Le retrait divin selon Claudel

Au détour d’une note sur les anges, Paul Claudel propose une réinterprétation du tsim-tsoum (il dit zimzoum et traduit par « rétraction » ou « contraction ») de la kabbale juive (qu’il attribue aux hassidim) [1]. Loin de pousser des cris d’orfraie, il qualifie cette  conception de « saisissante ». Il pense même qu’« il ne serait pas impossible de [la] réduire à l’orthodoxie théologique » qui, pour lui, passe le plus souvent par l’appel aux catégories thomasiennes.

Il fait d’abord, mais à la volée, une importante mise au point de vocabulaire qui manque à bien des développements. Même les kaballistes parlent « bien entendu en un sens figuratif » et non pas en un sens propre : non seulement Dieu n’est pas matériel, mais son essence est au-delà de tout discours et de toute représentation.

Notre auteur écarte ensuite, tout aussi brièvement, le sens causal. Claudel connaît trop son Catéchisme, qu’il cite, pour affirmer que Dieu n’agit plus dans le monde ou même s’en absente activement. En effet, il est de foi que « Dieu est partout ». Mais cela ne fait que reculer la difficulté : comment comprendre qu’il se retire du monde ?

Enfin, Claudel résout la difficulté en introduisant une distinction : « Dieu ne cesse pas de l’occuper [le monde], mais il ne l’occupe pas de la même manière ». En quoi consiste cette nouvelle modalité ? Pour la comprendre, il faut expliciter le propos de celui qui demeure un poète et n’est pas un théologien de métier. Il donne la clé à travers une équivalence : « Dieu crée le monde ou, ce qui revient au même, il se révèle par le moyen du monde ». En fait, l’équivalence est trompeuse. Car nous sommes face à une distinction de deux registres très nettement distincts : en tant qu’il « crée le monde », Dieu est cause ; en tant qu’il s’y « révèle », il est signe (plus précisément, signifié). Or, le registre étiologique n’est pas le registre sémiologique. Que Claudel les considère comme équivalents en dit long sur le platonisme qui sous-tend son aristotélisme [2], ce qui mériterait un long développement à part. Mais laissons cela.

Nous sommes dorénavant en possession d’une précieuse clé pour accorder une place au concept (qui est plus qu’une image) de tsimtsoum : il relève non pas de l’ontologie causale (bien évidemment, Dieu cause et conserve l’être de toutes les créatures), mais de la sémiologie et, puisque le signe manifeste ou révèle, de la phénoménologie (mais d’une phénoménologie métaphysique pour qui le phénomène est transitus vers le fondement). Il faut dire plus. Non seulement Dieu ne cesse d’agir, mais il ne cesse non plus d’apparaître, toutefois à travers la médiation de son « substitut » et « représentant » qu’est la création. Il demeure que le Créateur ne se donne pas à voir im-médiatement ou directement, ce qui requiert « un procédé de soustraction et de soutirage ».

Pour le montrer, Claudel procède à une brève, mais riche induction à partir de cinq faits qui, tous, concernent la création divine. Les trois premiers la mentionnent directement : « Il [Dieu] a tiré Ève d’Adam. ‘Il a séparé, dit la Genèse, la Mer de l’Aride’. Il a créé le monde, comme la Mer a fait des continents, en Se retirant ». Pas plus qu’il ne mentionne la citation génésiaque, Claudel ne renvoie à l’image fameuse de Hölderlin. Les deux autres données inductives ne renvoient à la création qu’indirectement, sous la forme d’une comparaison. La quatrième est aussi fameuse : sculpter, c’est dégager la statue. « Le sculpteur continue évidemment à être dans son œuvre, et cependant il s’est mis […] hors d’elle afin de lui faire place ». Attribuée à Michel-Ange et appliquée à la création artistique, cette image est ici prédiquée de la création. La dernière donnée est originale : « Quand un enfant vient au monde, il sort, mais on peut dire aussi que c’est la mère qui s’est retirée de lui ».

 

Concluons en relevant que, en passant, Claudel interprète le tsimtsoum à partir de la donation. En effet, dit-il à propos du représentant, c’est-à-dire de la création, Dieu « s’arrange pour lui donner, comme on dit en affaires, de la surface » (c’est moi qui souligne). Or, loin d’être une formule, loin de réduire par exemple l’infinitif au rôle d’auxiliaire, l’énoncé attribue à Dieu l’acte de donation : en se retirant, Dieu offre véritablement une place inédite, en l’occurrence, exclusive, dans le registre sémiologique ou phénoménologique.

Précisons là encore le verbum abbreviatum claudélien. Habituellement, cause et signe sont étroitement corrélés : la révélation est proportionnelle à l’action. C’est ce que montre au mieux les actes de parole lorsqu’ils sont performatifs : en affirmant à quelqu’un que je l’aime, donc en le lui manifestant, je lui communique aussi cet amour. Mais cela vaut pour toute donation : je me révèle à la mesure de ce que je cause. Or, sans jamais cesser d’agir comme Cause première, Dieu consent à déléguer toute la révélation à la cause seconde [3]. Il découple ainsi la fonction étiologique et la fonction sémiologique, faisant ainsi humblement don de la totalité de cette dernière à la créature (en plus du don de l’efficace, sur lequel la théologie thomasienne insiste presque exclusivement). Dit autrement, s’il ne peut renier sa mission causale sans anéantir la créature, Dieu peut, en revanche, renier la mission manifestative qui lui est habituellement associée, de sorte qu’il ne détient plus que la primauté étiologique. Voilà pourquoi le retrait est l’une des lois de la dynamique du don : aimer ou se donner, c’est aussi se retirer.

Pascal Ide

[1] Paul Claudel, « Seconde note sur les anges », Présence et prophétie, Fribourg, W. Egloff et Paris, l.u.f., 1942, p. 244-315, ici au terme (avant la reprise), p. 308-309. Les citations sont tirées de ce bref passage. Rédigée jusqu’à janvier 1932, cette note est bien entendu très antérieure à la conférence fameuse de Hans Jonas qui date de 1984 (cf. site pascalide.fr : « Le concept de Dieu après Auschwitz. Exposé et brève évaluation »).

[2] Pour mémoire, la métaphysique platonicienne valorise le signe et la métaphysique aristotélicienne la causalité, notamment pour interpréter les relations entre monde transcendant et monde immanent.

[3] La créature peut devenir amnésique ou ingrate, ce qui est l’un de ses plus graves manquements, mais c’est là une autre question.

19.7.2025
 

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