1) L’âme comme intériorité
Edith Stein parle volontiers de l’âme. Pourtant, elle ne pense pas d’abord au principe de vie dont traite le Péri psuchès d’Aristote. Est-ce à dire que, à la suite du sens courant, elle ne lui offre qu’une valeur descriptive ou que, à l’instar de certains auteurs [1], elle lui accorde une signification seulement littéraire ou empirique ? Edith Stein refuse autant l’approche du Stagirite, parce qu’elle est seulement objective, que la perspective commune, parce qu’elle est trop imprécise. Pour le comprendre, il ne suffit pas de revenir à la phénoménologie qui parle de conscience et non pas d’âme. Mais il convient, à l’instar d’Edith Stein, d’intégrer la double approche, phénoménologique et métaphysique. Or, la première est à la seconde, ce que la perspective subjective (ou intérieure) est à la perspective objective (ou extérieure). Dès lors, l’on peut affirmer que l’âme humaine présente cette double face, intérieure et extérieure. Elle demande à être connue selon ces deux points de vue complémentaires. Mais il faut dire plus. Ce que l’homme reçoit, à savoir la vie, il est appelé à se l’approprier, donc à éprouver cette vie : « Dans son intériorité, l’âme se rend compte de ce qu’elle est [2] ». Ainsi, l’intériorité devient notre tâche. Voilà pourquoi l’âme doit se vivre comme intériorité.
2) L’âme comme ouverture
Mais cette intériorité présente elle-même une structure et une dynamique complexe. Voici comment Edith Stein la résume dans un passage à la fois dense et accessible :
« Savoir ce qu’est l’âme, nous y sommes parvenus en partant de l’expérience intérieure : [1] elle est notre réalité intérieure au sens le plus propre du terme ; [2] ce qui est envahi par la souffrance et la joie, ce qui s’indigne face à une injustice et qui s’enthousiasme devant un geste noble ; [3] ce qui ouvre ses portes à une autre âme dans l’amour et la confiance, ou qui les lui ferme ; [4] ce qui non seulement saisit et apprécie intellectuellement la beauté et la bonté, la fidélité et la sainteté (tout ce que l’on appelle des ‘valeurs’), mais qui les accueille en soi et qui en ‘vit’, devenant par tout cela riche, vaste et profonde [3] ».
Edith Stein affirme quatre points qui sont distingués par un point virgule et qui sont autant de caractéristiques de l’âme.
[1] D’abord, l’âme est ce qui nous est non seulement intime, mais « propre ». En effet, personne d’autre que nous ne peut vivre ce que nous vivons. Quand bien même nous mettrions en mots tout ce ressenti, par exemple, pour le partager à un ami, quand bien même la compassion de cet ami serait l’occasion de formuler ce que seul nous peinons à faire (tel est l’un des sens de la CNV), l’autre ne connaîtrait que du dehors ce que nous, nous connaissons du dedans.
[2] Par ailleurs, bien qu’intime et incommunicable, l’âme n’est toutefois pas fermée, mais ouverte. Et elle est d’abord poreuse à ce qui lui est intérieur, en l’occurrence, les sentiments qu’elle éprouve, dont Edith Stein nomme quatre, qui sont deux couples contraires : souffrance et joie, indignation et enthousiasme. On relèvera deux points. D’abord, l’âme est autre que ces sentiments, puisqu’elle est « envahi[e] » ; et cette invasion signale une réception (avec un remplissement, voire un débordement). Ensuite, tous ces sentiments sont spirituels, donc propres à l’homme : la souffrance se distingue de la douleur qui est seulement physique ; la joie se distingue du plaisir qui est seulement sensible ; injustice et noblesse sont ce qu’Edith Stein va appeler des valeurs, que seule l’intelligence peut appréhender et la volonté désirer. Aussi, dans la suite du texte, la philosophe dit-elle que « l’âme est spiritus », comprenant « intellectus et mens [4] ».
[3] L’âme n’est pas seulement ouverte à ce qui se passe en elle, mais à ce qui est extérieur à elle. Edith Stein précise triplement cette ouverture. D’abord, son objet qui est un être humain. Notre philosophe précise d’ailleurs qu’il s’agit d’« une autre âme » et pas seulement d’une autre personne, corps et âme. Or, l’âme est justement cette partie spirituelle considérée en son intériorité. Elle parle donc d’une rencontre d’intériorités. Ensuite, elle affirme que l’attitude intérieure de réception est « l’amour et la confiance », la seconde étant la condition de la première comme la foi-espérance l’est de la charité. Enfin, cette ouverture n’a rien d’une passivité incontrôlée, comme l’oreille qui ne peut pas ne pas entendre un bruit, mais est une décision de la liberté : celle-ci est libre-arbitre qui est ouvertures aux contraires et Edith Stein affirme que l’âme « ouvre » ou « ferme » « ses portes ». Donc, une nouvelle fois, il nous est dit que l’âme est spirituelle et il est ajouté qu’elle se connecte avec une autre âme qu’elle décide de recevoir.
[4] Enfin, après avoir traité de son ouverture à la personne de l’autre, la dernière note boucle sur le sujet. En effet, Edith Stein observe que l’âme ne se contente pas de recevoir avec son intelligence les valeurs de la personne, y compris les valeurs les plus hautes, « la beauté » et le bien, naturel – synchronique (« la bonté ») et diachronique (« la fidélité ») – et surnaturel (« la sainteté »). Mais, de plus, elle « les accueille en soi et en ‘vit’ ». Or, autant les valeurs viennent de l’autre, autant l’accueil se vit en soi. Nous nous trouvons donc bien face à un feed-back, au sens le plus étymologique (ce qui nourrit, donc fait vivre, en retour). Précisons trois points. Le premier concerne cet acte : il n’est pas seulement réception, mais vie intérieure. Il serait précieux de nommer cet acte spécifique, ce que nous tenterons de faire dans le point suivant. Le deuxième regarde les effets : la personne qui s’est ouverte à autrui, se trouve elle-même « riche, vaste et profonde ». Or, nous avons vu que l’âme est intériorité et profondeur. Par conséquent, par cette ouverture, l’autre âme transforme l’âme qui la recueille. Le troisième point n’est pas présent dans le texte : cette ouverture à l’autre n’est pas pour autant finalisée par le soi, car cet enrichissement n’est pas voulu pour lui-même, mais survient par surcroît.
3) L’âme à la lumière du don
Nous avons vu que qu’Edith Stein proposait une approche originale de l’âme vis-à-vis son acception courante et littéraire en ce qu’elle était rigoureusement fondée en philosophie. Nous avons aussi observé que son approche de l’âme était inédite vis-à-vis de l’approche plus objective et extérieure d’Aristote en l’emmembrant d’une approche subjective et intérieure sur laquelle elle portait prioritairement son attention. Nous venons de voir enfin que cette vision du « je », de l’intériorité est elle-même innovante par rapport aux égologies phénoménologiques. En effet, alors que celles-ci sont souvent centrées sur la réflexion, Edith Stein pense l’âme humaine à partir du dipôle incommunicabilité-communion. On peut dire plus et, à notre tour, enrichir l’approche steinienne. La dynamique (la dynamite ?!) du don épouse le mouvement : réception-appropriation (transformante)-donation-communion. Or, notre auteur nomme explicitement la réception à travers l’ouverture ; elle parle aussi en termes explicites du « propre » et évoque avec différents termes la transformation ; elle traite aussi de la donation en en nommant la source qu’est l’amour ; enfin, elle ne fait qu’ébaucher la communion à travers cette intériorisation de l’autre en son âme qui appelle l’échange intersubjectif aimant.
Confirmée, la rythmique dative permet de préciser l’analyse de notre philosophe : elle fait de l’appropriation le fruit d’une réception ; elle connecte intimement le pôle incommunicable de l’ego et le pôle communication ; elle distingue beaucoup plus clairement la double ouverture, en amont, la réception, et en aval, la donation ; elle nomme aussi avec précision l’acte qu’est cet accueil et cette vie « en soi », à savoir l’appropriation (intériorisation transformante) ; enfin, elle tresse le tout à partir de son pôle unitif par la communion.
Concluons. Avec Edith Stein, l’âme humaine vibre au rythme du don. Sa phénoménologie de l’intériorité appelle comme son complément et son couronnement une métaphysique de l’amour-don.
Pascal Ide
[1] Cf., par exemple, François Cheng, De l’âme. Sept lettres à une amie, Paris, Albin Michel, 2016.
[2] Edith Stein, L’Être fini et l’être éternel. Essai d’une atteinte du sens de l’être, trad. Guillaume Casella et François Albert Viallet, coll. « Les Œuvres d’Edith Stein » n° 2, Louvain, Nauwelaerts et Paris, Béatrice Nauwelaerts, 1972, p. 438.
[3] Edith Stein, De la personne humaine. I. Cours d’anthropologie philosophique (Münster 1932-1933), trad. Flurin M. Specha, avec la coll. d’Anne-Sophie Gache et Grégory Solari, Paris, Ad Solem et Le Cerf, Toulouse, Carmel, 2012, p. 182.
[4] Ibid.