveau émerge en apparaissant ouvertement dans le monde, en y étant jeté et exposé. Or, dans le monde, l’être nouvellement paru rencontre d’autres êtres, rencontre que Siewerth décrit par une série négative : l’être est exposé « au pâtir, au conflit, au combat, au pillage et à la spoliation, à l’accaparement par une réalité plus puissante ou à la mort » (p. 110). Par conséquent, la matière conduit à « l’abandon » et même à l’ « offrande » de ceux à qui elle donne vie (Ibid.). Voilà pourquoi, avec Max Scheler et Hans André, Siewerth fait de la nature « une œuvre unique «d’offrande» » (p. 111).
  2. La nature se déploie de manière non seulement agonistique, mais historique. En effet, la matière est pure multiplicité dispersée. Or, nous savons que d’elle ont émergé les formes supérieures de la vie. Mais il y a un véritable saut qualitatif entre les unités inférieures matérielles (inertes) et ces formes supérieures. Comment s’opère le passage ? Siewerth fait-il implicitement appel à la notion aristotélicienne de disposition progressive de la matière à la forme pour l’appliquer à la relation de préparation de l’inférieur au supérieur ? Il estime en tout cas que la matière est « peu à peu rassemblée et préparée pour la vie » (p. 111). La nature est unifiée par cette fin : elle « est une unique organisation de vie » (p. 112) ; Hans André parle d’un « principe immanent d’organisation ». Et le moyen est la progressive unification, par degrés, des unités inférieures qui s’offrent à cette œuvre.

Les sciences biologiques confirment partiellement cette unification progressive. Elles observent la formation de structures complexes à partir de structures élémentaires et en décrivent les mécanismes de synthèses chimiques et biologiques : « toute formation minérale repose sur des puissances naturelles antérieures, les végétaux sur le tissu des champignons, de bactéries, de virus, sur la préparation végétale élémentaire de la terre. Bien plus, le végétal ne se développe […] que dans la communauté vitale des végétaux eux-mêmes et des animaux fécondants » (p. 112-113), ce que l’écologie actuelle appelle le biotope. En revanche, les sciences naturelles sont inaptes à voir l’orientation de l’œuvre d’unification. En effet, « la science est incapable d’apercevoir ce que sont la profondeur réceptive et active et l’unité intérieure de la nature » (p. 111) ; or, l’unification ne vient pas de la matière qui est dispersion mais de la forme supérieure que la matière attend tout en s’y dérobant (du fait de la multiplicité qui l’habite) ; c’est donc que la science ne voit pas la finalité qu’est la forme supérieure unifiante attendue. Siewerth fait probablement allusion à l’afinalisme des théories de l’évolution.

  1. Siewerth précise en quoi consiste le processus évolutif dans la perspective philosophique. D’abord, la forme supérieure, loin d’abolir la matière, l’assume, en intègre les virtualités : en effet, la forme plus haute vit de la force présente dans les unités inférieures ; or, elles-mêmes puisent dans la matière et l’immense attente qui y sommeille. Par conséquent, plus on monte dans l’échelle des êtres et plus ceux-ci « participent plus profondément à la réalité dégradée et privée d’être du fond indéterminé » (p. 111). Nous sommes donc aux antipodes d’une vision néoplatonicienne où le reditus (la dialectique ascendante platonicienne) serait une libération de la matière, symétrique de la chute qui serait aliénation en celle-ci. La « puissance titanesque » de la matière accomplit d’autant plus sa sourde attente, sa vocation, que la forme est supérieure. Voilà pourquoi Siewerth peut dire un moment que la matière est « le mystère le plus profond de la réalité créée » (p. 107) : son attente la plus insaisissable, la plus cachée vient rejoindre la réalisation la plus haute. Et ce désir subsiste en toute sa profondeur sous les manifestations inférieures. De sorte qu’à chaque émergence d’une forme supérieure, « le fond matériel est saisi à nouveau », « les énergies de la base sont pénétrées et informées en tant que «parties de la vie» [inférieures], puis orientées et affermies pour une unification plus haute ». (p. 113) Par conséquent, les formes supérieures de la vie qui finalisent le processus, loin d’être extrinsèques, jaillissent toujours du cœur même de la matière.

Par ailleurs, à chaque étape, la forme supérieure qui émerge est « un être qui se tient et se meut dans cette structure », un être doué de solidité et de stabilité. Siewerth en voit un signe dans la charpente osseuse de l’homme. En effet, le squelette porte tout l’homme : la « vie comme activité corporelle n’a pas seulement construit les os, mais s’est donnée à elle-même intérieurement une structure » (p. 114). De manière plus générale, Siewerth veut toujours tenir d’une part la stabilisation, la particularisation unifiée dans une forme particulière et d’autre part le surgissement, l’enracinement dans le fond, dans la réceptivité matérielle. On le verra encore plus loin, le penseur allemand craint toute considération sur la matière qui la déracine de son origine.

Enfin, Siewerth évoque plus qu’il ne précise l’idée selon laquelle la forme supérieure n’est pas à ce point liée par cette particularisation (elle-même enracinée dans le fond à partir duquel la forme s’est déterminée) que la possibilité d’un dépassement soit niée. En effet, dans l’acte où « la forme se détermine », « la puissance matérielle est ouverte et laisse apparaître une réceptivité plus profonde et des possibilités plus variées ». Voilà pourquoi il parle de « la douloureuse «offrande» » de la matière (p. 114), car elle est sacrifice d’autres possibles.

– Application

Enfin, Siewerth applique ce qui vient d’être dit à la place de l’homme dans l’univers (p. 115-118). En effet, la nature construit une unité toujours plus haute ; or, l’homme est « la plus haute unification vitale de tous les rapports cosmiques » : pour étayer son propos, Siewerth cite ici une célèbre expression de Thomas [6] ; « l’homme est ainsi la fleur et la couronne de toute la nature ». (p. 115) Siewerth pourrait aussi en déduire, ce qu’il ne fait pas, que l’homme qui est au sommet de la création est aussi au terme de l’évolution.

La pointe de son propos est ailleurs : en l’homme s’unifie et s’accomplit toute la nature. Ainsi se trouve définitivement réfuté le dualisme nature-esprit sur lequel s’est édifiée la philosophie moderne. On comprend désormais que la distinction de l’âme et du corps, loin de diviser l’homme, concourt à son unité originale : en effet, la forme supérieure, loin de nier les attentes de la matière, y répond plus profondément et unifie sa dispersion ; or, l’homme est le sommet de la création matérielle ; donc en lui, la matière se trouve la plus grande assomption et l’unité la plus intégrée de la matière : l’être humain « est la nature elle-même, parce qu’il contient toute sa puissance réceptive » qu’est la matière « et toute sa force d’actuation » qu’est l’esprit (p. 115).

Confirmation et conséquence en est la relation de l’homme avec la nature extérieure (p. 116-117). Siewerth reprend en l’approfondissant ce qu’il a déjà dit sur « l’homme, enfant et époux de la nature » (p. 79-85). En effet, d’un côté, l’homme est le maître de la nature, ce que Siewerth ne conçoit nullement comme une relation de domination, mais comme un soin : l’homme est « roi », mais aussi « berger ». De l’autre, il s’enracine dans la nature. Plus encore, l’homme « ne se possède qu’en prenant soin de la bienfaisante nature » qui lui est intérieure : par exemple, le sommeil est un retour à et un abandon dans « le sein obscur et maternel » de la nature ; or, dans le sommeil, la nature se prépare, « s’apprête et attend la floraison ». Siewerth conçoit donc la nature comme l’origine permanente de l’homme. Or, nous avons vu que le corps est de même substance que la terre, l’environnement. C’est donc que l’esprit de l’homme, lui aussi, émerge constamment de ce corps abandonné. Dans l’autre sens, de cette nature, donc de ce corps, sourd l’aspiration « d’une puissance prête au don de soi ». Bref, à l’abandon de l’homme à la nature répond le pressentiment du don de soi (qui est proprement spirituel) présent au fond de l’être, de la nature. C’est ainsi que nature et homme, corps et esprit sont étroitement liés par cette double attitude d’abandon et d’aspiration (à l’amour et l’amour de Dieu) non seulement dans le vaste mouvement évolutif ébauché ci-dessus, mais aussi, plus humblement, dans le rythme de chaque journée de chaque homme.

Siewerth en tire une conséquence importante (p. 117-118). Avec Heidegger, Siewerth voit dans « la «substantification» de l’être et de l’homme un danger menaçant de la pensée de l’être ». En effet, pour Siewerth qui envisage la substance comme une monade leibnizienne dénuée de toute ouverture sur autre que soi, la «substantification» isole l’homme, en son corps comme en son esprit, de la nature. Or, tout le développement précédent montre que d’une part « l’homme dans son être corporel » est « enraciné dans le royaume vivant de la nature » et d’autre part « l’abîme de la matière » est le « sein réceptif et fécond » d’où sourd le monde, des formes inférieures aux êtres les plus unifiés.

c’) La matière corporelle comme puissance de génération

Pourtant, l’essence la plus profonde de la matière n’a pas encore été dévoilée (p. 118-120). « La conception dans la matière nous renvoie […] à de plus profonds mystères ». (p. 118) Ce mystère est 1. celui de la génération 2. ou plutôt de la génération à partir des racines. Comme toujours, Siewerth parle de la matière en général, ici de la matière vivante, tout en songeant particulièrement au corps humain.

  1. Le corps vivant engendre. Double est cette génération comme il a déjà été suggéré. D’abord tournée vers soi, la matière « s’engendre soi-même au sens propre pour devenir essence ». (p. 118) Cette auto-génération, si je puis dire, étonne sauf si on se rappelle à quel point, dans la conception siewerthienne de l’être, aucune réalité n’est confinée dans la seule réceptivité, a fortiori dans la passivité, mais que tout surgit toujours d’un fond jaillissant et actif. Ce terme d’auto-génération est d’autant plus approprié que, comme nous l’avons vu aussi, elle est un mystère nuptial où l’être ne naît que par l’action réciproque [7] du fond matériel, maternel et de l’être qui, activement, l’attire à l’existence.

Mais la génération s’ouvre à autre que soi et devient génération au sens propre. Siewerth explique celle-ci en faisant appel, étrangement, non pas au dynamisme originaire de générosité, mais à la finalité. En effet, le vivant est mortel : si je comprends bien Siewerth, cette mortalité vient de ce que l’être matériel doit s’alimenter pour durer dans l’être, pour s’auto-engendrer ; or, se nourrir, c’est s’assimiler, donc transformer l’altérité en sa propre chair ; mais toute altérité nie la « mêmeté » de l’être et l’aliène ; donc, l’assimilation entraîne la mortalité : par elle, « il s’allie ainsi à une puissance étrangère par laquelle il se meurt ». (p. 119) [8] Voilà pourquoi le vivant engendre une nouvelle vie : afin de « se dépasser » lui-même.

  1. Or, et c’est là le point central, le vivant engendre une nouvelle vie « en faisant sortir de son centre vital » (p. 119). Une nouvelle fois, Siewerth s’oppose à la vision extrinsèque qui juxtapose et dualise. Du point de vue de l’objet, l’être engendré n’est pas extérieur à celui qui engendre. Plus encore, du point de vue du sujet, la génération n’est pas une œuvre qui s’ajoute à l’intimité du vivant : il n’y a pas d’un côté l’être qui s’éprouve lui-même dans son intériorité (ce qui est le mystère de la vie) et de l’autre l’opération d’engendrement. Etre et engendrer sont intimement liés comme la source cachée et le jaillissement. On pourrait à nouveau faire appel aux concepts de fond et d’apparition, puisque Siewerth parle, mais en passant, de « mystère […] profond – et pourtant révélé » (p. 119). C’est aussi ce que signifie la métaphore répétée et si importante du « jusque dans ses racines » (p. 119) : l’opération n’est pas collée du dehors à l’être, mais s’approprie le fond même et l’exprime. La corrélation entre l’être et sa puissance générative est intrinsèque : plus un être se possède soi-même, plus il se dépasse dans la génération. Or, la génération est l’œuvre la plus féconde, puisque, par elle, advient la plus grande nouveauté : un autre vivant, posé dans l’existence. C’est donc qu’elle est le « pouvoir le plus personnel », la « possibilité la plus intime », celle qui « se concentre au fond même de son être corporel » (p. 120) et en jaillit. Voilà pourquoi Siewerth peut affirmer : « Cette génération par elle-même de la vie corporelle est le mystère le plus profond […] de la création ». (p. 119)

Ajoutons quatre précisions plus latérales sur cet acte de génération (p. 119). 1. Cet acte s’effectue dans une « union nuptiale » avec un autre être : celle-ci poursuit ou prolonge extérieurement l’union nuptiale interne que constitue l’autogénération. 2. En notant que « le germe fécondé […] croît dans le sein protecteur du corps ou de la terre », Siewerth fait probablement allusion à la distinction existant entre les croissances du zygote chez les mammifères et chez les non-mammifères. Or, cette continuité entre le corps et la terre s’inscrit, là encore, dans la perspective de la protection, donc de l’amour : Siewerth voit en la terre « un sein » donné aux hommes pour le protéger et non une matière à dominer. 3. Le dépassement qu’est la conception d’un nouveau vivant s’effectue dans « le ravissement de la joie » : la dimension proprement érotique n’est donc pas exclue, mais envisagée, de manière aristotélicienne, comme un surcroît. 4. Enfin, l’être, dit Siewerth comme en passant, « imite lui-même dans son opération génératrice le mystère originel de la [sa] conception ». Nous en verrons le sens à une autre lumière.

Il reste à voir que la matière comme fécondité introduit au mystère central : l’homme comme amour et comme cœur. Auparavant, proposons une relecture de la nature de la matière dans les catégories de la cosmologie du don.

d’) Relecture dans les termes de la cosmologie du don

Comment ne pas relire ces différents aspects de la matière en général et du corps humain en particulier, à partir de la dynamique du don ? Cela est vrai de la dynamique évolutive : assomption (plongée dans les racines), stabilité, dépassement correspondent aux trois moments du don [9].

Cela est encore plus détaillé dans ce que Siewerth nous dit de la matière.

– En effet, la matière, le « fond réceptif matériel » apparaît comme l’origine féconde quoique non unique, de l’apparition des êtres. D’ailleurs, le don originaire est le fruit de la rencontre de deux principes, comme féminin (la matière) et masculin (la forme ou l’être), ainsi qu’on l’a aussi vu. Siewerth parle même d’ « une sorte d’union nuptiale féconde » (p. 114). Et, comme toujours, le don 1 vu du côté du récipiendaire apparaît comme un don 3 vu du côté du donateur. Voilà pourquoi Siewerth parle un moment du « don de soi du sein maternel » de la matière (p. 110).

– Ce que la matière cherche, unie à l’élan de l’être et comme surélevée par lui, c’est un être stable, un don 2 qui remédie à la pure dispersion. Ainsi que l’affirmait le passage cité plus haut : « des êtres qui n’ont aucune existence stable en eux-mêmes peuvent s’affermir et devenir des êtres-en-soi ». (p. 108) Emblématique de cette stabilité est le squelette : en effet, loin d’être « accolé » de l’extérieur à l’être, il est un principe intime de solidité : l’homme, mais cela est vrai pour tout vertébré « est, de l’intérieur de lui-même, un être qui se tient et se meut dans cette structure ». (p. 113 et 114) Plus encore, Siewerth ne considère jamais ce don 2 indépendamment du don 1 où il puise ses racines. Pour reprendre l’exemple de la charpente osseuse, c’est la matière qui s’est donnée ce principe interne de stabilité ou, dans l’autre sens, c’est la forme qui a déterminé ce principe stable à partir des possibilités offertes par la matière. Voilà pourquoi Siewerth parle de s’engendrer soi-même.

– Enfin, la matière est orientée vers une finalité qui est la génération d’un autre que soi. Cela apparaît singulièrement chez le vivant. Là encore, le don 3 n’est pas isolé mais jaillit du cœur du don 2. C’est ce que signifie l’expression métaphorique répétée : « jusque dans ses racines ». C’est aussi le sens profond de la corrélation entre auto-possession ou auto-génération et génération de l’autre : « plus elle [la vie] se possède et assume sa propre responsabilité […], plus l’opération génératrice devient son pouvoir le plus personnel et sa possibilité la plus intime ». (p. 119 et 120) Enfin, Siewerth évoque la corrélation profonde entre don 1 et don 3, c’est-à-dire la loi de surabondance, lorsqu’il écrit, en passant, que la génération (le don offert) répète par imitation le don reçu : « l’être […] imite lui-même dans son opération génératrice le mystère originel de la [sa] conception ». (p. 119)

– Désormais s’éclaire la grande erreur du dualisme et la solution : il s’agit d’à nouveau enraciner le surgissement de l’homme dans le don originaire. La nature est à l’homme, ce que le don 1 est au don 2. Mais plus encore, dans la nature, c’est déjà le don 3 qui se laisse pressentir, ainsi que le suggère Siewerth : « la nature de l’homme est essentiellement ce doux abandon intérieur, plein de pressentiment et d’attente ». Or, ce pressentiment est « l’aspiration sourdement éveillée par le sentiment de possibilités incertaines, d’une puissance prête au don de soi » (p. 117). Il me semble que les relations corps-âme sont un peu plus complexes : car ici, le fond semble non seulement la matière qui est en attente de la forme supérieure qu’est l’âme, mais aussi l’âme spirituelle qui aspire à se donner un corps.

5’) Conclusion

L’anthropologie de Siewerth est habitée par deux intuitions : l’unité de l’homme, l’enracinement dans l’origine.

L’homme est un. Siewerth est prêt à faire du dualisme, grec ou moderne, la source de tous les malheurs de l’anthropologie, de la politique, de la pédagogie. Il est urgent de retrouver l’unité de l’essence humaine.

Pour autant, cette unité de l’essence humaine ne nie jamais la diversité des éléments qui la composent, ni même leur hiérarchie : âme et corps (autrement dit, esprit et matière), substance et facultés (plutôt que puissances), facultés végétatives, sensibles et spirituelles. Bien plutôt, sa gloire est de les intégrer dans une unité plus haute. Davantage, plus riche est la diversité l’habitant, plus forte est son unification.

On peut comprendre cette unité de plusieurs manières et Siewerth ne semble pas privilégier un seul registre. Les concepts classiques hérités de saint Thomas sont évoqués plus qu’exploités (notamment l’âme comme forme ou acte du corps) ; ou plutôt, ils sont revisités notamment par deux couples catégoriels : fond (caché, mystérieux)-manifestation et fond réceptif plus maternel-principe actif (qu’il ne qualifie jamais comme viril ou masculin ou paternel).

Mais plus importante est la manière dont s’opère l’unification. La réfutation siewerthienne de tout dualisme s’opère non par une unification téléologique à la manière de Hegel, mais par la reconduction, plus heideggérienne, à l’origine où tout est déjà donné et où, plus encore, tout s’enracine : les œuvres et les actes vraiment authentiques, sont ceux qui s’approprient « jusque dans les racines » le fond réceptif de la matière.

Pascal Ide

[1] La formule n’est pas dénuée de paradoxe. En effet, le fond s’oppose à apparition chez Siewerth ; or, c’est la matière qui est l’extériorité où apparaît la forme spirituelle ; donc, le fond semble davantage caractériser l’esprit que la matière. Peut-être le paradoxe tient-il à l’ambivalence du terme fond qui présente deux sens : l’un plus phénoménologique l’oppose à apparition, manifestation ; l’autre plus ontologique – par exemple dans l’expression « le fond réceptif de la matière » – semble lié tant à la potentialité, l’ouverture première et dispersée qu’à la dernière place que la matière dans la hiérarchie.

[2] Cité par Hans André, Vom Sinnreich des Lebens, Salzburg, Otto Müller Verlag, 1952, p. 53. Cité p. 106.

[3] Selon Hans André, Vom Sinnreich des Lebens, p. 248. Cité p. 105.

[4] Il s’agit d’une procréation de soi qu’il faut distinguer de la procréation proprement dite ou procréation de l’autre dont il sera parlé plus loin.

[5] « Mais le sujet du désir, c’est la matière, comme une femelle désire un mâle » (Aristote, Physiques, L. I, ch. 9, 192 a 24, éd. et trad. Henri Carteron, coll. « Universités de France », Paris, Les Belles Lettres, 1990, p. 49).

[6] Voici le texte entier : « Il faut dire que parce que la forme n’est pas pour la matière mais plutôt la matière pour la forme, il convient de chercher dans la forme la raison pour laquelle la matière est telle, et non l’inverse ; or, l’âme intellective […] tient dans l’ordre de la nature le rang inférieur parmi les substances intellectuelles, en tant qu’elle ne porte pas en elle naturellement la connaissance de la vérité, comme les anges ; mais il faut qu’elle l’acquière à partir des réalités divisibles, par la voie des sens […]. Or, la nature ne fait défaut en rien quant aux choses nécessaires. D’où il fallait que l’âme intellective n’ait pas seulement la capacité de penser, mais aussi la faculté de sentir. Or l’acte des sens n’a pas lieu sans un instrument corporel. Il fallait donc que l’âme intellective soit unie à un corps qui puisse être l’organe adéquat des sens. Or tous les autres sens sont fondés sur le toucher. Et de l’organe du toucher, il est requis qu’il soit un milieu entre les contraires. […] D’où il fallait que le corps auquel est unie l’âme intellective soit un corps mixte et, parmi tous les autres, celui qui a reçu la composition la plus équilibrée (æqualitatem complexionis) ». (ST, Ia, q. 76, a. 5).

[7] La traduction parle de « pénétration réciproque » (p. 118), ce qui, étant donné le contexte, n’est pas très heureux !

[8] Cet argument hégélien, que confirme l’emploie de la catégorie de dépassement (Aufhebung), n’est guère convaincant car il ne vaut pas pour la reproduction asexuée. Il est d’ailleurs significatif que Siewerth n’évoque qu’en passant la question de la sexualité (à propos de la nuptialité). Il semble qu’il faille plutôt le renverser : c’est l’introduction de la sexuation qui introduit la mortalité. Mais peu importe la justification de la mortalité et l’interprétation discutable proposée par Siewerth : le raisonnement ultérieur de Siewerth ne s’appuie pas sur cette raison mais sur la conclusion.

[9] L’on trouve ici les éléments d’une compréhension philosophique aristotélicienne du darwinisme. En effet, celui-ci n’est-il pas (1) une théorie de l’évolution fondée sur (2) les variabilités interindividuelles, autrement dit la multiplication des possibles présente dans la vie, donc dans la matière et (3) la lutte pour la vie (le concept malthusien de struggle for life), d’où suit la survie du plus apte ? Or, Siewerth déduit de sa compréhension de la matière accédant à l’individualité : (1) son évolution progressive ; (2) le fond maternel inépuisable ; (3) le combat (qui est plutôt pensé dans les termes heideggériens de l’être jeté au monde). Seulement, Siewerth corrige ce qui pourrait être une dispersion dans le multiple par une vision résolument orthogénétique.

2.10.2025
 

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