En traitant du baptême, donc de sa matière que sont les eaux lustrales, Tertullien (vers 150-vers 220) invite son lecteur à « vénérer » l’eau. D’abord, du fait de son ancienneté : le Père de l’Église latine parle de « cette antique substance [venerari […] antiqua substantia] [1] », puisque le récit de la création dit que « l’eau est un de ces éléments qui avant toute mise en ordre du monde, dans le chaos originel, reposait entre les mains de Dieu [2] ». Ensuite, du fait de son lien à l’esprit : « elle était le siège de l’esprit divin [divini spiritus sedes] qui la préférait alors aux autres éléments [3] ». Il continue en montrant que « l’agencement des eaux » préside à « l’ordre du monde », par la distinction entre le ciel et la terre [4]. De même, c’est « cette première eau qui enfanta le vivant [5] ». Enfin, de par son rôle dans la création de ce qui en constitue le sommet, l’homme : « les eaux » ont concouru « à l’œuvre de la création de l’homme ». En effet, celui-ci vient de la terre ; or, « la terre n’aurait pu servir sans eau ni humidité », sans ces eaux qui « imbibaient encore la glaise [6] ».
Le Père carthaginois conclut avec enthousiasme ces « louanges de l’eau [laudes aquæ ] » : « quel pouvoir [vis] n’a-t-elle pas, quel privilège [gratia] ! que de qualités, de services rendus [quot ingenia quot officia], que d’utilité [instrumenti] pour le monde [7] ! ». Et son éloge est si passionné qu’il se gourmande d’avoir tant tardé à « réunir les raisons en faveur du baptême [8] ».
Mais il vaut la peine de lire la suite, car, à la faveur de son développement proprement sacramentel, Tertullien offre une passionnante description des relations entre l’eau et l’esprit, qui éclaire en retour ce qu’est l’eau. Le texte est difficile et demande à être rendu au plus près et non pas glosé comme le propose la traduction de « Sources chrétiennes » :
« … l’esprit, qui déjà par son comportement préfigurait [praenotabatur] le baptême, lui qui au commencement était porté [vectabatur] sur les eaux, appelé à demeurer sur les eaux pour les animer [instictorem moraturum]. Mais ce qui est saint était en tout cas porté au-dessus de ce qui est saint ou empruntait à ce qui était porté au-dessus ce qui portait la sainteté puisque chaque matière placée au-dessous se saisit nécessairement de la qualité de celle qui est suspendue en haut [9]. Ceci est vrai au maximum quand du corporel [est en contact avec du] spirituel : à cause de la subtilité de sa substance, celui-ci pénètre et s’insinue [insidere] facilement. C’est ainsi que par cet esprit de sainteté l’eau se trouve sanctifiée dans sa nature et devient elle-même sanctifiante [10] ».
Commentons ce dense texte en tentant d’en restituer chaque articulation.
- Tertullien part d’abord de l’affirmation génésiaque qui ouvre le récit de la création : l’esprit était au-dessus de l’eau. Puis, il l’interprète à partir d’une loi universelle et nécessaire (necesse) qui provient de la cosmologie philosophique. Il s’agit d’une loi topologique qui organise l’ordre entre les éléments. En fait, cette loi se dédouble. Elle est d’abord statique : esprit et eau se structurent spatialement, de telle manière que le premier est au-dessus de la seconde. D’ailleurs, on pourrait englober les quatre éléments qui se rangent du plus haut au plus bas : feu, air, eau et terre. Mais cette loi est aussi dynamique : les éléments agissent les uns sur les autres (d’ailleurs selon une symbolique masculine-féminine qui se déploie par exemple dans le cantique franciscain des créatures [11]). Ainsi, loin d’être seulement juxtaposés, ces deux éléments, esprit et eau, se composent. Plus encore, d’extérieure, la relation entre les éléments devient intérieure. Et telle est la loi que convoque notre théologien : « chaque matière placée au-dessous se saisit nécessairement de la qualité de celle qui est suspendue en haut ». Dès lors, la hiérarchie topologique devient une hiérarchie ontologique et même ontodologique où l’être inférieur bénéficie de l’être supérieur. L’on notera d’ailleurs que la formulation ne souligne pas d’abord la donation du supérieur (dont, surtout aujourd’hui, l’on pourrait suspecter qu’elle rime avec domination), mais de la réception de l’inférieur, au point que, tout au contraire, le lecteur serait en droit d’interroger la violence (« se saisit [rapiat] »), donc la méconnaissance de la gratuité du don offert par le supérieur, donc l’ingratitude…
- Mais il faut dire plus. Il ne s’agit pas de n’importe quelle réalité supérieure, il s’agit d’un « esprit ». Or, l’esprit se caractérise par « la subtilité de sa substance » et cette propriété entitative, la subtilité, engendre une propriété entitative : la capacité de pénétration (l’esprit « pénètre et s’insinue facilement »). Donc, cette loi d’imprégnation de l’inférieur par le supérieur se réalise au plus haut point quand ce dernier est de nature pneumatique : « Ceci est vrai au maximum quand du corporel » jouxte le « spirituel ».
L’on retrouve ici la conception stoïcienne du pneuma : réalité matérielle [12], subtile, pénétrant les autres corps (ici l’eau), ontologiquement immanent, mais supérieur à la matière compacte [13]. De fait, Tertullien lui-même renvoie aux Stoïciens [14]. L’on retrouve aussi la grande loi platonicienne qui sera formalisée plus tard par les néoplatoniciens comme le Pseudo-Denys, selon laquelle les ordres se hiérarchisent, se touchent et se communiquent (de manière descendante) – le supérieur dans l’ordre inférieur est affin de l’inférieur dans l’ordre supérieur. Enfin, l’organisation ontotopique des quatre éléments peut également se prévaloir des analyses d’Aristote dans ce traité de chimie qu’est le De generatione et corruptione. Ainsi, Tertullien est au carrefour non pas d’une, mais de multiples influences philosophiques qu’il intègre avec la générosité de celui qui sait que le Logos s’ébauche dans le logos (et les logoï) du monde.
- Mais le Père de l’Église n’en demeure pas là. Il applique cette loi matérielle de communication-pénétration au monde spirituel, plus, surnaturel, en l’occurrence du baptême. Or, l’esprit dont il s’agit ici est l’Esprit divin, la troisième Personne divine. Et il semble que Tertullien le pense aussi de l’esprit mentionné au tout début de la Genèse. Dès lors, il suit que cet Esprit pénètre au plus intime de l’eau. Or, l’Esprit divin se notifie par sa sainteté, au point que celle-ci fait partie de son nom : « Esprit Saint ». Tertullien conclut : « ce qui est saint était en tout cas porté au-dessus de ce qui est saint ou empruntait à ce qui était porté au-dessus ce qui portait la sainteté ». Il faut dire encore davantage, selon la loi implicite de la cascade : le récepteur est appelé à devenir donateur ; autrement dit, ce que le primo-donateur donne n’est pas seulement le don, mais la capacité et l’appel à ce que le receveur devienne un deutéro-donateur. Voilà pourquoi notre auteur précise plus loin : « C’est ainsi que par cet esprit de sainteté l’eau se trouve sanctifiée dans sa nature et devient elle-même sanctifiante».
Comprenons bien. Notre théologie (et notre pratique liturgique) est devenue tellement immatérialiste (au nom de la séparation entre sciences profanes qui traitent de la matière et des sciences sacrées qui traitent de l’esprit, divin et humain ; au nom également d’une secrète influence protestante qui valorise la Parole et dévalue le sacrement plus incarné ; au nom enfin de la tentation gnostique qui est la défiguration accompagnant comme son ombre toute religion) qu’elle se refuse à voir que l’Esprit-Saint imprègne les eaux lustrales. C’est déjà beaucoup qu’elle accepte de croire qu’il descend vraiment sur l’eau. Mais elle s’offusquerait d’affirmer qu’il descend dans l’eau. Voire elle craindrait un secret panthéisme – qui est la cécité du stoïcisme –, ou du moins un continuisme. Toutefois, ce serait se tromper sur la théologie du Père africain qui différencie le spiritus créé et matériel présent dans la création, de la Personne incréée et absolument spirituelle (immatérielle) qu’est le Spiritus Sanctus [15].
Disons-le autrement, toujours à l’école de Tertullien et de bien d’autres Pères. Il ne s’agit pas d’une simple analogie de proportionnalité : l’Esprit-Saint est à l’eau baptismale ce que la Ruah génésiaque est aux eaux primordiales, ce que le souffle du vent est à la mer. Mais il s’agit bien d’une analogie de proportion, plus, d’une analogie ontologique fondée sur une participation, mieux, d’une communication ontologique [16].
Concluons en précisant trois points qui seraient trois prolongements. D’abord, ce que, à la suite de la Genèse, Tertullien appelle spiritus, ne peut se traduire « esprit » qu’à condition d’y lire le souffle, c’est-à-dire le vent en mouvement. Voilà pourquoi le père Congar proposait de parler d’Esprit-Souffle pour la troisième Hypostase trinitaire. Ensuite, Tertullien ne fait appel qu’au premier et au troisième ordres pascaliens, à savoir le souffle matériel et le Pneuma divin, mais ne traite pas de l’esprit humain. Enfin, et c’est le plus fascinant, Tertullien ouvre des perspectives abyssales sur l’action, plus, la présence intime de l’Esprit à la matière, en l’occurrence une matière proportionnée par son humilité, chaste et docile, c’est-à-dire l’eau. Celle-ci n’est pas seulement vectrice d’énergie et d’information – ce qui est déjà immense et renvoie au secteur largement inexploré et vastement suspecté de la « mémoire de l’eau », mais demeure matériel – ; elle est possiblement contenante et donc médiatrice de Celui qui, en Dieu, est pure communication (Deus ut communicans), l’Esprit-Saint.
Nous n’avons pas encore pris au sérieux la phrase de saint Paul : « En lui habite corporellement toute la plénitude de la divinité » (Col 2,9). « Toute la plénitude », ce qui est une redondance, soulignant combien Paul ne parle pas métaphoriquement et joint bien divinité et corporéité ; « habite » renvoie bien à une relation très concrète de contenance ; « en lui », c’est-à-dire dans la Personne du Christ, c’est-à-dire l’Oint tout rempli de l’Esprit ; « divinité », enfin, parce que la Personne du Christ est divine et communique non point sa personnalité (qui est incommunicable), mais sa nature (qui est éminemment communicable). Or, c’est l’être même de l’Esprit que d’être la divinité en sa communicabilité. C’est ce que Guardini nomme, au détour d’une phrase, dans une fulgurance qui, se reprenant, cherche à mieux exprimer le mystère de la troisième Personne divine : « L’Esprit-Saint […] s’élève du cœur de Dieu ; mais non, il est lui-même ce cœur, l’intériorité divine, et il porte dans l’homme la vie sainte [17] ».
Or, l’eau est la plus réceptive des créatures matérielles. Voilà pourquoi l’Esprit l’épouse si étroitement au point de lui communiquer le plus grand de ses dons, le Don qu’il est lui-même, dans le sacrement de notre naissance (cf. Jn 3,3 s).
Pascal Ide
[1] Tertullien, De baptismo, III, 1 : Traité du baptême, trad. François Refoulé, avec la coll. de Maurice Drouzy, coll. « Sources chrétiennes » n° 35, Paris, Le Cerf, 1952, p. 67. Nous modifions ici ou là la traduction.
[2] Ibid., 2, p. 67.
[3] Ibid., 2, p. 68.
[4] Ibid., 3, p. 68.
[5] Ibid., 4, p. 68.
[6] Ibid., 5, p. 68.
[7] Ibid., 6, p. 68.
[8] Ibid., 6, p. 69.
[9] Cette phrase : « Sanctum autem utique super sanctum ferebatur aut ab eo quod super ferebatur, id quod ferebat sanctitatem mutuabatur quoniam subiecta quaeque materia eius quae desuper imminet qualitatem rapiat necesse est » est rendue par le traducteur : « Un esprit de sainteté était porté sur l’eau sainte, ou plutôt l’eau empruntait sa sainteté à l’esprit qu’elle portait. Car toute matière placée sous une autre doit nécessairement prendre la qualité de ce qui se trouve au-dessus ». Je remercie Régine Vergne de son aide.
[10] Ibid., IV, 1, p. 69.
[11] Cf. site pascalide.fr : « Le Cantique des créatures ou la réconciliation de l’homme, du cosmos et de Dieu ».
[12] De fait, pour Tertullien, comme pour la Stoa, l’esprit-spiritus est matériel : « Tout ce qui est corps Tout ce qui est corps est de son espèce ; rien n’est incorporel si ce n’est ce qui n’est pas [Omne quod est corpus est sui generis, nihil est incorporale nisi quod non est] » (Tertullien, De carne Christi, 11 : La chair du Christ, trad. Jean-Pierre Mahé, coll. « Sources chrétiennes » n° 216, Paris, Le Cerf, 1975, p. 258-259).
[13] Sur cette substance ténue qui pénètre toutes choses matérielles pour l’animer, cf. Rudolf Bultmann, Le christianisme primitif dans le cadre des religions antiques, trad. Pierre Jundt, coll. « Bibliothèque historique », Paris, Payot, 1950, p. 112-113.
[14] « etiam Stoïcos allego, qui spiritum praedicantes animam paene nobiscum […] tamen corpus animam facile persuadebunt » (Tertullien, De anima, 5, 2 : De l’âme, éd. Jerónimo Leal, trad. Paul Mattei, coll. « Sources chrétiennes » n° 601, Paris, Le Cerf, 2019, p. 164-165).
[15] Pour le détail, cf. Gérard Verbeke, L’évolution de la doctrine du Pneuma du stoïcisme à S. Augustin. Étude philosophique, coll. « Bibliothèque de l’Institut supérieur de philosophie », Paris, DDB et Louvain, Éditions de l’Institut supérieur de philosophie, 1945, p. 440-451.
[16] Cf. Pascal Ide, « L’analogie selon Balthasar. Une relecture à partir de l’amour de don », Science et Esprit, 66 (2014) n° 1, p. 85-108.
[17] Romano Guardini, Le Seigneur. Méditations sur la personne et la vie de Jésus-Christ, trad. Pierre Lorson, Paris, Éd. Alsatia, 1945, 2 vol., tome 1, p. 166.