« L’Ordre de Charité » (Pax nostra, chap. 4) selon Gaston Fessard 3/3

4) Solution complète. La Dialectique de la Charité

De prime abord, l’exposé précédent est complet. En l’occurrence, il ne manque rien à l’articulation entre justice et charité, et toutes les objections ont été résolues. Pourtant, Fessard trouve nécessaire l’ajout d’un nouveau développement. Il le justifie ainsi, retrouvant la dernière difficulté : « l’acte de Foi en l’Amour » est d’une « rigueur abstraite [1] » ; or, l’action a besoin d’une motivation concrète ; il convient donc d’ajouter une réponse aux précédentes. De fait, il paraît surhumain (plus qu’inhumain) de demander à une personne et, a fortiori, une nation entière, de supporter sacrifice sur sacrifice face à un adversaire qui s’avère demeurer égoïste et injuste. De plus, je me permettrais d’ajouter que, sans manquer d’idéal, l’action politique doit prendre en compte plus de réalisme pour conduire une nation que la seule action éthique (individuelle).

Fessard répond en injectant un plus grand réalisme mobilisateur. Or, la finalité est d’autant plus motivante qu’elle paraît possible et proche. Notre théologien doit donc compléter la précédente solution (voilà pourquoi nous avons qualifié cette solution de « complète ») en montrant « que la croissance de la charité, sa marche vers la perfection, suppose aussi une certaine présence de cette victoire finale ». Mais cette dernière se cache, latente, derrière la défaite patente, comme le positif qui sommeille dialectiquement dans le négatif : « il y a toujours en réalité dans les défaites partielles et apparentes de la charité des victoires également partielles et visibles ». Enfin, à ce versant objectif et dialectique correspond un versant subjectif : il s’agit de nourrir « l’Espérance » et » ainsi d’« aide[r] précisément l’Amour à s’élever de plus en plus vers les sommets ». Voilà pourquoi, conjuguant ces deux versants, Fessard parle d’une « Dialectique de la Charité [2] » qui est aussi une Dialectique de l’Espérance – selon la formule toute dialectique de l’Apôtre : « espérer contre toute espérance » (Rm 4,18).

Ayant ainsi énoncé sa thèse (l’espérance de la voie charitable se nourrit de victoires partielles déjà là), notre auteur l’établit à partir d’un unique exemple qu’il appelle modestement « une anecdote assez jolie [3] ». On pourrait voir dans son raisonnement une induction, puisque Fessard dit l’avoir « choisie entre mille [4] ». Mais ne s’agirait-il pas plutôt d’un singulier suffisamment exemplaire pour contenir intuitivement l’essence qui, après avoir été longuement décrite, peut être extraite-abstraite ?

a) Preuve à partir d’un exemple
1’) Récit

 

« Prêtre séculier, professeur de théologie à Cracovie vers le milieu du xve siècle, Jean de Kenty eut plusieurs fois l’occasion de se rendre à Rome. Au cours d’un de ces voyages, il tombe entre les mains de voleurs de grand chemin […]. Quelques bourrades. Ils lui prennent son modeste bagage et menacent de le maltraiter s’il ne livre aussitôt tout son argent. Jean de Kenty vide ses poches et déclare qu’il n’a plus rien […]. Remis en liberté et reprenant ses sens, il aperçoit bientôt qu’il lui reste encore quelques pièces d’or cachées dans la doublure de son vêtement. N’importe qui s’en serait félicité ! Lui, retourne en arrière et court après ses voleurs, les suppliant de l’attendre. Ceux-ci, vraisemblablement satisfaits, ne se souciaient guère de l’homme qu’ils avaient dépouillé […]. Enfin, Jean les rejoint, se jette à leurs genoux, s’accusant de ne leur avoir point dit toute la vérité et leur offrant les pièces échappées à la rafle ! Au tour des voleurs de s’étonner, de tomber à ses pieds, de lui demander pardon et de lui rendre tout ce qu’ils lui avaient pris [5] ! »

2’) Analyse

Fessard propose une longue analyse de cet édifiant exemple [6], dont il suit l’ordre narratif.

a’) Du côté de Jean

1’’) Le premier acte

Le premier acte, non-violent, du prêtre n’est en rien un acte d’amour : au pire, « ne pas résister à qui vous dépouille » est l’action vicieuse « d’un faible » ou « d’un lâche » ; au mieux, c’est un acte « raisonnable » qui, ayant émergé d’une délibération adéquate (« contre plusieurs, que vouliez-vous qu’il fît ? »), est un acte prudent, et donc vertueux. Fessard en offre un signe systémique inattendu, dont nous verrons toute l’importance plus loin : « Voilà qui laisse bien en paix les voleurs [7] ».

2’’) Le second acte

En revanche, le second acte de Jean de Kenty, lui, est de pure charité. Tout d’abord, le détachement des biens terrestres provient de l’attachement au bien divin qui est l’acte de la charité. Or, « cet homme » est « habitué à se détacher de tout et de soi-même ».

De plus, nous avons vu que le commencement de la charité consiste à se décentrer de soi pour se centrer sur l’autre, en prenant son point de vue. Disons plus théo-logalement : l’homme de la charité « se place en Dieu pour juger de tout, et non seulement dans l’abstrait, comme si Dieu n’était que le Principe Suprême, mais en Dieu, qui se manifeste par les circonstances et entre toutes, par les autres-moi-que-moi et leurs volontés ». Or, nous voyons Jean de Kenty qui « abandonnant son point de vue, son moi, passe spontanément suivant le mouvement essentiel de l’amour, dans le moi des autres ». Différents signes témoignent de ce décentrement total de soi : « cet homme oublie que les autres n’avaient pas le droit de lui prendre son bien, ne pense plus qu’il n’était pas obligé d’être sincère à leur égard ou que n’ayant pas dit la vérité involontairement, il n’était tenu à rien envers eux et d’aucun point de vue ». Cet oubli de soi est d’autant plus absolu que Jean est « professeur de théologie » ; or, celui-ci « devait enseigner aux autres, toutes ces thèses solides sur la légitime défense, le droit de propriété, l’innocence de la restriction mentale en pareil cas, et toutes ces maximes des bons éducateurs : c’est encourager le vice que de ne pas le réprimer, et c’est être injuste, envers les méchants que de ne pas les corriger [8] ». Enfin, il a cherché le bien des voleurs, se disant : « Qui sait ? Ils avaient besoin sans doute de plus que ce qu’ils m’ont pris. Et je garderais encore cela pour moi [9] ! ». Par conséquent, « c’est l’amour qui a dicté [l]a non-résistance [10] » de Jean de Kenty.

b’) Du côté des voleurs

1’’) La charité de Jean transforme le moi égoïste en moi juste

Le moi charitable de Jean de Kenty restaure d’abord la justice : les voleurs lui rendent tout ce qu’ils lui avaient pris. Plus précisément, et c’est la leçon, grandiose à tirer, non seulement la charité n’est pas étrangère à la justice, mais elle est plus efficace qu’elle : elle « restaur[e] du dedans l’ordre de la justice plus parfaitement qu’aucun recours à la force ou au droit [11] ». Ajoutons ou explicitons une prémisse dans l’argumentation de Fessard : la force ou le droit opposé à l’injustice suscite le plus souvent une défense et un durcissement. C’est ce qu’attestent la logique des procès où chaque partie fait valoir son point de vue. Or, ici, Jean se présente non dans la force, mais dans la faiblesse (il « est devant eux à genoux [12] ») et il ne fait pas valoir leur injustice, mais la sienne propre (le mensonge qu’il a commis « par peur » en leur disant « que je leur livrais tout [13] »). Les voleurs ne peuvent plus adopter l’attitude défensive. Or, l’injustice présente deux formes : offensive et défensive. Puisque les voleurs ont usé de la première en volant et qu’il ne peuvent employer la seconde, il leur reste une seule possibilité : reconnaître leur injustice : « en leur cœur ne reste plus que le seul souvenir ou plutôt la seule présence de leur injustice [14] ».

Il n’y va pas que de la conversion des voleurs, c’est-à-dire d’un passage de leur péché à la contrition. Il y va d’abord d’une dialectique au sens le plus hégélien du terme, la négation de la négation, c’est-à-dire le retournement dynamique de ce qui est nommé ici de manière classique « bien » et « mal »et de ce que la Dialectique des Exercices spirituels appellera la position du Non-être en position de l’Être. Il y va ensuite d’une systémique : la métamorphose décrite n’est pas seulement la transformation personnelle de l’injustice en justice, mais provient du croisement de l’injustice des uns avec la charité d’un autre :

 

« Et voici le nœud même du miracle : le mal, qui a libre carrière pour s’affirmer, se nie, tandis que le bien qui a supprimé, par amour, même son apparente opposition au mal, ce bien s’installe dans le cœur de l’égoïste et lui fait restaurer librement, par amour [la justice] [15] ».

2’’) La charité de Jean transforme le moi égoïste en moi charitable

Mais la charité Jean fait plus encore que susciter la justice chez les brigands : « Le moi de l’injuste […] ne peut avoir de repos qu’il n’ait, non seulement réparé l’injustice commise […], mais pris lui-même une attitude de charité vis-à-vis de ce moi, sa victime [16] ». Là encore, c’est ce qu’attestent le récit : les voleurs demandent pardon à Jean de Kenty ; or, le par-don est don parfait, donc acte d’amour. Pourquoi ? Fessard évoque en passant la raison la plus évidente, l’imitation : extérieure (les voleurs, à leur tour, tombent à ses pieds) et surtout intérieure : « atteint par les flammes du moi charitable, […] le moi naguère égoïste […] en vient à son tour à désirer de reproduire le même geste [17] ». Il expose surtout la raison profonde, qui est celle-même sous-tendant tout son exposé : « l’amour de charité », qui est l’acte le plus profond de la personne aimante, va à « la personne » aimée. Or, dans une conception toute théologique de la personne, Fessard voit en celle-ci l’image de Dieu ; et Dieu est celui qui, par amour, déborde sur l’autre ; la personne, que l’on contemple idéalement dans « le ‘moi’ du saint », est donc « le ‘moi’ » qui « déborde sur ‘tous’ ». Donc, la charité de Jean enflamme la charité chez les voleurs. Donc, « le fruit de la charité est non seulement de rétablir les choses en l’état, dans l’ordre de la justice, mais encore de créer une union d’amour entre les ‘moi’ opposés [18] ».

b) Exposé général

Passant de cette illustration exemplaire, Fessard montre maintenant comment la charité in progress (qui a « dépass[é] le palier initial ») « produit ses fruits de justice et de paix [19] ». Il traite d’abord du premier pôle, la charité, puis l’applique au second pôle, l’efficacité politique qu’est le progrès de la justice (et de la paix).

1’) Principe : la charité [20]

Interprétant son propos de Fessard, l’objection maximisait les exigences de la charité en matière d’efficacité politique. La réponse les minimise doublement : cette effectivité n’est pas seulement eschatologique, projetée dans un avenir lointain, mais présente ; elle se visibilise non pas seulement quand le sacrifice est extérieur effective (que « tout soit sacrifié, perdu, anéanti »), mais quand il est intérieur (« qu’aucune réserve, qu’aucun retour d’égoïsme ne viennent, de notre part, limiter ses exigences »). Notons bien : Fessard ne diminue pas le caractère total et désintéressé du don de soi, mais il le fait migrer de l’acte extérieur qu’est l’exécution, à l’acte intérieur qu’est l’intention. Autrement dit, il montre que la charité se suffit de cette disposition fondamentale.

En effet, il y va de l’essence même de la charité d’être dénuée de tout retour sur soi : c’est ce que montre « la charité du Christ » qui demeure toujours la mesure pour Fessard. Or, si haute soit elle, la quête de réussite (produire « la paix espérée ») est une manière subtile de se chercher en recherchant ce but (Fessard parle de « l’égoïsme subtil du spéculateur » qui objecte : « « Tout cela ne sert à rien [21] »). Donc, l’échec (provisoire) ouvre à une double effet : quant à l’exécution, poser un nouveau sacrifice (« que celui qui se tend vers la perfection de la charité n’hésite pas, si un premier abandon ne produit pas la paix espérée, à sacrifier un peu plus, toujours plus… jusqu’au bout ») ; quant à l’intention, précisément, au discernement de sa pureté gratuite (« à ce prix, il pourra être sùr d’avoir été inspiré par la charité du Christ »).

Cette fin élevée requiert un moyen déjà nommé : l’espérance. En effet, la charité doit persévérer dans le désintéressement. Or, c’est le propre de « la véritable espérance » que d’attendre, donc de nous inscrire dans la durée. Par conséquent, la charité a besoin de cette autre vertu théologale. Précisons une nouvelle fois le verbe dense et implicite de Fessard : l’espérance théologale est souvent confondue avec les espoirs humains (quant au principe, telle ressource comme la santé ; quant au terme, tel bien créé obtenu par une prière exaucée) ; or, la distinction conjure la confusion ; donc, c’est paradoxalement en apprenant à perdre, c’est-à-dire à recevoir selon notre rythme humain (impatient) que nous apprenons à gagner, c’est-à-dire à recevoir de Dieu selon le rythme divin : au « jeu mystique du ‘qui perd, gagne’ […], nous perdons par manque d’entraînement à perdre ».

2’) Application à l’efficacité politique

Appliquons maintenant ce qui vient d’être affirmé de la charité à la justice. Il reste à corréler ce don totalement désintéressé de soi à son efficacité sociale et politique. Puisque nous parlons du cheminement de la charité vers la perfection, le fruit social n’apparaît lui-même que dans une temporalité progressive. Une nouvelle fois, Fesssard nous introduit dans une intelligence théologique de l’histoire. Voilà pourquoi, dans ce dernier développement, il insiste beaucoup sur le rythme.

De plus, comme très souvent, Fessard avance pas à pas, élargissant l’induction et procédant également par analogie. En l’occurrence, il va décrire trois rythmes : « Rythme de l’univers, rythme de l’ascension intérieure, […] rythme […] du progrès en toute société humaine, grande et petite [22] ». Pour chacun des trois sujets, le rythme est identique en ses étapes : « La Dialectique de la Charité ne contient-elle pas […] la méthode même de tout progrès spirituel [23] ? »

a’) Rythme de la charité dans l’univers [24]

1’’) Exposé [25]

 

« l’Esprit progresse toujours au même rythme. D’abord un conflit de ‘droits’ qui naît fatalement du désir que chaque moi éprouve de tout ramener à soi, de tout unifier en soi. Il ne peut que s’exaspérer jusqu’à ce que l’un des adversaires, sortant de son égoïsme, abandonne quelque chose de ‘son’ droit. Récompensé par la conversion de l’égoïste qu’il aura ainsi déterminée, le moi charitable aperçoit alors que ce qu’il a ‘donné’ était en vérité ‘dû’, et l’égoïste converti fait la même constatation pour ce qu’il a ‘rendu’. Si bien qu’entre eux deux, entre tous, règne désormais une égalité de valeur plus déterminée, plus consciente que consacre et universalise une nouvelle règle du droit. Comme un cran d’arrêt, ce fruit d’une expérience commune leur interdit désormais de revenir en arrière sans manquer sciemment à l’ordre de la justice, et les met en mesure d’employer leurs forces à rechercher une unité plus concrète, jusqu’à ce qu’un autre conflit soit l’occasion d’un nouveau progrès ».

 

L’on peut compter différents pas dans ce cycle de la charité pacifiante. Pour clarifier au maximum l’exposé de Fessard, nous multiplierons ces étapes (quitte, dans une reprise synthétique, à en rassembler certaines) :

  1. Comme toujours, Fessard part non pas de l’absence d’unité, mais de son contraire (du négatif) qu’est le conflit, « conflit de ‘droits’ », dont la racine est l’égoïsme de chaque parti.
  2. Cette tension elle-même n’est pas statique, mais se radicalise: de même que la mimésis conduit à la crise mimétique, de même la violence conflictuelle « ne peut que s’exaspérer ». Cette dégradation est nécessaire pour montrer que le renversement qui va s’opérer n’est pas un processus naturel et déterministe, mais est un événement de liberté.
  3. Le troisième temps est la conversiond’un des deux partis : « l’un des adversaires sort[…] de son égoïsme ». Comme toujours, chez Fessard, ce passage du moi égoïste au moi charitable présente deux faces : négative (l’abandon de « quelque chose de ‘son’ droit », à savoir l’exclusivité de son propre point de vue) et positive (la centration sur le point de vue de l’autre).
  4. La « conversion» du moi charitable engendre celle du deuxième moi, le moi encore égoïste. Bien qu’elle soit une réponse, cette conversion n’en est pas moins gratuite, au double sens de libre et désintéressée.
  5. Mais cette seconde conversion conduit à un effet boomerang sur le premier protagoniste : « le moi charitable aperçoit alors que ce qu’il a ‘donné’ était en vérité ‘dû’ ». C’est là l’affirmation la plus étonnante. Elle laisse perplexe : en quoi un don peut-il rétrospectivement se transformer en dette ? Voire, cette question peut devenir objection : le don s’oppose diamétralement au dû ; or, en rompant le cycle de la violence, le primo-donateur a couru le beau risque de donner, a pris librement l’initiative d’abandonner son droit. Fessard n’explicitant pas son propos, nous sommes contraints de l’interpréter. Le plus sûr ne serait-il pas de faire appel au cas le plus semblable, en l’occurrence à ce qu’il a dit en analysant l’exemple de Jean de Kenty ? En abandonnant son point de vue, celui-ci découvre jusqu’à la légitimité de celui des voleurs, donc que son don est un dû. Mais cette interprétation conduit à annuler la gratuité – difficulté que nous n’avions pas soulevé lors de notre étude de l’exemple. En réalité, Fessard répond à la difficulté, mais dans le deuxième rythme.

Pour y répondre, on pourrait aussi émettrons l’hypothèse suivante. Le dû peut se prendre d’un double point de vue : celui du seul acte posé par le premier moi (ou celui de Jean), celui des deux actes appelés à résoudre le conflit. Or, du point de vue du premier moi, l’initiative exclut l’intérêt et d’ailleurs son efficacité est proportionnelle à sa gratuité. Mais du point de vue des deux moi, il est nécessaire de tendre vers la communion et la nécessité s’oppose à la liberté. Dès lors, on peut parler d’un certain dû. Donc, Fessard ne cherche en rien à minimiser la gratuité du moi charitable, mais à maximiser la nécessité, donc le dû, de leur communion. Mais Nous verrons aussi plus loin qu’il fait converger liberté et nécessité – ce qui constitue une autre réponse.

  1. De nouveau, par un de ces effets miroirs et de ces renversements que Fessard affectionne et que, par entraînement dialectique, il excelle à déceler, le même processus d’inversion du don au droit se concrétise chez « l’égoïste converti »: « il en est de même et l’égoïste converti fait la même constatation pour ce qu’il a ‘rendu’ ».
  2. Dès lors, peut advenir la justice. En effet, celle-ci est équilibre et égalité. Or, « entre eux deux, entre tous, règne désormais une égalité de valeur ». Cette justice toute nouvelle présente trois caractéristiques : bien que singulière, elle « universalise une nouvelle règle du droit » ; bien que libre, elle devient irréversible (« comme un cran d’arrêt ») ; bien que contingente, elle devient nécessaire, d’une nécessité jaillie de la conscience et de la liberté (« leur [est] interdit désormais de revenir en arrière »).
  3. Enfin, comme dans l’exemple de Jean de Kenty, les deux moi n’en demeurent pas à cette juxtaposition sans vie des droits, mais ouvre à une communion de charité. En effet, celle-ci œuvre à l’unité. Or, cette « nouvelle règle du droit les met en mesure d’employer leurs forces à rechercher une unité plus concrète ».

Mais, en cette vie, ce rythme n’est jamais que provisoire. Un autre conflit ne tardera pas à surgir, nous invitant à parcourir toutes les phases de ce cycle.

2’’) Confirmation christologique [26]

Fessard double la preuve rationnelle de cette rythmique à partir de l’observation d’une preuve surnaturelle à partir du modèle par excellence, le Christ : « Ce rythme essentiel, le Christ me l’a révélé ». En effet, il est « le parfait symbole et la réalité même » de l’homme. Or, celui-ci déploie son être dans son devenir. Le Christ est donc aussi l’exemplaire « de cette marche de l’Humanité vers Dieu ». Or, l’on trouve dans l’histoire du Christ les différentes phases que nous venons de distinguer.

Il suffit d’intercaler entre crochets le numéro de l’étape pour voir se dessiner ce progrès ou ce rythme dans l’Incarnation rédemptrice :

 

« [1] Entre l’Homme et Dieu existait un conflit de ‘droit’, sans issue, [2] et qui ne pouvait que s’exaspérer… [3] Aussi le Fils vint ; le premier, il nous aima, c’est-à-dire qu’il anéantit en lui le point de vue de Dieu, pour prendre le point de vue de l’Homme. L’engrenage de l’amour, il le parcourut alors jusqu’au bout. [4] Vaincu, mais victorieux, son triomphe donna au monde [5] une Loi nouvelle qui ne se définit plus par des préceptes littéraux, arrêtés, objectifs, [6] mais dont toute l’essence consiste à opposer précisément une Justice et une Charité, qui doivent se déterminer l’un par l’autre. [7] Tout le rôle de la justice chrétienne est d’interdire à l’individu le recul, le repliement sur soi ; [8] celui de la charité est d’ouvrir toujours plus le moi à l’inspiration, afin que la personne trouve par là le moyen de communier avec tous. Jusqu’à ce qu’enfin, cette croissance mutuelle de la Justice et de la Charité étant parvenue au terme, Dieu soit tout en tous ».

b’) Rythme de la charité dans l’âme [27]

1’’) Thèse

À la lecture du titre, l’on pourrait craindre que notre propos soit répétitif. En effet, le précédent développement a déjà parlé de ce rythme de l’âme. D’ailleurs, rétrospectivement, l’on serait aussi en droit d’interroger la pertinence de la première titulature : devant parler du rythme cosmologique (« Rythme de la charité dans l’univers »), il a traité du rythme anthropologique. En réalité, les deux analyses ont même objet matériel, la croissance de la charité dans l’homme, mais des objets formels (des perspectives) disparates et complémentaires : extérieure (en quelque sorte du point de vue de l’univers) et intérieure.

En fait, à cette première différence s’en ajoute une seconde : ce second rythme ne part pas tant des conflits de justice (points 1 à 4 de notre analyse) qu’il n’approfondit le passage du libre au nécessaire (points 5 et 6), qui avait suscité notre perplexité. Il se centre plus précisément sur leur convergence chez celui que Fessard a nommé « l’égoïste converti », ici le pécheur face à Dieu (donc le seul point 6). D’un mot, il démontre que « l’amour […] coïncide avec la justice autant qu’il est possible pour qui vit encore sur terre ».

2’’) Démonstration

Fessard montre d’abord que la conversion de l’âme qui se reconnaît pécheresse n’est pas seulement un acte de justice par « observation des Commandements », mais un acte d’amour. En effet, le propre de l’amour-don est de prendre l’initiative. Or, la « charité divine [est] toujours prête à faite les premières avances [28] ». Donc, à l’homme égoïste qui se garde, Dieu se donne et se donne sans limite ni mesure (la charité est « toujours prête »). Or, selon la dynamique de redamatio qui est au cœur de la Contemplatio ad amorem (et du culte du Sacré-Cœur), l’amour appelle l’amour. Donc, le pécheur va répondre amour pour amour. Pourtant, et voilà la nouveauté, cet amour se traduit non point seulement par un élan gratuit, mais par une Loi. Précisément, l’âme pardonnée, justifiée, « tend à objectiver cette expérience nouvelle en une Loi qui lui soit plus proche, plus intime ». Les mots, comme toujours, sont importants : l’exigence de cette loi ne naît pas du dehors comme une contrainte, ni même comme un commandement que prescrirait le Christ ; elle vient d’une « expérience », donc du dedans ; mais cette expérience subjective éprouve aussi le besoin de s’« objectiver » en une norme. C’est ce que montre la logique des vœux.

Cela est d’autant plus que, à l’instar de la charité, cette loi intérieure que constituent les vœux épouse une progressivité ascensionnelle. Fessard établit alors sa thèse en opérant une sorte d’induction analogique en parcourant trois vœux de plus en plus parfaits : « Vœux de religion d’abord […]. Vœux plus intimes ensuite […] : vœux des règles. Enfin, [le] vœu du plus parfait ». La loi qu’est ce dernier vœu se caractérise notamment par deux notes : l’intimité la plus grande que Fessard illustre par la belle image de la « clôture » du cœur qui est « aussi mobile que l’âme elle-même » ; la légèreté qui rime avec positivité (« cette âme sent de moins en moins le caractère négatif de la Loi ») et donc avec liberté. Or, tels sont justement les traits de l’amour : jaillissement ab imo corde et élan, attrait sans entrave. Ainsi, loi et amour convergent asymptotiquement. Cela signifie bien entendu, dans le premier sens, que l’unique loi est d’aimer (l’on entend résonner la parole de saint Augustin, même si elle n’est pas citée : « Ama et quod vis, fac ») ; mais cela signifie aussi, dans l’autre sens, que l’amour est dû en stricte justice : « l’acte de charité le plus héroïque, fût-ce un martyre volontaire, elle le doit à Dieu au nom d’un droit strict ». C’est ce que confirme le contraire : « la plus légère défaillance de son amour est un manque à la justice qu’elle s’est engagée à Lui rendre ».

N’est-ce pas enfin ce que signifie la Bible qui appelle « juste » le saint et justification la sanctification ? « Devant Dieu, l’âme la plus enflammée d’amour, le saint n’est encore que ‘juste’ ». Mais on pourrait ajouter que Fessard ne fait que reprendre et systématiser l’enseignement le plus profond de la théologie johannique – « moi, j’ai gardé les commandements de mon Père, et je demeure dans son amour » (Jn 15,10) – et paulinienne – « le plein accomplissement de la Loi, c’est l’amour » (Rm 13,10).

3’’) Confirmation

Dans deux décennies, le premier tome de La Dialectique des Exercices spirituels reprendra ce point et l’approfondira lorsque, sans tutiorisme, Fessard affirmera que « pour la morale commune, abstraite et objective, ne pas choisir le mieux, c’est se contenter de moins bien. Au contraire, pour le jugement concret, intime et subjectif des saints, une telle option devient de plus en plus choix du pire [29] ».

Quoi qu’il en soit, cette convergence, sans confusion, de l’amour et de la justice, prépare au dernier développemet : l’application de cette rythmique ascensionnelle de la charité à la morale sociale, c’est-à-dire aux relations nationales et internationales.

c’) Rythme de la charité dans la société humaine [30]

À aucun moment, Fessard ne perd de vue son objectif : montrer que la logique la plus profonde de la vie commune est celle de la charité. Plus précisément : c’est la charité qui permet de lutter contre l’injustice et de la transformer en son contraire, la justice et paix.

1’’) Objection [31]

Sans naïveté, Fessard commence par s’objecter ce qu’il ne cesse de s’objecter depuis le début et qui est la résistance la plus profonde à sa thèse : disciple de Hegel, il sait que l’État de droit est né en s’arrachant à la violence ; ici, avec le juriste prussien fondateur de l’école moderne sociologique et historique de droit Rudolf von Jhering dont il cite l’ouvrage majeur, Der Kampf ums Recht, il s’oppose que, pour faire advenir le droit ou la justice, l’homme ne s’oppose à la violence du chaos injuste que par une autre violence qui lutte contre lui : il serait naïf d’imaginer que les lois iniques comme l’esclavage s’effacent et s’affaissent d’elles-même ; elles doivent être ardemment combattues. Or, la charité unit alors que le combat oppose. Elle n’est donc pas la source du droit.

2’’) Réponse négative [32]

Fessard répond d’abord que cette lutte pour la justice ne saurait suffire à sortir du monde « ténébreux » de l’injustice. Il le montre en général : la justice est une réalité positive ; or, « les conquêtes de la force-violence ont seulement écarté les obstacles », donc le négatif ; donc, elles « n’ont d’elles-mêmes rien créé », c’est-à-dire la justice. C’est ce que confirme la suppression de l’esclavage : aucune révolte n’a « suffi à supprimer », tant qu’il « n’était apparu dans le monde une doctrine, annonçant la fraternité et la liberté de tous dans le Christ », donc sa charité.

Il le montre en particulier, en convoquant très rapidement et très suggestivement la dialectique du Juif et du Païen. En effet, l’injustice se présente sous deux formes apparemment opposées, mais tout aussi injustes : le refus de la loi, la désobéissance à l’égard de celle-ci, au nom de la supériorité de la « puissance » face à son imperfection ; tout à l’opposé, l’hypertrophie de la loi, mais réduite à la seule lettre, pour se refuser à la générosité du sacrifice. Or, le culte de la puissance naît d’« une certaine convoitise d’essence païenne » et le légalisme d’« une certaine suffisance et sécheresse de cœur, d’essence pharisienne [33] ». Or, ce n’est pas la lutte pour la justice, qui nous a libéré de ces deux figures défaillantes que sont le païen idolâtre de sa puissance et de sa concupiscence et le juif idolâtre de la lettre de la Loi – mais la charité du Christ.

3’’) Réponse positive [34]

S’il l’a évoqué en creux, Fessard répond ensuite et en plein que c’est la charité qui fait passer de l’injustice à la justice. Ce que la violence pour la justice ne peut créer, la charité le peut. Cette dernière page ne semble apparemment rien dire de nouveau. En fait, notre auteur apporte une ultime précision dans la relation entre justice et charité. Jusqu’à maintenant, il avait montré leur connexion, au point que les deux tendent à coïncider ; il avait aussi à déterminer le rôle que la charité joue vis-à-vis de la justice : elle la fonde en l’arrachant à l’unilatéralité violente et égoïste de « son » droit, en l’ouvrant à l’autre droit et enfin en l’universalisant. C’est ce que signifie la belle formule : « C’est de la Charité d’hier qu’est née la Justice d’aujourd’hui ».

Il restait à notifier en retour le rôle propre de la justice vis-à-vis de la charité : « bientôt une détermination juridique est venue l’universaliser [le bienfait inspiré par la charité du Christ] et le prescrire ». Triple est cette fonction : objectivation (c’est ce que signale implicitement la préposition « bientôt » : la « détermination juridique » suit la charité subjective qu’elle sert), universalisation et obligation (« prescrire »). Fessard le montre à partir de l’exemple classique du « soin des malades » et des plus démunis : pendant « longtemps », il fut pratiqué par « ceux qui voyaient dans le pauvre un membre souffrant du Christ », donc qui agissaient par charité ; or, « à l’heure actuelle tous les États civilisés » le prennent en charge » ; donc, l’âme de la justice est la charité qui, inversement l’objective.

Le dernier paragraphe semble redire sur mode négatif le précédent, donc répéter la réponse négative elle-même (2’’). En fait, elle tire les conséquences des développements antérieurs en se tournant vers l’avenir (les verbes y sont en majorité conjugués au futur). Ce qui conduit Fessard à une autre formule somptueuse, en écho de celle énoncée ci-dessus : « Seule la Charité d’aujourd’hui peut engendrer la Justice de demain ». Mais, par souci de complétude, il conviendrait d’ajouter la vérité symétrique : « Seule la Justice de demain objectivera, universalisera et prescrira la Charité d’aujourd’hui ».

C) Évaluation du texte

Pour cohérent, séduisant et puissant qu’il soit, l’exposé de Fessard mériterait d’être complété et, plus grave, d’être corrigé.

1) Des lacunes ?

Assurément, Fessard enrichit la perspective classique, abstraite, anhistorique et positive d’une perspective concrète, historique et dialectique. En effet, la doctrine classique de la justice et de la charité considère ces vertus abstraitement, en leur essence. Or, celle-ci est indifférente à leur contexte historique et se focalise sur leur bonté. Mais le jésuite philosophe et théologien les envisage d’emblée dans leur situation concrète ; or, celle-ci nous montre une injustice généralisée ; donc, l’accès à ou l’acquisition de la justice ne se réduit pas à un passage de la puissance à l’acte, mais au renversement d’un état (l’injustice) dans son contraire (la justice). Et c’est ici qu’intervient de manière nécessaire la charité.

Il ne s’agit pas d’opposer ces deux perspectives, mais de les composer. Les fessardiens n’ont pas manqué de souligner combien les études thomistes manquent de sens historique et systémique (complexe). Mais l’on peut symétriser la critique. En effet, ce que Fessard gagne en précision dans l’évaluation de notre temps, il le perd dans la détermination analytique. Deux signes. Primo, il ne définit pas avec rigueur ce qu’il entend par charité et justice. Par exemple, nous avons relevé ci-dessus que Fessard affirme admirablement qu’aimer, c’est « devenir l’autre [35] », mais qu’il ne démontre pas cette proposition, voire ne semble pas en percevoir le caractère aporétique (comment devenir l’autre sans se perdre soi-même ? quelle différence y a-t-il avec la connaissance qui est aussi un « fieri aliud » ?). De même, plus loin, il identifie amour et « amour de bienveillance [36] » ; or, non seulement, il oscille entre similitude et dissimilitude [37], mais, de nouveau, il ne signale pas la complexité et l’ambivalence de l’amour pris entre captation et oblation.

Secundo, Fessard confond les deux vertus cardinales de justice et de prudence : il place sous le terme générique d’injustice ce qui relève aussi et parfois d’abord de l’imprudence [38]. En effet, le second principe est commandé par la justice qui incarne l’idéal de la charité comme sa condition. Or, en l’introduisant, Fessard le justifie ainsi : « Il faut l’affirmer en premier lieu, faute de quoi toutes les règles pratiques qu’il doit orienter perdraient leur sens [39] ». Mais c’est le propre de la prudence que de gouverner nos actions vers leur fin. Donc, notre théologien prédique de la justice ce qui relève de la prudence.

2) Des corrections ?

Nous nous limiterons à deux questions, assorties de deux propositions, qui, pour la première, rime avec donation.

  1. La difficulté soulevée dans la cinquième étape de ce que Fessard appelle « rythme de l’univers » montre aussi qu’il tend parfois à minimiser la gratuité du don. Cette tendance s’enracine très possiblement dans l’omniprésence de la dialectique dont la puissance logique (au sens hégélien qui inclut l’ontologique) tend à amenuiser la contingence, ainsi que Kierkegaard l’a si finement vu dans sa critique de Hegel. Si l’intérêt immense de cette démarche est de faire jaillir et saillir l’intelligibilité du moindre événement, surtout s’il s’agit d’un acte du Logos fait chair, son risque est non pas de résorber, mais de minimiser le « sans-raison » de l’amour qui n’est pas une irrationnalité (absurde), mais « sans raison autre qu’aimer ». Une reprise des analyses fessardiennes qui expliciteraient beaucoup plus la logique du don permettrait de corriger ce qui ne demeure qu’à l’état de tendance.
  2. Par ailleurs, l’auteur de Pax nostra ne paraît pas prendre en compte jusqu’au bout la dernière difficulté ou plutôt la forme plus dramatique qu’elle peut adopter, ce qui conduit à de graves imprudences. On peut présenter cette critique sous une double forme : individuelle et collective.

Parmi les personnes injustes et égoïstes, existe un pourcentage faible, mais pas inexistant (1 à 3 % de la population), de personnalités à part : les personnalités narcissiques, qui, par définition, sont tellement centrées sur elles-mêmes que jamais elles n’adoptent le point de vue d’autrui. Or, nous avons vu que c’est là le minimum (initium caritatis) pour sortir du conflit de devoir et donc s’arracher à l’injustice. Par conséquent, la démarche ici proposée est inefficace et il est par conséquent erroné d’affirmer que la charité est « toujours assurée du succès [40] ». Plus encore, elle est dangereusement imprudente. Ces personnalités pathologiques sont capables de profiter de la charité de l’autre jusqu’à sa destruction sans jamais s’en sentir culpabilisées ni se convertir comme les brigands polonais. Donc, de même que summa lex, summa injuria, de même, ici, summa caritas, summum odium (suipsius) et d’ailleurs summa imprudentia.

Or, ce qui vaut à l’échelle personnelle se vérifie à l’échelle sociale. Il y a ici plus qu’une analogie de proportionnalité, il y a une relation de cause à effet : le système totalitaire est un système pervers qui est centré sur l’auto-entretien du dictateur ou du tyran qui, à son sommet, se subordonne le bien de ses citoyens comme des esclaves et en dévore toutes les richesses [41]. Donc, la conclusion doit être la même : qu’une nation charitable se sacrifie pour une autre n’entraînera nulle résurrection de la part de la nation injuste (et conquérante), parce que, se croyant démesurément au-dessus des autres, le despote se croit aussi infiniment au-dessus de la loi qui ne vaut que pour ces autres ; nulle défaite réelle ne sera payée du triomphe visible de la charité (chez l’autre), parce que, dans son estime démesurée et donc orgueilleuse de lui, le dictateur transforme tout don en dû. C’est ainsi que, au terme de la Seconde Guerre Mondiale, Hitler, humilié et furieux, souhaitait entraîner l’Allemagne dans son échec jusqu’à la destruction totale.

Il me semble donc qu’il faille ici corriger la loi fessardienne de charité d’une loi de prudence qui la contre-balance et en mesure les actions. Concrètement, l’épouse d’un mari narcissique pourra être amenée à prendre la sage décision de s’en séparer pour le bien de ses enfants en bas âge, voire, en dehors de la présence de ceux-ci, pour la sauvegarde de sa santé psychique. Comment penser et mettre en œuvre, de manière plus précise, la distinction entre plan moral (prudentiel) et plan théologal (espérer dès ici-bas et pour tous, y compris pour les narcissiques) ?, je ne sais. Mais il suffit d’affirmer que la logique sacrificielle de la charité ne suffit pas, même au nom de l’Évangile, à cause de la gravité mortifère, voire de la perversion, d’une maladie, individuelle et sociale, que Fessard ignorait ou méconnaissait [42].

Nous l’avons dit, rares sont les personnalités narcissiques ; moins rares sont les régimes dictatoriaux, sans pour autant être les plus fréquents aujourd’hui, semble-t-il. Ces critiques n’invalident donc pas les analyses fessardiennes. Toutefois, elles se présentent non comme des ajouts ou des compléments, mais comme des corrections face aux exceptions que la prudence doit prendre en compte.

On objectera que Fessard met en garde en ajoutant comme condition de l’exercice de la charité qu’« elle ne demande concrètement rien de plus que ce que nous. pouvons donner sans léser aucun autre devoir certain [43] ». Nous concèderons que le théologien jésuite offre un critère précieux (qu’il employait aussi pour refuser l’absoluité d’une obéissance qui pourrait aller jusqu’à demander ce qui est contraire à la loi morale commune [44]). Toutefois nous parlons ici non pas de justice, mais de prudence qui demande qu’un acte soit effectivement posé en vue d’une fin à réaliser. Or, celle-ci consiste en un possible changement sur le long terme de la personnalité narcissique, ce que l’observation clinique dément. Par exemple, jamais elle ne reconnaît son tort et ne s’amende durablement sans le faire payer à l’autre.

  1. Plus généralement, se pose la question de l’articulation entre nature et grâce chez Gaston Fessard. Accorde-t-il suffisamment à l’ordre des vertus naturelles ? Si la visée anhistorique, abstraite et optimiste de la morale traditionnelle minimise le travail du négatif et insiste sur le passage de la puissance à l’acte non sans ignorer la gratia sanans, la visée puissamment historique, concrète et dramatique de l’éthique fessardienne ne maximise-t-elle pas la violence de notre condition postlapsaire et n’accorde-t-elle pas trop au Christ et pas assez à la loi naturelle ? Ce n’est assurément pas dans le cadre de cette étude limitée que nous pouvons nous affronter à cette vaste question qui relève d’abord de la légitime diversité des options théologiques (éthiques).

D) La dialectique de la charité selon la dia-logique de l’amour-don

1) Être éclairé par la dynamique du don

La dialectique de la charité demande à être relue dans la lumière du don comme une dia-logique. Si celle-là convoque celle-ci à l’occasion, elle est surtout présente implicitement. Offrons-en diverses illustrations éloquentes, sans prétendre être exhaustif.

Par exemple, Fessard montre que, dans sa Passion, le Christ « meurt pour l’Humanité », c’est-à-dire à son profit [45] ». Mais le Sauveur « n’entraîne dans sa mort volontaire aucun de ceux qui lui ont été confiés [46] ». C’est dans un deuxième temps que « le Christ entraîne les hommes à mourir à son exemple [47] ». Or, mourir au profit des hommes, c’est leur donner sa vie ; être sauvé, c’est recevoir cette vie du Messie ; enfin, si les hommes pour qui le Christ s’est donné « deviennent un jour ses martyrs, ce sera en vertu de leur don intérieur [48] ». Par conséquent, ces différents actes, ceux du Christ et ceux des hommes, s’articulent à partir de la rythmique du don, en l’occurrence selon les trois premiers moments de la dynamique quaternaire : protodonation du Christ, réception de l’homme, deutérodonation de ce dernier.

Autre exemple. Pour expliciter le verbe serré (verbum abreviatum) de Fessard, nous avons énoncé une loi de proportion. Or, exercée en toute son extension et en toute sa profondeur, elle dit que le donateur doit se mesurer au donataire. Liant bienfaiteur (ici divin) et bénéficiaire (ici humain), il s’agit donc bien d’une loi d’amour.

Nous avons aussi noté que, selon Fessard, la charité engendre un déséquilibre entre l’autre et moi-même, de sorte que le moi charitable se décentre de lui pour se centrer sur l’autre jusqu’à s’oublier et se laisser transformer en lui. Or, l’une des grandes lois de la métaphysique de l’amour est la préférence de l’autre (versus l’affirmation selon laquelle l’ordo caritatis place l’amour de soi avant l’amour du prochain).

De même, dans son beau développement si puissant et si inédit relatif à la coïncidence asymptotique, c’est-à-dire eschatologique, entre amour et loi, Fessard observe que la « charité divine [est] toujours prête à faite les premières avances [49] ». Or, l’amour-don se caractérise par cette extase, cette avance, ce qu’une métaphysique dative appelle « le beau risque de donner ».

Last but non least, pour notre théologien et philosophe, aimer, c’est « devenir l’autre [50] ». Cette formule est d’autant plus importante qu’il n’offre pas de définition expresse de l’amour de charité. Et elle est d’autant plus frappante que, sans doute non sans intention, elle décalque exactement la définition scolastique de la connaissance : « fieri aliud (inquantum aliud) : devenir l’autre (en tant qu’autre) ». Or, l’une des grandes lois de la métaphysique de l’amour-don est la transformation de l’aimant dans l’aimé : le deuxième moment de la dynamique ternaire est l’appropriation et celui-ci se traduit par une intériorisation dont l’un des effets et même des achèvements est cette transmutation intime. Donc, une nouvelle fois, Fessard convie la grammaire du don pour exposer sa dialectique de la charité.

2) Éclairer la dynamique du don

Les lecteurs du chapitre 4 de Pax nostra se sont le plus souvent intéressés à son contenu (l’articulation entre l’amour et la justice) en relation avec l’objet général de l’ouvrage : les critères d’un examen de conscience international, et son application à notre actualité historique. Pour notre part, nous l’avons lu comme un développement non pas de morale sociale, mais d’éthique fondamentale. Or, de ce point de vue également, puissante et novatrice est la pensée fessardienne. Dans l’opinion commune, au pire, justice et amour s’opposent, au profit du premier (dans le marxisme) ou au profit du second (dans un christianisme spiritualisant, donc mal compris). Au mieux, ils se juxtaposent comme le dû et le don, la mesure et la démesure, la nature et la grâce. Mais dans les deux cas, l’ordre de la justice et l’ordre de la charité demeurent extérieurs l’un à l’autre.

Tout autre est l’apport de Fessard qui ne se contente pas de les nouer, mais fait sortir l’un de l’autre, en l’occurrence, la justice de la charité, sans pour autant les confondre. Pour être précis, triple est l’articulation entre l’amour et la justice : la charité internationale est la fin et donc le couronnement de toute justice ; la justice incarne la charité comme sa condition ; la charité est la racine de la justice et la suscite comme la personnalisation conjurant la summa injuria.

Or, de même que, au terme, l’Action de Blondel s’élargit par cercles successifs, passant de l’action individuelle à une action internationale coextensive à l’humanité, de même une métaphysique, donc une sagesse, de l’amour-don et de l’amour-communion se doit de s’ouvrir en son dernier élan jusqu’à la sagesse pratique qui est politique : au nom, accidentel, de sa vérification heuristique ; au nom, essentiel, de la loi d’inclusion de la cascade dans la boucle ultime du reditus ad Deum et in Deo, qui est convergence vers l’Oméga christique. Donc, la dialectique fessardienne trouvera une place d’élection au sein d’un tel développement.

E) Conclusion

1) Résumé

L’on admirera la profondeur et la densité des exposés de ce texte inépuisable qui méritait bien d’être analysé en détail. L’avantage de la présentation analytique est de clarifier problématiques, concepts, distinctions et argumentations. Son inconvénient, qui ne vaut pas pour les seuls esprits synthétiques ou narratifs (les formes d’esprit auditives individualisés par Antoine de La Garanderie), est de perdre, en cours de route, les acquis principaux. Résumons donc très brièvement les conclusions principales de ce chapitre 4 sur la charité internationale, sans bien entendu reprendre les argumentations.

  1. La charité est la loi suprême de l’ordre international. Elle seule conjure la folie nationaliste.
  2. L’idéal de la charité s’incarne graduellement. La pratique de cette charité requiert comme sa condition la justice (et la charité) vis-à-vis des compatriotes. Cette dernière seule conjure la folie pacifiste (qui n’est pas la folie chrétienne).
  3. Le progrès vers la charité passe par trois stades : l’égoïsme injuste qui est la préférence déséquilibrée de mon propre droit et point de vue ; la justice qui est l’équilibre des droits ; la charité qui est la préférence déséquilibrée en faveur du droit et du point de vue de l’autre.
  4. Cette charité qui fonde la justice en luttant contre l’égoïsme est elle-même graduelle. Le progrès de la charité se situe entre deux extrêmes : le commencement qui est l’abandon en intention de son propre point de vue et l’adoption de celui de l’autre ; l’achèvement qui est le don de soi effectif jusqu’au martyre de sa propre personne pour le bien de l’autre et celui de la nation pour le bien de l’Humanité (la communauté internationale).
  5. La charité unifiant l’Humanité travaille non seulement eschatologiquement, mais dès aujourd’hui : en niant son propre point de vue égoïste et injuste pour celui de l’autre, elle transforme l’autre qui abandonne son unilatéralisme égoïste et violent ; dès lors, elle prépare la justice de demain qui, en retour, l’objectivera, l’universalisera et la prescrira. Ainsi la charité qui a préparé la loi se transforme elle-même en « une Loi plus proche et plus intime [51]». Et, comme elle a écarté le double péril du nationalisme et du pacifisme, « l’ordre de la charité » s’excepte de la convoitise païenne et du légalisme pharisien, qui sont les sources religieuses les plus profondes de l’injustice – ce que Fessard ne fait qu’effleurer en passant.

2) Ouverture

Il serait enfin passionnant de croiser l’exposé de Fessard avec d’autres analyses fondamentales (et, le cas échéant, plus actuelles) faisant aussi de l’amour le cœur de la vie commune. Par exemple, en science sociale et philosophie, l’échange comme fait social total chez Mauss et Lévi-Strauss ; l’amitié politique chez Derrida. Surtout, plus homogène, en théologie politique ou dans la doctrine sociale de l’Église, la double fondation de cette doctrine sur la charité et la vérité selon le pape Benoît XVI (Caritas in veritate) ; la fraternité politique selon le pape François (Fratelli tutti).

Pascal Ide

[1] Ibid., p. 136.

[2] Ibid., p. 136. Souligné dans le texte.

[3] Ibid.

[4] Ibid., p. 141.

[5] Ibid., p. 136-137.

[6] Cf. Ibid., p. 137-141.

[7] Ibid., p. 137.

[8] Ibid., p. 138.

[9] Ibid., p. 139.

[10] Ibid.

[11] Ibid. Souligné par moi.

[12] Ibid.

[13] Ibid., p. 139.

[14] Ibid.

[15] Ibid.

[16] Ibid., p. 140.

[17] Ibid.

[18] Ibid.

[19] Ibid., p. 141.

[20] Cf. Ibid., p. 141-142.

[21] Ce verbe, qui montre la présence secrète de cette visée utilitariste dans l’objection, est souligné par moi.

[22] Ibid., p. 143.

[23] Ibid., p. 142-143.

[24] Cf. Ibid., p. 143-144.

[25] Cf. Ibid., p. 143.

[26] Cf. Ibid., p. 143-144.

[27] Cf. Ibid., p. 144-145.

[28] Ibid., p. 144.

[29] Gaston Fessard, La dialectique des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola. Tome I. Liberté, Temps, Grâce, coll. « Théologie » n° 35, Paris, Aubier, 1966, p. 56, note 2.

[30] Cf. Ibid., p. 145-148.

[31] Cf. Ibid., p. 145-146.

[32] Cf. Ibid., p. 146-147.

[33] Ibid., p. 146.

[34] Cf. Ibid., p. 147-148.

[35] Ibid., p. 130.

[36] Ibid., p. 140.

[37] « Assurément, il y a de la marge entre ‘bienveillance’ et ‘charité’ ! Bienveillant, on donne une marque d’estime, un témoignage de sympathie, un mot de commisération. Tandis que, charitable, on se donne ! Cependant, soulignons-le, bienveillance dit, de soi, la même chose que charité : aimer, c’est toujours vouloir du bien » (Ibid., p. 107).

[38] À dire vrai, dans notre passage, Fessard emploie le terme de « prudence » (Ibid., p. 125) et parle du « rythme du prudent, mais constant progrès » (Ibid., p. 128).

[39] Ibid., p. 121.

[40] Ibid., p. 141.

[41] Les potentats se recrutent de manière privilégiée chez ces profils narcissiques qui se caractérisent par un goût démesuré du pouvoir (cf. 1 Jn 2,16). Les études montrent que ces personnalités sont statistiquement plus nombreuses aux postes de direction que dans la population (cf. Marie-France Hirigoyen, Les Narcisse, ils ont pris le pouvoir, coll. « Cahiers libres », Paris, La Découverte, 2019, coll. « Pocket » n° 17737, 2020).

[42] Assurément, de son temps, les personnalités narcissiques et autres personnalités difficiles n’étaient connues que du petit nombre des psychiatres. Par ailleurs, sur le tard, Fessard a-t-il pris connaissance des ouvrages d’Hannah Arendt sur le totalitarisme ? Si oui, en a-t-il mesuré l’impact sur sa vision du « fieffé égoïste » ?

[43] Pax nostra, p. 141.

[44] Sur la distinction entre l’obéissance chrétienne et l’obéissance communiste, cf. Gaston Fessard, La dialectique des « Exercices spirituels » de saint Ignace de Loyola. Tome III. Symbolisme et historicité, Paris, Lethielleux et Bruxelles, Culture et vérité, 1984, p. 214-232. Les demandes de certains abuseurs spirituels se présentent comme « au-delà du bien et du mal ».

[45] Pax nostra, p. 113.

[46] Ibid., p. 112.

[47] Ibid., p. 113.

[48] Ibid., p. 112. Souligné par moi.

[49] Ibid., p. 144.

[50] Ibid., p. 130.

[51] Ibid., p. 144.

24.9.2025
 

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