Dans une double note consacrée aux anges, Paul Claudel tente, avec liberté et audace, d’affiner notre connaissance de leur action sur le cosmos, c’est-à-dire sur la matière, et donc aussi sur nous.
- La première note, qui date de 1910, fait écho à la doctrine traditionnelle, en l’occurrence, thomasienne [1]. Mais, dans la brève deuxième partie réservée à « l’action des anges », Claudel introduit des notations originales, à titre tout à fait inchoatif. Traitant d’abord des interactions angéliques, il convoque la musique de manière seulement allégorique : « Il faut l’imaginer [l’action d’un ange sur l’autre ange] comme une mélodie [2]». Mais il passe de l’image à la réalité quand il parle d’un « mouvement rythmique [3]».
- Traitant ensuite de l’action angélique sur les choses matérielles, toujours dans la même note, Claudel propose une interprétation inédite qui, si elle ne contredit pas saint Thomas, du moins le précise. Il est d’abord significatif qu’il fasse appel à l’autorité de son maître, saint Albert le Grand, affirmant que, à l’instar de Dieu, l’ange est dans le lieu et se rapporte à lui « non pas selon le mode du lieu, mais selon le mode de la cause [non secundum modum loci sed secundum modum causae] [4]». Il fait ensuite de nouveau référence à l’image (il parle de « relation ‘métaphorique’ [5]») de la musique, à travers de l’orchestre.
Mais Claudel sort de ce registre approximatif et lointain quand il risque une comparaison (mais ne faudrait-il pas parler de « correspondance », au sens baudelairien ?) qui est une puissante analogie : « Je compare cette action aux phénomène d’électricité connus sous le nom d’induction [magnétique] par lesquels des courants à des degrés divers de tension réagissent diversement l’un sur l’autre [6] ». Enfin, il énonce cette intuition fulgurante : « L’action bonne et constante des Anges sur les choses matérielles s’exerce, j’imagine, non par impulsion mais par entraînement, par une action moins mécanique que pneumatique, non par contact mais par contagion ». Et à ces trois couples de notions qui auraient mérité de longs commentaires, il ajoute à nouveau la métaphore musicale : « C’est l’empire d’une note sur ses harmoniques [7] ». Ainsi, Claudel a la vision, encore toute implicite, que, pur esprit, l’ange intervient sur la matière non point de manière « mécanique », sous mode d’impulsion, mais de manière « pneumatique ». Certes, au vu de la troisième dynamique du don, cet adjectif semble le plus prometteur de sens. Mais il serait regrettable de le découpler des deux autres indications : l’« entraînement » et la « contagion » qui tous deux renvoient à l’action par résonance.
- C’est la seconde note, beaucoup plus tardive (janvier 1932 et reprise en janvier 1933) qui contient les développements les plus longs et plus osés [8]. Nous ne pouvons entrer dans le détail. Nous nous contenterons de souligner un point qui me semble aussi être la pointe, et l’apport le plus inédit, en continuité avec ce qui vient d’être évoqué.
Tout d’abord, Claudel distingue une « triple » « fonction de l’ange » : occasionnelle, permanente et essentielle [9]. Les deux premières relèvent de la singularité de l’ange. Soit de manière ponctuelle, comme la mission de l’archange Gabriel à Nazareth : il s’agit de la fonction occasionnelle. Soit de manière permanente, et il s’agit de la garde que l’ange exerce « par voie de conseil explicite » ou par voie « d’inspiration [10] », c’est-à-dire de manière implicite, vis-à-vis des individus ou des « collectivités [11] ». Ce développement nous vaut un superbe apologue sur l’action quotidienne des Anges gardiens, qui sont aussi présents et efficaces que discrets. La troisième fonction, essentielle, concerne l’ange dans son essence universelle et non plus dans son historicité singulière.
Ensuite, en cette dernière fonction, l’action angélique se concentre dans le mouvement [12]. En effet, nous traitons de la fonction essentielle ; or, en son essence, « Dieu est Acte pur », donc immobile, alors que, dans sa différence d’avec le Créateur, la créature est « puissance et acte » et le mouvement est passage de la puissance à l’acte (plus précisément, si l’on suit la profonde définition d’Aristote, il est acte de ce qui est en puissance en tant que tel). Certes, « l’être inqualifié » (Dieu) et les êtres se distinguent de bien des manières. Mais « de toutes ces différences la plus générale est le mouvement [13] ». Comprendre l’action de l’ange dans le monde, c’est donc s’interroger sur le mouvement.
Enfin, l’essayiste distingue de manière novatrice « trois sortes de mouvements : la respiration, la révolution et la translation [14] ». Pour l’établir et en expliciter le contenu, il commente longuement et littéralement la vision rapportée par le prophète Ezéchiel (Ez 1,4,28). Nous y renvoyons pour ne retenir que l’enseignement pour nous le plus important. D’un mot, Claudel pense que l’ange agit sur la matière de manière rythmique, vibratoire ou ondulatoire [15].
Primo, il le dit explicitement. Premier exemple : l’ange « s’emploie sans interruption par le seul de fait de son mouvement, tantôt à recueillir l’influx divin, tantôt à le distribuer aux autres créatures, comme en ondes exactement accordées [16] ». Voici un exemple plus élaboré. Traitant des ailes chérubiniques, dont parle la vision d’Ezéchiel, Claudel observe qu’elles « frapp[e]nt cet élément mystérieux qui constitue le Ciel ». Or, ce coup, qui est un contact avec la réalité physique qu’est le Ciel, produit un son. Et comme le visible est signe de l’invisible, on peut donc parler d’un « témoignage sonore » que « la création matérielle » rend à la création invisible que sont les anges. Mais il y a plus. Le son est « un nombre juste, formé par une quantité donnée de vibrations, qui, succcessives, apparaissent cependant au sens auditif comme simultanées [17] ». Donc, l’action chérubinique se transmet au cosmos par la vibration. Il y a encore davantage. La rythmique vibratoire est précisée dans le suite du texte, en aval et en amont. En aval : « ‘Ce son’, dit le Texte sacré, ‘était comme le son des Eaux innombrables, comme le son du Dieu sublime [18] ». Ainsi, avec l’onde sonore, la vibration angélique se transmet à l’ensemble des « Eaux innombrables ». En amont :
« Tel le vent produit par les ailes de ces Flabellaires qui veillent autour de l’éternel Sacrement, le rythme momentané, l’influence musicale, l’intention harmonique qu’elles impriment aux flots de l’Esprit qui, de toutes parts, déborde et surabondent. Ici la Création n’est vue qu’à l’état d’élément général, de matière vibrante [19] ».
Nous avons souligné les multiples termes évoquant l’harmonie ondulatoire qui fait vibrer le texte parce qu’elle fait vibrer la création primordiale. Car c’est bien de cette dernière dont il est parlé en filigrane [20]. Les passages où Claudel médite sur les premiers versets du premier chapitre de la Genèse, donc sur les épousailles primordiales entre le Souffle-Esprit et les eaux originaires, sont suffisamment nombreux et éloquents [21] pour les découvrir à peine voilés dans ces quelques mots. Mais il s’invite ici une médiation nouvelle : l’Esprit créateur impulse son élan aux « flots », et donc sa vibration, par la médiation des anges que symbolisent leurs ailes. Ainsi se dessine toute une cascade, qui n’est pas sans rappeler les hiérarchies célestes de « saint Denys », le disciple de « son maître saint Paul », dont Claudel parlera bientôt [22], depuis l’Esprit-Souffle, en passant par les Chérubins (dont les ailes sont la métonymie) et le Ciel (matériel), jusqu’aux eaux et bientôt tout le cosmos, dans une symphonie universelle.
Nous reviendrons dans le troisième point sur la cascade dative qui se lit ici en transparence et qui constitue la raison profonde de cette action vibratoire.
Secundo, Claudel revient au confirmatur scientifique qui, décidément, après deux décennies, lui tient à cœur. Si le texte prophétique est « à peu près vide de sens » « pour un contemporain de saint Bernard ou de Bossuet », il n’en est plus de même « pour un contemporain de Thomas Eddison ». En effet, partons de la Vulgate, non pas seulement parce que Claudel la cite longuement, mais parce que les mots suscitent des échos que nos traductions françaises ont perdus et qui expliquent le rapprochement opéré. En effet, l’on peut relever les vocables et expressions suivantes : « turbos, electrum, scintillae, ignis involvens, rotae in rotis, volubiles ». Or, « les turbo-moteurs, l’électricité, les dynamos, qui sont littéralement des roues dans des roues, les transformateurs, les oscillateurs et les bobines, les décharges et les courants, les balais métalliques qui recueillent la foudre et la distribuent de tous côtés en un flux de force et de feu, est-ce que ce n’est pas là l’ambiance même où nous vivons [23] ? » Donc, l’on doit interpréter l’action angélique à partir de ces mouvements électro-magnétiques qui sont ondulatoires.
Tertio, comment ne pas noter que Claudel expose sa géniale intuition sur la rythmicité communicative à partir du don ? Nous venons de l’évoquer dans les deux exemples du premier argument. En effet, l’une des dynamiques datives est ternaire : réception, appropriation et donation proprement dite. Or, notre auteur explique ainsi « le principe de la révolution angélique » : l’ange « a à puiser en Dieu quelque chose, il a à la transformer suivant son rythme propre propre et il a à la transmettre d’une manière qui lui soit adaptée aux autres apparentils spirituels avec lequels il se trouve en relations [24] ». Voire, Claudel précise que, loin d’être partielle, cette réception-donation engage la totalité de l’être angélique. Autrement dit, l’ange ne se contente pas de recevoir et de donner, il se reçoit et se donne : « Ce n’est pas une partie de lui-même qui reçoit et une autre partie qui transforme et qui transmet, puisque, à proprement parler, l’ange n’a pas de parties. C’est le tout de lui-même qui s’emploie à cette double fonction [25] » (Claudel regroupe transformation et transmission, c’est-à-dire donation, alors que la dynamique ternaire nous invite à les distinguer comme les deuxième et troisième moments).
Cette corrélation est déjà réjouissante en soi. Mais elle l’est a fortiori quand on observe que l’amour-don induit une cadence rythmique, soit au sein même de l’être qui bat de la pulsation réception-donation par la médiation de l’intériorisation, soit entre les êtres qui extériorisent ce battement en échangeant leurs dons par un va-et-vient incessant et constitutif de donations et réceptions. Plus loin, Claudel exprimera de manière innovante l’accord euphonique à partir d’un autre passage d’Ezéchiel parlant de « la voix de la Grande Commotion » (Ez 3,12-13). Or, qui dit voix dit vibration sonore, et cette voix est « celle de ces eaux qui ne sont que mouvement dans leur substance même, répondant à la grande Émotion [26] ». Par conséquent, la Bible parle d’une vibration non plus seulement interne, mais extérieure nouant, connectant au sens le plus étymologique du verbe, « la grande Émotion » spirituelle provenant du donateur et « la Grande Commotion » sonore provenant du récepteur. Et cet immense battement réception-donation repensé à partir du couple de l’appel (implicite) et de la réponse (explicitée) engendre une liturgie cosmique et chérubinique qui est harmonia mundi parce qu’elle est d’abord harmonia angelorum et Dei.
Pascal Ide
[1] Paul Claudel, « Première note sur les anges », Présence et prophétie, Fribourg, W. Egloff et Paris, l.u.f., 1942, p. 239-243. De manière presque constante, Claudel attribue une majuscule au substantif ange (il écrit : « Ange »). Par souci de légèreté, de limpidité (la majuscule est réservée aux noms propres, prénoms et noms de famille ; or, ange est un nom commun et ne désigne presque jamais le dernier chœur d’anges, par opposition aux neuf autres) et d’homogénéité (il y a quelques exceptions), nous avons rétabli la minuscule qui est plus courante.
[2] Ibid., p. 239.
[3] Ibid., p. 240.
[4] Ibid., p. 240.
[5] Ibid., p. 240.
[6] Ibid., p. 240. Souligné dans le texte.
[7] Ibid., p. 241.
[8] Paul Claudel, « Seconde note sur les anges », p. 257-291.
[9] Ibid., p. 257.
[10] Ibid., p. 259.
[11] Ibid., p. 262.
[12] Claudel entend mouvement au sens moderne et restreint de mouvement local (ou translation), non pas au sens aristotélicien de kinésis, qui s’étend à tous les devenirs, certes, local (physique), mais aussi qualitatif (chimique) et quantitatif, c’est-à-dire selon la croissance (biologique).
[13] Ibid.
[14] Ibid., p. 263.
[15] Cette thèse est développé dans Pascal Ide, Les médecines alternatives. Des clés pour discerner, Paris, Artège, 2021, p. 73-83. Cf. aussi Id., « Cerveau et neurosciences », François de Muizon (éd.), Vocabulaire théologique du corps, Paris, Le Cerf, 2026, à paraître.
[16] « Seconde note sur les anges », p. 270. Souligné par moi. Plus vague : « le Vent souffle, un vent de tourbilon » (p. 275. Souligné dans le texte).
[17] Ibid., p. 285. Souligné par moi.
[18] Ibid.
[19] Ibid. Souligné par moi.
[20] On pourrait appliquer ici ce que Claudel dit d’un « précieux document astronomique » qui avait ouvert la note sur les anges (Ibid., p. 244 s) au passage de la Genèse : « Glissons ces planches sublimes comme un transparent sous les feuilles de papier vierge » (Ibid., p. 305-306).
[21] Cf. Pascal Ide, « L’esprit de l’eau chez Claudel : don ou médiation ? », à paraître.
[22] « Seconde note sur les anges », p. 310.
[23] Ibid., p. 268-269.
[24] Ibid., p. 269. Souligné par moi.
[25] Ibid., p. 269-270.
[26] Ibid., p. 291.